Transition

Comment embrayer un réel changement écologique dans les grandes villes ?

Transition

par Thierry Paquot

Que peuvent engager des élus locaux dès les premiers mois de leur mandature ? Le philosophe Thierry Paquot livre à basta! un plaidoyer pour une municipalité écologiste, en sept actions simples et économes.

La victoire électorale d’élues écologistes, lors des dernières municipales, est une incroyable opportunité pour démontrer aux sceptiques et aux opposants farouches à toutes sensibilités environnementales, qu’il est possible de substituer à la « logique du toujours plus », celle du « toujours mieux ». Bien sûr, il ne convient aucunement de sous-estimer la puissance des partisans du productivisme, capables de se transformer en militants d’une vaine et trompeuse « croissance verte »... Les médias dominants appartiennent aux bétonneurs et aller à l’encontre de leurs certitudes revient à rejouer le vieux combat du pot de terre contre le pot de fer ! Heureusement, il existe de vaillants magazines, comme celui-ci, qui veille à enquêter pour donner aux lecteurs des informations leur permettant de se positionner, sans dogmatisme aucun.

Thierry Paquot, philosophe
Thierry Paquot
Philosophe et essayiste, il a publié de nombreux ouvrages sur l’urbanisation planétaire, les utopies et la géohistoire de la pensée écologiste. Parmi ses derniers ouvrages : Mesure et démesure des villes, CNRS éditions, 2020 ; Pays de l’enfance, Terres Urbaines, 2022 ; Les Bidonvilles, La Découverte, 2022 et Rachel Carson. Pour la beauté du monde, Calype, 2023.

Imaginons une municipalité écologiste, je dis « une municipalité écologiste » comme exemple théorique, car une ville toute seule ne peut pas vraiment rompre avec le productivisme qui traverse toutes ses activités et ses prérogatives, il faudrait pour cela impulser un véritable changement et constituer des « biorégions »... Celles-ci relèvent encore de l’espérance [1]. Revenons néanmoins à une municipalité qui souhaite entrer en « transition », qui a affiché dans son programme sa volonté de lutter contre le dérèglement climatique, les gaspillages énergétiques, l’artificialisation des sols, les diverses pollutions « ordinaires », l’abstentionnisme, l’écart grandissant entre les plus démunis et les mieux nantis, etc. Prêtons à ces élues des convictions sincères. Que peuvent-ils engager dès les premiers mois de leur mandature ?

Première action : écologiser le conseil municipal

Sans rêver au municipalisme écolo autogestionnaire que Murray Bookchin [2] aurait, sans aucun doute, adoubé, je considère envisageable quelques changements. Avant de les expliciter, je dois réaffirmer haut et fort que l’écologie est une méthode (hodos en grec signifie « voie », soit un « cheminement ») qui combine en permanence, et sans les hiérarchiser, le processus, la transversalité et l’interrelation. En cela, la première action serait d’écologiser le conseil municipal, c’est-à-dire de remplacer un organigramme thématique et vertical (madame ou monsieur parcs et jardins, sécurité, petite enfance, déplacements et mobilités, logement, etc.) par des délégations collégiales, ce qui sous-entend une nouvelle culture politique des élues et surtout une profonde réorganisation des services municipaux et donc de leurs responsabilités, de leurs capacités de propositions et de leurs horaires.

Là, une « Maison des temps et des territoires » s’impose pour harmoniser les temporalités des citadins et celles des institutions et entreprises. La chronotopie qui examine les usages d’un lieu selon ses temporalités (les saisons, la nuit et le jour, les jours de la semaine, etc.) sera favorisée, sachant qu’elle générera des économies d’énergie, tout en correspondant aux attentes des habitants. Ce ménagement tiendra aussi compte de la chronobiologie de tout être vivant, d’où une approche détramée des milieux. Ah, ces factices trames vertes (les espaces verts, champs, bois et forêts) et bleues (rivières et fleuves) qui oublient les trames blanches (le silence) et noires (la nuit), et surtout leur inlassable tricotage, gage de la biodiversité  [3] ! Pour conforter une culture partagée, tous les élues liront chaque semaine un même ouvrage (Emerson, Thoreau, Muir, Aldo Leopold, Carson, Starhawk, Tronto...), qu’ils discuteront le vendredi à l’heure de l’apéro.

Deuxième action : la trinité joyeuse

Une deuxième action serait de souscrire à la trinité joyeuse : le cas par cas, le sur-mesure et le « faire-avec-les-habitants-et-le-vivant ». Et ceci dans tous les domaines. Là encore, les habitudes bureaucratiques, les règlements obsolètes, la « boîte à outils » standardisée, les hiérarchies sont entièrement à repenser. Certains fonctionnaires traîneront la patte, mais découvrant que leur avis est sans cesse sollicité, vite, ils opteront pour cette dynamique qui valorise leur travail et les incite à lui donner un sens.

