Vin mauvais

Sexisme dans le vin nature : « Je veux que les violences dans le milieu s’arrêtent »

Vin mauvais

par Emma Bougerol

Pour avoir dénoncé sur Instagram les agissements d’une figure internationale du vin nature, Isabelle Perraud est poursuivie en diffamation. Cette affaire fait ressortir les problématiques de violences sexistes et sexuelles dans ce petit milieu.

Le tribunal de Bourges a condamné, le 2 juin 2023, Isabelle Perraud pour diffamation. Elle doit payer près de 26 000 euros de dommages et intérêts à Sébastien Riffault - moins que ce qui était initialement demandé par le vigneron, désigné par la présidente de Paye Ton Pinard comme auteur de violences sexuelles. Le jugement est motivé par le manque de « mesure » dans les posts partagés sur le compte Instagram de Paye ton pinard et l’absence « de précaution élémentaire de rappeler le principe cardinal de présomption d’innocence ». Mais le tribunal tient à préciser qu’il « peut être considéré que Madame Perraud n’a pas fait preuve d’animosité personnelle et qu’elle a bien agi dans un but d’intérêt général », car elle s’inscrit dans le cadre « du mouvement "me too" ayant pour objectif de libérer la parole des femmes victimes de faits de nature sexuelle ». Les deux témoignages apportés par la vigneronne féministe ont été considérés comme recevables.

« En janvier 2022, j’ai commencé à enquêter sur le harcèlement et les violences sexistes dans le milieu de la restauration au Danemark et j’ai recueilli un, puis deux, puis quatre, puis six témoignages qui concernaient tous la même personne. » Lisa Lind Dunbar connaît bien le monde de la restauration dans son pays, le Danemark, où elle a notamment travaillé comme sommelière [1]. Pourtant, cette histoire, elle se retrouve à la raconter devant un tribunal civil en France.

Ce 6 avril 2023, à Bourges, la jeune femme déroule son récit avec la confiance d’une personne qui l’a ressassé pendant des mois. « Au total, j’ai reçu treize témoignages. Six concernaient des agressions sexuelles, et deux des viols. » Pantalon large et pull gris, elle s’exprime dans un anglais parfait. Elle est venue dans le centre de la France pour témoigner en faveur d’Isabelle Perraud, viticultrice française et créatrice du compte Instagram et de l’association Paye ton Pinard, qui dénoncent le sexisme et les violences dans son milieu, le vin.

De l’autre côté de la salle d’audience, le vigneron du Sancerrois Sébastien Riffault se tord les mains. Ce procès est à son initiative, il a attaqué Isabelle Perraud en diffamation. La viticultrice du Beaujolais est poursuivie pour avoir partagé, sur le compte @paye_tonpinard (créé en septembre 2020), plusieurs posts concernant Sébastien Riffault – et en particulier des allégations de violences sexuelles. Il nie personnellement toutes ces accusations. À l’issue de l’audience, il affirme être une « victime collatérale » d’« un différend [de Lisa Lind Dunbar] avec le restaurant Noma » – célébrissime table danoise, triplement étoilée, qui devrait fermer ses portes en 2024.

Plusieurs témoignages de femmes

L’affaire secoue un petit milieu, qui n’avait jusqu’ici pas vécu son MeToo : le vin nature. C’est une approche du vin particulière, sans pesticides, sans additifs, bio et produit au plus près de la nature. « C’est quelque chose d’un peu à rebours de la vie actuelle », résume Jacques Carroget, président du Syndicat de défense des vins naturels. Le 6 avril, lui aussi était devant la salle d’audience, « pas comme président du syndicat, mais comme ami d’Isabelle [Perraud] », tient-il à préciser.

Isabelle Perraud d’un côté, Sébastien Riffault de l’autre, tous deux sont venus accompagnés d’une petite dizaine de personnes. Devant la salle d’audience, les deux groupes se côtoient, mais ne se parlent pas, ne se regardent pas. À se demander si le milieu du vin naturel n’est pas lui aussi profondément divisé par cette affaire.

