Gilles, 60 ans, a vécu pendant quinze ans dans la rue. Devant l’entrée d’un immeuble parisien, il montre des boules en fonte vissées au sol. « C’est pour empêcher de s’asseoir et de faire la manche », indique l’homme. C’est en voyant disparaître ses amis de l’espace public que Gilles a pris conscience de la visée de ces mobiliers urbains qui se multiplient. « Un copain, du jour au lendemain on le voyait plus. À la place, il y avait un gros pot de fleurs, se remémore-t-il. Un peu d’humanité, ça coûte quand même pas grand chose ! » s’indigne l’homme.
Ces types de mobiliers destinés à exclure les sans-abri sont de plus en plus nombreux à Paris, encore plus à l’approche des Jeux Olympiques, dénonce l’association La Cloche. Elle lutte contre l’exclusion des personnes en situation de précarité. Début juin, elle organisait une visite guidée un peu particulière dans le quartier de Bastille, à Paris.
« Coureurs, en place ! », siffle Goli Moussavi. La jeune femme est la directrice régionale de l’association. Quatre bénévoles, en tenue de sport, viennent se placer sur des starting-blocks. On se croirait sur une piste d’athlétisme, nous sommes en réalité sous le porche d’un immeuble.
Installés à l’occasion des Jeux olympiques, ces blocs obliques resteront en place par la suite. Ces mobiliers, souvent appelés dispositifs anti-SDF, se sont multipliés à l’approche de l’événement sportif. « On est toutes et tous concerné
es par le mobilier urbain, et en particulier les personnes à la rue, souligne Goli Moussavi. De plus en plus de personnes sans-abris sont expulsées de leurs lieux de vie à l’approche des Jeux », rappelle-t-elle aussi.En Ile-de-France, près de 13 000 personnes ont été expulsées de leurs lieux de vie entre avril 2023 et mai 2024, parfois en dehors de la région, alerte le collectif Le Revers de la médaille dans un rapport. Il peut s’agir d’expulsions de bidonvilles, de regroupements de tentes, de squats ou des lieux de vie de personnes voyageuses.
Le collectif a constaté une hausse de 38,5 % de ces expulsions par rapport à la période 2021-2022. Parmi ces personnes expulsées de leurs lieux de vie informels sans solution de relogement, « 3434 étaient mineures, soit deux fois plus que l’an dernier », précise le Revers de la médaille. Des associations dénoncent un « nettoyage social » en cours à l’encontre des populations les plus précarisées.
Les JO chassent les sans-abri
« Comment faire pour que ces JO soient vraiment une fête ? » se demande la directrice de l’association La Cloche. S’inspirant de la cérémonie parodique des Pics d’or, dont la prochaine édition aura lieu le 18 novembre 2024, l’association a décidé, de manière décalée, de faire du sport sur ce mobilier urbain destiné à repousser les personnes sans-abri. « On ne pouvait pas faire grand chose d’autre, et il nous semblait important de donner la parole aux premier ères concerné es, principalement les personnes sans-abris ou mal logées », insiste Goli Moussavi.
Patrice, bénévole à la Cloche, s’arrête devant deux imposantes jardinières à l’entrée d’un parking. « Ça évite que certaines personnes ne viennent s’abriter dans des tentes », explique-t-il derrière sa barbe, avant de faire semblant d’allumer une flamme olympique.
Mike, 26 ans, a été délogé de l’endroit où il avait l’habitude de dormir après que des pics y ont été installés. C’était un endroit « tranquille et abrité » près de la station Palais Royal-Musée du Louvre. « Aujourd’hui, ça m’arrive de devoir marcher pendant près de deux heures avant de trouver un endroit où dormir », témoigne le jeune homme. Il raconte les discriminations dont il est victime au quotidien : « Quand on est à la rue, on est considéré comme des gens malpropres, drogués, alcooliques. Ça me fait mal au cœur que les gens pensent ça de moi. »
La visite se poursuit jusqu’à un abribus. Ou plutôt « ce qui semble être un abribus », souligne Bruno, qui se décrit comme « le plus ancien de l’association ». L’abri, grand ouvert, est doté d’une assise étroite avec un accoudoir en plein milieu. Un bénévole y coince ses pieds et commence à faire des exercices abdominaux. « Ça empêche en fait les personnes dans le besoin de s’allonger ou de s’asseoir. Des bancs comme ça, on n’en veut pas ! », bataille Bruno.
A certains arrêts de métro et certains arrêts de bus, il n’y a d’ailleurs tout simplement plus de bancs. « Les femmes enceintes, les personnes handicapées, les personnes âgées se retrouvent mises de côté, c’est ça la politique actuelle ! » affirme Jean-Pierre devant un minuscule banc transformé pour la visite en une table de ping-pong. « On n’a pas toujours vingt ans, remettez des bancs pour tout le monde ! », appelle le bénévole.
Des abribus sans bancs
« Combien ça peut coûter d’installer ce genre de mobilier ? se demande Bruno. Au lieu de dépenser cet argent inutilement, on pourrait ouvrir des places d’accueil pour les personnes qui en ont besoin, ou soutenir des associations. Il y a plein de logements vides à Paris, il y a largement de quoi loger les personnes à la rue. Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on nous écoute », poursuit le bénévole.
Soutenue par la Fondation Abbé-Pierre, l’association a collé un peu partout à Paris des affiches pour dénoncer la situation engendrée par ce mobilier excluant. Elle invite chacun et chacune à partager des photos de ces dispositifs sur les réseaux, accompagnées du hashtag #StopMobilierExcluant, et plaide pour une société plus accessible pour toutes et tous.
En 2020, accompagnée par le cabinet d’architecte Studaré et l’association Des cris des villes, la Cloche expérimentait déjà un projet visant à créer des mobiliers urbains inclusifs, notamment des grands bancs et des grandes assises, sur lesquelles ont peut s’allonger et se reposer.
« Pour permettre que les villes soient plus inclusives, on pose tout d’abord un diagnostic : quels sont les espaces problématiques ? Qu’est-ce qui manque ? Chaque personne ayant ses spécificités, on essaie ensuite de s’adapter à cette diversité, en travaillant avec les habitants et habitantes, les usagères et usagers, à construire un mobilier adapté », commente Samuel Buteau, chargé de mission pour Des cris des villes.
Mais l’expérimentation s’est heurtée à de nombreux obstacles. « Il y a beaucoup de démarches à faire, il faut passer énormément de commissions pour pouvoir installer des mobiliers », détaille Émile Colin, architecte du cabinet Studaré. La solution trouvée, des dispositifs mobiles, demandait aux structures de les sortir et les rentrer quotidiennement. « Ce n’était donc pas la solution la plus idéale », admet le jeune homme devant une exposition photo de ces mobiliers installée temporairement cité de la Roquette.
« On est toutes et tous responsables, appuie Manuel Domergue. La Ville de Paris s’est engagée en 2018 à ne plus avoir recours à ces méthodes. Mais ce sont aussi les régies de transport, les commerçants qui installent ces objets devant leur devanture, des copropriétaires qui n’ont pas envie de voir leur entrée squattée. C’est important que toute la société s’empare de cette question. Il faut aménager de nouvelles places publiques et mettre en place des dispositifs inclusifs en attendant des solutions concrètes d’accès au vrai logement. Il faut des villes qui soient gratuites, hospitalières et accueillantes », résume le directeur d’études de la Fondation-Abbé Pierre.
Daphné Brionne (texte et photos)