Les adversaires de ce bien commun que constitue l’encyclopédie libre Wikipédia se multiplient. En février 2025, le magazine Le Point publie un article que la communauté des contributeurs et contributrices de Wikipédia n’est pas près d’oublier. Ce n’est pas tant le sujet, titré « Wikipédia contre “Le Point” : comment “l’encyclopédie libre” est devenue une machine à calomnier », que ce qu’il s’est passé avant la parution de l’article qui a marqué les esprits. Lors de son « enquête » pour déterminer qui étaient les contributeurs qui « calomniaient » son employeur sur l’encyclopédie en ligne, le journaliste du Point a menacé un contributeur sous pseudonyme de divulguer son identité et sa profession. Cette menace a profondément choqué une partie des « wikimédien nes », cette communauté de bénévoles qui produit et anime l’encyclopédie au quotidien.
Dans la foulée, le magazine publie un appel contre les « campagnes de désinformation et de dénigrement menées sur Wikipédia », signé par plusieurs personnalités et journalistes (Jérôme Guedj, Natacha Polony, Ruth Elkrief, Sophia Aram, Thierry Ardisson, Élisabeth Badinter, Éric Dupond-Moretti, Bernard-Henry Lévy…). Le texte qualifie les contributeurs et contributrices de Wikipédia de « vengeurs masqués dans leurs combats idéologiques contre des organisations qui ne correspondent pas à leur projet politique ». Une rhétorique qui n’a rien à envier aux procédés employés par Trump et son camp face à toute critique. Cette attaque sur la prétendue partialité et le « militantisme » des bénévoles n’est d’ailleurs pas un cas isolé.
Elle vient s’ajouter à la liste des menaces réactionnaires qui pèsent sur eux, dont celles d’Elon Musk, qui avait appelé à ne plus faire de dons à « Wokepedia », critiquant vivement ses politiques de diversité, d’équité et d’inclusion. Début 2025, une note interne de l’Heritage Foundation, un think tank conservateur proche des milieux trumpistes – qui avait notamment créé le « Projet 2025 », une feuille de route pour le second mandat de Donald Trump –, a été révélée. Intitulé « Ciblage des éditeurs de Wikipédia », le document prévoit d’« identifier et cibler les éditeurs de Wikipédia » qui « abusent de leur position » – autrement dit, qui contribuent d’une manière qui déplaît au think tank, particulièrement sur le conflit israélo-palestinien. Et ce, avec la menace de les traquer (notamment en ayant recours à des fuites de données personnelles) et de révéler leur identité civile, les exposant à du harcèlement et des représailles.
Cette volonté inquiète grandement les wikimédiennotre article sur les coulisses de Wikipédia). Cette possibilité de choisir un nom différent de son identité civile est, entre autres, particulièrement importante dans les pays qui restreignent partiellement ou entièrement l’accès à l’encyclopédie.
nes, attachés à leur pseudonymat, pour diverses raisons (notamment expliquées dans
Face à ces attaques, des contributrices et contributeurs du site francophone nous racontent pourquoi, au prisme de leur expérience, Wikipédia est et reste un projet à défendre. Certaindes projets Wikimédia (qui inclut Wikipédia, mais aussi d’autres comme Wikimedia commons, Wikibooks, Wikitionnaire...). Cette organisation à but non lucratif n’intervient pas dans le contenu partagé sur ces sites.
es font partie de Wikimédia France, l’association de promotion et de soutien autourAlex Sirac, contributeur depuis 2017, est membre du conseil d’administration de l’association Wikimédia France
Dire que n’importe qui doit avoir accès à n’importe quelle information, n’importe quand, gratuitement et sans limite, bien sûr que c’est militant.
« On a des gens qui ont reçu des menaces pour ce qu’ils ont écrit sur la page Wikipédia du Point – je pense qu’il a un consensus chez les contributeurs pour dire que cette page aurait effectivement pu être mieux faite, et qu’il fallait la reprendre. Mais, à partir du moment où le journaliste du Point a commencé à travailler sur son article, on a aussi été énormément de contributeurs à dire “mais moi, je ne change pas cette page”, car ils ne voulaient pas que leur pseudo soit associé à cette page.
C’est l’exemple le plus récent. Cela étant, je me retiens en général de participer sur pas mal de sujets potentiellement conflictuels, notamment sur des thèmes LGBT, parce que j’ai envie de contribuer pour ajouter des informations, pas pour me battre avec les autres. Si je ne peux pas ajouter mes infos tranquille, je ne vais pas le faire, tant pis.
On m’a parfois reproché d’être trop militant sur les sujets de transidentité et LGBT… Mais là où je suis le plus “militant”, c’est sur le patinage de vitesse – j’ai quand même réussi à ce que huit de mes articles soient certifiés et donc apparaissent sur la page d’accueil ! Quand j’ai commencé à contribuer, je ne le voyais pas comme un acte militant. Je me disais : je vais faire ce que j’aime faire, c’est-à-dire parler de ce que j’aime et informer les gens. Mais plus j’avance, plus je me dis que ce que je fais est évidemment militant : de dire que n’importe qui doit avoir accès à n’importe quelle information, n’importe quand, gratuitement et sans limite, bien sûr que ça l’est. »
Léna, contributrice depuis 20 ans, fait partie de l’association Les sans pagEs pour « combler le fossé des genres » sur Wikipédia
Je ne suis pas en manif, mais ce que je fais est utile et rend le monde meilleur.
« Ce qui me frustre dans le discours wikimédien, c’est de dire qu’il faut qu’on soit neutre. Une encyclopédie, ce n’est pas neutre, et ça ne l’a jamais été. Relisez l’histoire de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ! Relisez qui ils étaient ! Il y avait une idéologie derrière. Et ce n’est pas parce que ce sont les Lumières et que c’est basé sur une idée de diffusion du savoir que ce n’est pas une idéologie.
