Violences policières

La France est-elle la mauvaise élève européenne en matière de maintien de l’ordre ?

Violences policières

par Anne-Sophie Simpere

Face à la répression dans les manifestations contre la réforme des retraites ou à Sainte-Soline, Anne-Sophie Simpere, spécialiste des violences policières, pointe plusieurs problèmes structurels du maintien de l’ordre à la française.

Il y a une spécificité française du maintien de l’ordre, notamment quand on regarde le nombre de blessés et la gravité des blessures. Lors de ces dernières années, on a des dizaines de personnes mutilées pendant des manifestations, les unes avec des mains arrachées, d’autres éborgnées. On ne retrouve pas ça dans des pays européens comparables.

Anne-Sophie Simpere
Anne-Sophie Simpere
Spécialiste des violences policières et autrice de Comment l’État s’attaque à nos libertés (Plon, 2022).

Alors que des manifestations violentes, avec notamment des violences de la part des participants, il y en a dans tous les pays. Le Royaume-Uni a connu des situations quasi émeutières, et aux Pays-Bas les manifestations pour s’opposer aux restrictions sanitaires pendant le confinement ont été hyper violentes.

Toutes les polices d’Europe font face à des mouvements qui peuvent être violents : black blocs, qui d’ailleurs sont nés en Allemagne, divers mouvements d’extrême droite ou groupes de hooligans. Et pourtant, la France se distingue par des bilans extrêmement lourds, à la fois en termes de manifestants blessés, mais aussi avec de nombreux policiers et gendarmes également touchés dans les opérations de maintien de l’ordre.

Le manifestant est vu comme un ennemi à contrôler

La doctrine du maintien de l’ordre à la française est principalement répressive, et on dirait que le manifestant est vu comme un ennemi à contrôler. Dans le schéma national du maintien de l’ordre, il est écrit qu’il faut respecter le droit de manifester. Reste que l’approche est avant tout répressive et recherche comment éviter tout désordre à l’ordre public via l’usage de la force. D’autres polices européennes ont réfléchi à différents types de doctrines, notamment des stratégies pour faciliter le dialogue, la communication et la désescalade avec les manifestants.

Ces réflexions ne sont pas totalement absentes en France. Je pense notamment à une note du centre de recherche de l’école des officiers de la Gendarmerie de 2016, qui parlait des black blocs, de la nécessité de communiquer, des précautions à prendre pour ne pas provoquer une escalade de violence. Donc, au niveau de certains commandements, on a conscience qu’un autre maintien de l’ordre est possible. Le fait que ce ne soit pas mis en place est un choix politique.

Entre 2010 et 2013, un programme européen nommé « Godiac » sur les bonnes pratiques de maintien de l’ordre a réuni plusieurs polices d’Europe dans le but d’avoir un échange de pratiques sur le maintien de l’ordre via la désescalade, notamment face à des mouvements auxquels les polices n’étaient pas habituées : des manifestations plus horizontales, avec plus de mouvements de blocage ou d’occupation. La France n’a pas participé pas à cette réflexion.

Et la désescalade, ce n’est pas nouveau. Le fait de privilégier le dialogue et la coopération avec les manifestants est imposé depuis 1985 par la Cour constitutionnelle allemande. Ça ne veut pas dire que tout est toujours bien fait dans les autres pays, mais en tout cas, on constate cette volonté de ne pas envenimer les choses.

Quel contrôle pour la police ?

En France, au contraire, on a à la fois des interventions extrêmement brutales et très peu de responsabilités pour les policiers qui commettent des violences illégales. C’est encore un autre enjeu : comment contrôler la police en France ?

Aujourd’hui, il y a le Défenseur des droits, qui est un organisme indépendant, mais avec très peu de moyens et de pouvoir. Et sinon ça revient à l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN), constituée de policiers. Il s’agit donc d’un contrôle essentiellement interne et souvent très bienveillant vis-à-vis des autres policiers. La plupart des enquêtes sur les violences policières ne sont d’ailleurs même pas menées par l’IGPN, mais par d’autres services d’enquête, qui sont extrêmement proches des policiers mis en cause.

Dans d’autres pays, pour les violences les plus graves, les mécanismes d’enquête sont plus indépendants, tels l’IOPC [Independant Office for Police Conduct, ndlr] au Royaume-Uni ou le Särskilda utredningar en Suède. Alors qu’aujourd’hui l’IGPN en France est sous le contrôle du ministère de l’Intérieur, avec uniquement des policiers qui mènent les enquêtes.

La seule différence récente concerne la nomination d’une magistrate à la tête de l’IGPN. Mais d’une part, elle vient du parquet, donc c’est une magistrate qui n’est pas indépendante du pouvoir exécutif. Et elle est très proche des policiers puisqu’elle travaille au quotidien avec eux ; d’autre part, la magistrate nommée vient de passer deux ans au cabinet du ministre de l’Intérieur. Donc, elle était déjà dans la « famille police ».