Devant les trois magistrats, une autre femme est venue témoigner. Elle travaille toujours dans la restauration en Suède, et avait rencontré le vigneron français lors d’une visite en France avec ses associées alors qu’elle était patronne de restaurant. « En avril 2019, nous étions en voyage en France et avions demandé si nous pouvions rendre visite à Sébastien Riffault, raconte la jeune femme, elle aussi en anglais. Il nous a écrit, disant que l’on pouvait venir voir son vignoble et venir chez lui. Nous avons passé la journée là, puis il nous a invitées à manger et à rester dormir. Nous avions bu beaucoup de vin. J’étais assise à côté de lui. À un moment, il a mis sa main entre ma chaise et mes fesses... »

Elle raconte la culpabilité d’avoir trop bu et de ne pas pouvoir repartir, puis le lendemain matin, où elle dit ce qu’il s’est passé à ses associées qui lui répondent qu’elles ont vu, mais que « c’est comme ça ». La présidente s’étonne, lui demande de préciser. La jeune femme complète : « Elles m’ont dit que c’était comme ça avec les hommes dans le milieu du vin. »

À cette témoin, l’avocat de Sébastien Riffault demande pourquoi elle n’a pas dénoncé ces comportements à la police. « Je n’ai pas une plainte ! Peut-on lyncher un homme et une famille sur les réseaux sociaux dans ces conditions-là ? » interroge maître Eugène Bangoura en s’adressant aux magistrats. La restauratrice venue de Suède, interrogée par la présidente, se dit désormais prête à porter plainte si besoin. Mais à l’époque, cela lui avait semblé inconcevable : « J’avais peur, je ne savais pas comment m’y prendre. Ça s’est passé en France, j’habitais en Suède… Je me suis dit que si je disais à la police parisienne que quelqu’un m’avait touchée les fesses, ils me diraient juste de rentrer chez moi. »

Porter plainte reste encore un parcours du combattant pour les victimes de violences sexuelles. Selon les données de l’Insee, 81 % des victimes d’agressions sexuelles ne se déplacent pas à la gendarmerie ou au commissariat pour dénoncer les faits. La jeune femme suédoise n’a pas fait exception.

Une association de soutien autour d’Isabelle Perraud

À l’issue du procès, dans une cave à vin non loin du tribunal, Lisa Lind Dunbar prend la parole devant Isabelle Perraud et ses proches. « On demande aux femmes pourquoi elles n’ont pas porté plainte. Mais ce n’est pas la bonne question. La question, c’est : "Pourquoi les hommes agressent-ils ?" Demander pourquoi elles n’ont pas porté plainte, c’est culpabiliser les victimes. On inverse la responsabilité. »

Dans cette petite cave du centre de Bourges, chacun se remet lentement de l’audience. Elle a été éprouvante, pour les femmes venues de Suède et du Danemark pour témoigner ; pour Isabelle Perraud, qui est épuisée. « On en arrive à un procès en diffamation, parce qu’on n’a pas d’autre moyen de dénoncer les choses. C’est un peu dramatique, soupire-t-elle. On n’a pas d’autre façon de lui dire d’arrêter. Finalement, c’est ça, je veux qu’il s’arrête. Je veux que les violences dans le milieu s’arrêtent. »

L’association Paye ton pinard, basée sur le compte Instagram créé par Isabelle Perraud, est née durant l’été 2022. « On l’a créée pour qu’Isabelle ne lutte plus seule dans son coin, pour éviter qu’on lui intente des procès en hystérie. On s’est dit, on fait une association, comme ça elle n’est plus toute seule à gérer tout ça », explique Élodie Louchez, autrice, journaliste et réalisatrice, qui fait partie de l’association.

Au cours des mois précédant le procès, les membres de Paye ton pinard se regroupent autour d’Isabelle Perraud et la soutiennent. Enquêtent avec elle, aussi. Un corbeau envoie des mails et des messages sur Instagram aux témoins, ainsi qu’à des proches de la vigneronne. Les expéditeurs des messages se présentent comme des journalistes.

« C’était formulé de manière à dire qu’Isabelle se retournerait contre moi si elle perdait son procès, ce qui est totalement faux », témoigne Lisa Lind Dunbar devant les juges. Au procès, l’avocat d’Isabelle Perraud précise : « Mathilde Blayo [journaliste indépendante, dont le nom a été utilisé pour envoyer certains messages] a eu son identité usurpée. Elle a porté plainte. » D’autres noms, dont une journaliste suisse ou allemande (qui, elle, ne semble pas exister), ont été utilisés aux mêmes fins. Des plaintes ont été déposées par deux journalistes, et les enquêtes sont encore en cours.