Les critiques sur Wikipédia changent, et je trouve ça intéressant à observer. À un moment, on n’était “pas fiables”, et maintenant on est devenus “pas neutres”. Avant, c’étaient des attaques précises, factuelles, sur lesquelles on pouvait s’appuyer. Là, dire qu’on n’est pas neutres, c’est une attaque idéologique.
Pour moi, qui ai vraiment un attachement très fort aux valeurs de vérité et de solidarité, la pente qu’on prend me fait peur. Je ressens une forme de culpabilité, car je me demande si je participe assez à rendre le monde meilleur. Paradoxalement, les attaques du Point m’ont permis de me dire “oui, j’ai un créneau pour agir”. Effectivement, je ne suis pas en manif, mais ce que je fais est utile et rend le monde meilleur. »
Harmonia Amanda a été pendant des années parmi les personnes les plus actives sur l’encyclopédie en ligne francophone
J’ai eu le déclic, je me suis rendu compte que ça avait vraiment eu un impact. Alors, j’ai continué.
« Je suis arrivée sur Wikipédia en 2008. En me baladant sur le site, j’avais vu un bouton “modifier”, alors j’ai corrigé quelques fautes d’orthographe. J’étais étudiante en première année d’histoire et on a eu un exercice sur Edmondo De Amicis, un écrivain, journaliste et pédagogue italien. J’ai été à la bibliothèque, j’ai demandé, et je n’ai rien trouvé à son propos. Je n’ai rien trouvé sur le Wikipédia français. Il y avait juste une page en espagnol, j’ai récupéré quelques mots-clés, mais j’ai trouvé peu de choses.
J’ai passé 15 jours de folie, je suis allée visiter différentes bibliothèques, trouver toutes les infos que je pouvais sur lui… Et puis, j’ai créé la page Wikipédia la veille du rendu du devoir. Le jour même, j’ai demandé aux autres élèves s’ils n’avaient pas trop galéré, sachant qu’il n’y avait rien d’accessible à la bibliothèque, et l’un m’a répondu : “Mais il y avait tout sur Wikipédia, j’ai regardé hier.” J’ai eu le déclic, je me suis rendu compte que ça avait vraiment eu un impact. Alors, j’ai continué.
Il y a un aspect militant dans la démarche parce que Wikipédia se veut couvrir l’intégralité de la connaissance humaine. On part du principe que tout le monde doit avoir accès à la connaissance – pas comme certains systèmes éducatifs, qui pensent que la connaissance ne doit être accessible qu’à ceux qui le méritent –, et toute la connaissance, y compris celles qui vient des groupes subalternes. »
Delphine Montagne est wikimédienne en résidence : son rôle est de créer des ponts entre Wikipédia et le monde de la recherche
Pour moi, Wikipédia, c’est l’envie de partager le savoir. C’est un bonheur d’apprendre des choses de personnes qui sont passionnées.
« L’importance de Wikipédia pour la recherche me semble une évidence parce qu’on produit de la connaissance, des données, et c’est important de les partager. On travaille dans la recherche de manière collective.
Pour OpenStreetMap, projet cartographique collaboratif en ligne, par exemple, je contribue sur des thèmes qui m’intéressent et je suis contente de voir que les gens se servent de ces données. Et moi aussi, quand je vais dans une ville que je ne connais pas, je suis assez admirative de tout le travail bénévole qui a été fait pour me permettre de circuler dans la ville, de trouver différents commerces, des œuvres d’art, etc.
Pour moi, Wikipédia, c’est la même chose, c’est l’envie de partager le savoir. Je lis des pages en sachant qui les a rédigées et c’est un bonheur d’apprendre des choses de personnes qui sont passionnées. Quand je vois l’investissement de ces personnes bénévoles pour élaborer l’encyclopédie, pour faire tout ce qui est autour, les photos, les définitions, toute la structuration derrière, le travail invisible pour qu’on trouve facilement le contenu et que les informations circulent… et que je vois les différentes attaques qu’il y a, je suis très attristée. »
Tsaag Valren est membre de Wikimédia France en charge de la formation et contribue bénévolement depuis 2007
Les projets Wikimédia servent d’épouvantail pour menacer toute la liberté de pseudonymat sur Internet.
« Il faut défendre Wikipédia pour énormément de raisons. La première, c’est pour avoir une source d’informations qui ne soit pas contrôlée par des États – et qui d’ailleurs ne soit pas contrôlée par une quelconque structure de pouvoir. Les bénévoles de Wikipédia peuvent contribuer indépendamment de pressions hiérarchiques.
C’est la raison essentielle pour laquelle les attaques du Point ont été très mal vécues par un certain nombre de bénévoles. Il y a un certain nombre de gens qui contribuent parce qu’ils sont placardisés dans leur travail, ou pour des raisons X ou Y, et si jamais leur pseudonymat était levé ça aurait des conséquences catastrophiques sur leur emploi, de leur vie de famille, etc. C’est un point qui explique que la lettre de soutien ait été signée par à peu près tous et toutes les wikimédien nes du Wikipédia français.
La liberté de conserver le pseudonymat est importante. Dans la majorité des cas, c’est pour de bonnes raisons. Il y a des pressions pour lever cela, mais je trouve ça extrêmement violent, et très dangereux pour certaines personnes. Malheureusement, les projets Wikimédia servent d’épouvantail pour menacer toute la liberté de pseudonymat sur Internet. C’est très important de la défendre, et ça n’a jamais été aussi important que maintenant où l’on observe un basculement vers le fascisme d’un certain nombre de pays. »