Basta! « Depuis que l’Histoire existe, elle sert à légitimer le pouvoir existant », dîtes-vous. Pour asseoir cette légitimité, il a été nécessaire d’inventer une histoire linéaire, où les événements semblent s’enchaîner logiquement, et les héros se succéder les uns aux autres. Comment ce récit historique a-t-il été construit ?
Michèle Riot-Sarcey [1] : Les bouleversements introduits par la Révolution de 1789, suivi du Premier Empire et d’une restauration improbable, conduisent les autorités nouvelles, libérales, à repenser et donc à ré-écrire l’histoire au début du 19e siècle. Il leur faut non seulement dépasser le choc de la Révolution, mais élaborer une nouvelle forme de légitimité, au moment clé où le pouvoir ne peut plus tirer sa légitimé de la transcendance divine. Les personnalités qui aspirent à gouverner les autres, « les capacités », selon la terminologie de l’époque, tels François Guizot [ministre sous la monarchie de Juillet puis président du Conseil en 1847, ndlr] ou Adolphe Thiers [président de la République de 1871 à 1873, ndlr], se sentent investis d’une mission d’écriture de l’histoire. Les historiens se font politiques et les politiques se font historiens. En quête de lois qui feraient le sens de l’histoire, ils tracent un devenir du passé indiscutable en élaborant un discours de vérité que commande un présent totalement bouleversé.
L’histoire, écrira Guizot, ne serait qu’une succession de rapports de forces. Leur loi doit assurer et donc légitimer le pouvoir en place [2]. Dans cette vision continue du processus historique, les vainqueurs sont convaincus d’avoir la légitimité pour eux. Tout événement déstabilisant l’ordre existant se retrouve classé hors de l’histoire pour cause d’échec. Une idée encore extraordinairement prégnante aujourd’hui émerge à cette époque : « Ce qui est advenu devait advenir. » Ainsi, la troisième République, héritière de la seconde, s’inscrit dans la suite logique de la première, quelle que soit l’idée que l’on se faisait alors du contenu de cette république – souveraine, populaire, sociale, démocratique ou libérale. Il n’y a plus de possibilités de changer quoi que ce soit à cette linéarité qui s’impose. Tous ceux qui s’écartent du « sens de l’histoire » sont rejetés. Ainsi les espoirs inaccomplis, les pratiques subversives ou révolutionnaires des individus non libres restent relégués hors du champ des libertés conquises et confisquées par une minorité de nantis.
Cette histoire linéaire écarterait les mouvements révolutionnaires et exclurait les dominés. Les esclaves, les femmes, les colonisés, les travailleurs n’ont jamais pu accéder au statut de sujets dans l’Histoire qui se pense et s’écrit depuis cette époque. Comment cette exclusion s’est-elle amorcée ?
Quand les insurrections et révolutions sociales éclatent en France puis s’étendent en Europe (en 1830 et 1848), les vainqueurs d’hier qui se sont approprié les acquis de la Révolution de 1789, s’évertuent à masquer l’idée même de nouvelle révolution en niant toute légitimité à ceux qui s’insurgent. Comment s’y prennent-ils ? Ils vont immédiatement distinguer le domaine social du domaine politique dont eux seuls détiendraient les clés. En rejetant « la question sociale » hors du politique, ils dénient aux insurgés la capacité de penser autrement la société. Ils déclarent les travailleurs immatures et bercés d’illusions utopiques, toujours sous influence de théories auxquelles ceux-ci ne peuvent accéder, tant leur ignorance est patente.
Assimilés aux nouveaux barbares, les canuts lyonnais en 1831 par exemple, les insurgés subiraient l’influence de théories non représentatives et surtout « immorales ». En juin 1848, de nombreux commentateurs jugent l’insurrection « infondée », en affirmant que les ouvriers se révoltent contre eux-mêmes, contre une république légitimée par le suffrage dit universel [En juin 1848, de violentes émeutes éclatent à Paris provoquées, notamment, par la fermeture des Ateliers nationaux — organisation destinée à fournir du travail aux chômeurs. La répression, brutale de cette révolte signe la rupture entre la classe ouvrière et le régime républicain issu des journées révolutionnaires de Février, ndlr]. Mais personne ne s’interroge sur le contenu de la république à l’œuvre, si éloignée des espoirs de février, à distance de la république démocratique et sociale qui fit les beaux jours de mars au début de la révolution.