En tout cas, cette affaire a créé autour d’Isabelle Perraud un « vrai comité de soutien, se félicite-t-elle. Au début, à mes côtés, il n’y avait pratiquement que des femmes, se rappelle la vigneronne. Mais depuis quelques mois, on a de plus en plus d’hommes qui se sont rendu compte de la gravité de la situation. Il leur a fallu plus de temps, je pense, pour réaliser. »

Comme la musique, la justice, la presse, le cinéma, le vin nature n’est pas épargné par les violences sexistes et sexuelles. Y a-t-il une spécificité de ce milieu ? « Il y a 10, 20 ans, on ne se posait même pas la question des violences, se rappelle Jacques Carroget, du Syndicat de défense des vins naturels. Mais il y a une nouvelle génération. Et en parallèle, il y a une sorte de "starification" dans le vin nature, on met certaines personnes sur un piédestal. »

Ces « stars » du milieu sont principalement des hommes. « Aujourd’hui le vin nature est un épiphénomène, on en sert à des tables étoilées, ça participe à cette starification. C’est peut-être un facteur aggravant concernant les violences sexistes et sexuelles. Elles ont souvent à voir avec le pouvoir », avance Élodie Louchez.

Renforcer la crédibilité des femmes viticultrices

Les femmes dans le vin ont souvent été cantonnées à des rôles secondaires. Élodie Louchez n’hésite pas à parler « d’invisibilisation » de ces femmes, bloquées dans des rôles de comptables, de femmes de ou « d’ambassadrices, à la baronne de Rothschild ». Partant de ce constat, elle crée en 2018 avec sa compagne, la vigneronne Marie Carroget, le salon Canons à Nantes. Avec cet événement réservé aux femmes, elles veulent mettre en avant le travail des vigneronnes. « Quand on parlait avec des vigneronnes, elles racontaient qu’elles avaient du mal à exister, à parler de leur métier et de ce qu’elles faisaient », retrace la coorganisatrice.

Jusque dans les années 1970, l’apprentissage viticole était exclusivement réservé aux hommes [2]. Le statut de coexploitante pour la femme n’est arrivé que dans les années 1980. Et encore aujourd’hui, des inégalités économiques persistent dans le milieu, notamment dans l’accès aux prêts et au foncier. « Ce sont des problématiques qui se retrouvent partout dans le monde agricole », souligne Élodie Louchez. Dans ce contexte, le salon Canons se veut un moyen « de penser comment modifier ses outils de travail à son image et à sa force, de renforcer la crédibilité de la femme en tant que viticultrice ».

Pour se réapproprier leur travail et lutter contre le sexisme, certaines vigneronnes militantes n’hésitent pas à mettre en avant le féminisme – sur leurs bouteilles, comme dans leurs ouvrages. On peut citer en exemple la bande dessinée In Vino Femina. Les tribulations d’une femme dans le monde du vin, d’Alessandra Fottorino et Céline Pernot-Burlet, récit du sexisme ordinaire dans le milieu. Il y a aussi les cuvées militantes Vins et Volailles de Fleur Godart, aux messages engagés : « On se lève et on se casse » ou encore « Ceci est mon sang ».

En 2023, le Syndicat de défense des vins naturels a ajouté à sa charte l’anti-sexisme (et la lutte contre toutes les discriminations) comme critère essentiel de son label « Vin méthode nature », avec une formulation explicite : « Le Syndicat est engagé pour l’égalité de toutes et de tous et n’accepte pas d’agissement caractérisé comme discriminatoire selon les 25 critères définis par le Défenseur des droits. »

Dans un communiqué, le syndicat précisait encore que « les vignerons et vigneronnes “nature” font le choix d’élaborer des vins dans le respect du vivant, au sens le plus large possible ». Cela comprend le respect des femmes, indique l’organisation, tout comme « de l’environnement et du climat », précise son président, pour qui cet ajout – impulsé par la nouvelle génération du syndicat – relève du bon sens.

Mais pour Isabelle Perraud, il semble trop tôt pour crier victoire. Elle attend encore le jugement de son procès pour diffamation. Le rendu du délibéré est prévu pour le 8 juin. Selon elle, cette affaire est bien plus importante que la seule confrontation avec Sébastien Riffault : « Si je perds, ce serait comme dire “vous voyez, si vous parlez, si vous dénoncez les violences, voilà ce qui va vous arriver, et voilà ce que ça va vous coûter”. Ça renverra un message aux femmes de se taire. »

Emma Bougerol

Photo : Isabelle Perraud et Élodie Louchez/©Emma Bougerol