Une police trop armée

Un autre élément distingue la police française des polices européennes : les armes. C’est la seule police qui utilise des grenades de type explosives, ainsi que des grenades de désencerclement, qui balancent des plots susceptibles de crever des yeux – ce qui est arrivé lors de la manifestation du 23 mars à Paris à un cheminot.

Quelques autres polices européennes utilisent le lanceur de balles de défense (LBD), mais je pense que la police française est celle qui l’utilise le plus largement. Et cela contribue bien évidemment à ce qu’il y ait des blessures extrêmement graves lors des manifestations.

À Sainte-Soline, des grenades explosives ont été utilisées. C’est extrêmement dangereux, aucune autre police européenne ne les utilise en maintien de l’ordre. Là encore, on constate le choix de vouloir réprimer à tout prix, quitte à prendre le risque de mutiler, pour protéger de grands trous. Cette opération de maintien de l’ordre paraît délirante en termes d’appréciation du coût-bénéfice. 4000 grenades auraient été lancées en quelques heures. D’après les Soulèvements de la Terre, on dénombre au moins 200 blessés du côté des manifestants, dont deux entre la vie et la mort. Et il y en a eu aussi du côté des gendarmes.

Ce type d’opération interroge sur les ordres donnés aux gendarmes. Une réponse aussi violente est un choix politique. On pourrait peut-être faire un parallèle entre l’intransigeance du gouvernement par rapport à certaines réformes et l’intransigeance en matière de maintien de l’ordre. Sauf que ça ne fait pas un bon maintien de l’ordre.

Une des leçons du programme européen « Godiac », c’est la place centrale de la négociation avec les manifestants. Du côté des manifestants, il faut que les idées puissent s’exprimer, sans trop de frustration ni montée en tension. Et du côté des forces de l’ordre, il faut réussir à encadrer ce qui est en train de se passer, mais en tolérant un certain désordre pour permettre l’exercice de la liberté d’expression. Il faut trouver une position d’équilibre. Mais en matière de maintien de l’ordre comme de réformes sociales, on a un refus de la négociation aujourd’hui.

Des pistes pour changer

Ça va prendre du temps de réformer le maintien de l’ordre en France. Même en changeant la stratégie sur le papier, il faudra la transmettre sur le terrain et là..., ça fait quand même plusieurs années que les forces de l’ordre sont habituées à pratiquer un maintien de l’ordre violent.

Beaucoup d’unités qui interviennent aujourd’hui dans les manifestations ne sont pas formées au maintien de l’ordre. Notamment les brigades anticriminalité (BAC), mais aussi les BRAV-M [brigades de répression de l’action violente motorisées]. Ça fait pourtant longtemps qu’il y a des recommandations pour que seules des unités formées participent à la gestion des rassemblements.

Il faudrait aussi revoir les objectifs fixés aux forces de l’ordre. Si on revient sur Sainte-Soline, est-ce que l’objectif de protéger à tout prix des trous dans la terre, quitte à lancer des grenades mutilantes, était pertinent ? L’usage de la force doit rester proportionné : un risque de blessure grave pour éviter un dommage matériel, ça n’est pas proportionné.

Beaucoup d’autres bonnes pratiques pourraient être développées, pour sortir de l’approche répressive. Il y a par exemple la question du dialogue. Plusieurs polices d’Europe utilisent des officiers de liaison. Ces policiers ne sont pas armés, mais sont quand même identifiables. Ils sont dans le cortège de la manifestation pour comprendre ce qui se passe du côté des manifestants. L’idée étant de ne pas mal interpréter ce qui se déroule au sein d’une foule.

D’autres polices font aussi référence au principe d’opportunité. Ça implique de ne pas faire de tolérance zéro et d’accepter qu’une trottinette brûle, sans intervenir, plutôt que de faire une percée dans la manifestation et de créer un désordre. Ou encore d’accepter que des manifestants ne se dispersent pas immédiatement au terme du défilé, et de ne pas lancer automatiquement des gaz lacrymogènes qui vont énerver tout le monde. Encore une fois : il faudrait apprendre à privilégier la négociation avant l’usage de la force. Ça améliorerait probablement l’image de la police dans la population, et l’acceptation des consignes. En France, on est très loin de ces logiques.

À court terme, des décisions intéressantes pourraient être prises rapidement. Le retrait de certaines armes d’abord : les grenades de désencerclement, les grenades explosives et les LBD. Ça peut aller vite et ça enverrait un signal positif à la société civile. Mettre en place un organe de contrôle de la police vraiment indépendant également. Ensuite, sur les stratégies, les formations et sur le fait de renouveler l’état d’esprit dans la police, le changement va prendre plus de temps, mais il faut le commencer dès maintenant. Il ne doit surtout pas se limiter à la gestion des manifestations : les violences policières y sont très visibles, mais il ne faut pas oublier qu’elles s’exercent quotidiennement dans les quartiers populaires. Les réformes doivent prendre en compte cette réalité.

Anne-Sophie Simpere, spécialiste des violences policières et autrice de Comment l’État s’attaque à nos libertés (Plon, 2022).

Propos recueillis par Nils Hollenstein