Ils ne s’interrogent pas non plus sur le processus électoral mis en place sans apprentissage, sans formation, dans un contexte de révolution qui faisait très peur aux notables de province. Évidemment, les sources construites au moment même de l’événement vont faire leur œuvre de relecture et d’interprétation après l’échec, et la répression intense de l’insurrection de juin. Par la suite, d’autres acteurs se sont évertués à asseoir davantage le bien fondé des vainqueurs, tels Alexis de Tocqueville ou même Victor Hugo qui, sous couvert de grand défenseur du peuple, nie à ses personnages tout statut de sujet : sous la tutelle de « protecteurs », ils subissent l’histoire et leur destin est tracé, quoi qu’ils fassent. Avec Les Misérables, en particulier, Victor Hugo a largement participé à la ré-écriture de l’histoire de la première moitié du 19e. Ses interprétations se sont érigées en discours de vérité.
Dans votre ouvrage « Le procès de la liberté », loin des clichés d’ouvriers manipulés ou d’insurgés ignorants, vous révélez au contraire des révolutionnaires très lucides, doués d’une grande capacité de réflexion. La richesse et la densité de leurs revendications ont été largement oubliées...
Oui en effet. Prenons l’insurrection de 1848. Contrairement à ce qu’a retenu l’histoire, elle n’a pas simplement pour objet la proclamation de la République. Elle est aussi l’expression d’une volonté d’atténuer les rapports d’exploitation, voire de les supprimer. Toute l’actualité est alors sujet de discussion : l’abolition de la misère, question centrale du moment, la répartition des rémunérations, la protection de la vieillesse, la réorganisation de la production industrielle et agricole… Le travail devient la préoccupation des travailleurs eux-mêmes, qui le voient comme une source d’émancipation et de changement politique majeur, à condition de pouvoir « s’occuper eux-mêmes » de leurs propres affaires. La liberté est alors entendue comme le pouvoir d’agir intellectuellement, socialement et politiquement ; de fait elle est devenue une réelle puissance subversive. Malheureusement, le terme de « liberté » a très vite été confisqué par ceux qui se sont emparés des moyens de production et des formes de penser le politique.
La liberté, aujourd’hui, est devenue une liberté marchande, de jouissance, de propriété. Tout s’achète et tout se vend. Être libre désormais, ce n’est pas être quelqu’un, c’est être quelque chose. À l’ère de l’ubérisation, la liberté est devenue vraiment synonyme de servitude volontaire. Il ne suffit plus d’exploiter les autres, il faut s’exploiter soi même ! Le mot réforme a lui aussi perdu de son sens au cours du 19e jusqu’à désigner le contraire d’une avancée vers la justice sociale. C’est encore le cas aujourd’hui.
Parmi les oubliées de l’Histoire : les femmes, qui se sont battues ardemment au 19e siècle pour accéder au statut de sujet. Elles ont analysé très finement les raisons de leur domination, et les moyens à leur disposition pour la combattre. Elles ont aussi poussé leurs compagnons de lutte dans leurs retranchements, en les sommant, sans succès, de faire d’elles leurs égales dans l’exercice du pouvoir.
Les femmes de ces moments révolutionnaires, particulièrement dans les années 1830, ont réellement pensé l’émancipation dans le sens plein du terme. Ce sont des femmes très jeunes, ouvrières, traversant un moment exceptionnel de liberté, où tout semble possible. Elles remettent en cause les mœurs et les coutumes ; assimilant le mariage à de la prostitution, et contestant la coutume qui les oblige à porter le nom de leur mari. Elles interrogent les termes de liberté, égalité et fraternité, qu’elles estiment inachevés tant que les femmes ne sont pas incluses dans l’universalité des principes proclamés. Elles sont allées très loin, certaines jusqu’à la pratique de l’amour libre. Il faut saluer l’extraordinaire lucidité de ces femmes, qui affirmaient déjà, comme Adèle de Saint-Amand en 1834, que les femmes « ne devront leur émancipation qu’à elles mêmes ».
La journaliste et écrivaine Claire Démar, autre pionnière, décrivait très précisément la façon dont l’émancipation devait s’inscrire au cœur de nos vies quotidiennes : « La révolution dans les mœurs conjugales ne se fait pas à l’encoignure des rues ou sur la place publique pendant trois jours d’un beau soleil, mais elle se fait à toute heure, en tout lieu, dans les loges des Bouffes, dans les cercles d’hiver, dans les promenades d’été, dans les longues nuits qui s’écoulent insipides et froides comme on en compte tant et tant sous l’alcôve maritale... » [3]. Autre exemple d’insurrection : Jeanne Deroin, lingère autodidacte devenue institutrice et militante socialiste, présente sa candidature aux législatives en 1849. Mais Proudhon, chef de file des socialistes, sommera les socialistes de se désolidariser de celle qui a osé présenter sa candidature et aussi, simplement, s’exprimer. Proudhon l’emporte et on oubliera cette période de très forte révolte féministe.
« Mais dans le souterrain des mémoires circulent des espoirs qui ressurgissent à la première occasion », écrivez-vous. Est-ce que le mouvement actuel #Metoo, qui fait se lever des femmes dans le monde entier, s’inscrit dans cette dynamique ?
Absolument. À mon sens, ce mouvement n’a pas commencé à Hollywood, mais en Inde, où les femmes se sont révoltées pour dénoncer l’impunité des violences sexuelles dont elles sont victimes. Le processus enclenché me semble irréversible. Les femmes, partout dans le monde, prennent conscience qu’elles ne se libéreront que par elles mêmes, comme le disaient déjà les insoumises du 19e siècle. Elles souhaitent occuper l’espace public en tant que personnes, et non plus en tant qu’objet sexuel, rejeté ou convoité. Les femmes font partie de ces catégories sociales qui n’ont aucunement participé à élaborer les règles de l’organisation des sociétés, et encore moins participé à leur gouvernement. Elles doivent par conséquent réinvestir le politique pour tenter d’imaginer un avenir sans domination. Cet investissement sera la base des sociétés modernes et nouvelles. Car, longtemps dans des temps et des espaces différents, les hommes ont dominé les femmes. Si leur liberté n’a cessé d’être contestée, c’est que sa logique politique entraîne toutes les autres et, par là, l’organisation des sociétés, fondée sur la domination du plus vulnérable.
Selon vous, la réhabilitation de l’héritage des vaincues permettra à ces mémoires enfouies de ressurgir plus facilement ?
Le détour critique par un passé qui a fait l’opinion dominante au détriment d’une réalité conflictuelle est d’autant plus nécessaire qu’il nous faut retrouver le conflit qui est la manifestation concrète du mouvement de l’histoire et la condition d’une réinvention de la pensée alternative. Il s’agit de sortir de la continuité historique, d’où émergent les dominants. C’est un exercice difficile : comment penser l’histoire à partir des possibles non advenus ? Comment disjoindre l’idée de « progrès » de celle de l’exploitation des humains ? De plus en plus de personnes prennent conscience qu’il n’y a pas de liberté individuelle sans liberté collective. L’idée de se réapproprier un réel pouvoir d’agir fait son chemin. On s’aperçoit que l’auto-organisation et l’auto-institutionnalisation sont aujourd’hui possibles si on en juge par les expérience nombreuses en Amérique latine, en Grèce et en Italie, dans une moindre mesure en France, où la prise en charge des migrants, par exemple est à l’initiative spontanée des individus et des collectifs. C’est de cela dont il s’agit : prendre le monde en charge, là où on est, collectivement, et ne pas oublier que la liberté ne s’accorde pas ni ne se transmet. Elle se conquiert pour soi, avec les autres, et non au détriment de l’autre.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : © Gui Pichard