Troisième action : la coopération plutôt que la représentation

Une troisième action viserait à remplacer l’urbanisme, et sa planification, ses PLU (plan local d’urbanisme), SDRIF (schéma directeur de la région Île-de-France) et autres procédures d’hier, en un ménagement des possibles reposant sur la confrontation des options, le débat public, l’apport citoyen, dans l’esprit d’un advocacy planning écologisé, relevant d’une réelle participation active préparée... Le droit de vote à douze ans sera généralisé, les conseils municipaux d’enfants se tiendront régulièrement dans les écoles, la politique ne dépendra plus d’une représentation, mais d’une coopération. Un conseil municipal semestriel réunirait les grands et les petits, avec le même temps de parole et le dépôt des portables à l’entrée de la salle de réunion. Je précise que ménager veut dire « prendre soin ». De qui ? De quoi ? Des gens, des choses, des lieux, du vivant [4].

Quatrième action : privilégier le BTPP (bois, terre, paille, pierre)

Une quatrième attitude consistera à privilégier le BTPP (Bois, Terre, Paille et Pierre) pour des constructions bioclimatiques décarbonées et à planter, partout où cela est possible, des arbres, à acquérir une forêt urbaine à proximité de la ville si sa superficie, son relief, son bâti, ses infrastructures ne peuvent en accueillir une en son sein. Les gratte-ciel, ce « produit » d’une arrière-garde architecturale, seront prohibés, ceux qui existent seront démantelés et leurs matériaux réemployés. Le permis de construire encouragera les logements traversants, comportant une salle de bains avec fenêtre, un escalier éclairé par le jour, une cave-débarras, un balcon-loggia...

Cinquième action : se réapproprier l’énergie et l’alimentation

Une cinquième entreprise tendra à une plus grande autonomie de la municipalité dans les domaines de l’énergie et de l’alimentation. La géothermie, le chauffage urbain à base de produits récupérés, l’extinction des lumières une partie de la nuit, le passage aux ampoules LED, etc., vont dans le bon sens d’une économie d’énergie.

Quant à l’alimentation, c’est là où la ville seule apparaît nue : elle doit réactiver la bioagriculture locale, ouvrir une ou des fermes municipales, encourager la culture de céréales pour une farine de qualité que des boulangers talentueux utiliseront et pour une paille destinée à l’isolation ou à la construction de maisons... Les cantines dépendront de chaque école ; le compost, le jardinage, les conserves, le poulailler, seront intégrés à l’emploi du temps des écoliers, tout comme la mise du couvert, le service des repas, la plonge. C’est là où la biorégion fait sens, en magnifiant l’hydrographie, exaltant les haies et l’agroforesterie, invitant à l’alternance des cultures, redécouvrant des savoir-faire oubliés, rééquilibrant les échanges entre les villes et les campagnes, elles-mêmes urbanisées, rapprochant les activités économiques et les services publics des lieux de résidence...

Sixième action : des déplacements commodes et économes

Un sixième volet concerne des déplacements commodes et économes, à la carte et collectifs, tant pour les usages quotidiens que pour les livraisons, que des taxis pourraient effectuer durant leurs « temps morts », par exemple. Le stop sera réactivé, la marche et le vélo stimulés – en bénéficiant de parcours protégés, de parkings sécures, de réparateurs accessibles, etc. Un « Code de la rue » sera élaboré, assurant aux piétons la priorité absolue, partout. Les passages protégés seront élargis et colorés pour que les automobilistes ralentissent et laissent les piétons aller à leur rythme sans danger. L’automobiliste sera aimable et courtois, si étonné lui-même de son comportement envers les passants qu’il en redeviendra un volontiers.

Pour que les rues soient marchables, il convient qu’elles demeurent animées, avec des activités en rez-de-chaussée (artisans, professions libérales, commerces, associations, tiers lieux, accueil des sans-abri...) et amènes, avec des bancs, des toilettes publiques, des fontaines, des statues, des installations ludiques pour les enfants et des plantations, comme celles des « Incroyables Comestibles ». Les façades ne seront plus alignées militairement sur la rue, mais décalées les unes des autres, avec des arcades si précieuses quand il pleut ou qu’il fait trop chaud, des jardinets, des tables et des chaises pour se retrouver entre voisins, boire un verre, jouer aux cartes, etc.

Septième action : l’art

Enfin, la septième préoccupation sera l’art qui enveloppera toutes ces actions de son inépuisable magie. Pochoirs et affiches, musiciens des rues, théâtres ambulants, mimes, jongleurs et équilibristes, hip-hop, rap, galeries, musées, etc., tous les arts trouveront leurs « spectacteurs », y compris dans les quartiers pavillonnaires, les grands-ensembles, les petites villes. Les fêtes rythmeront la vie citadine et libéreront chacune et chacun de leur enfermement numérique : de « seul ensemble », ils deviendront « plusieurs », c’est-à-dire « autres », le temps d’une rencontre.

La ville alors combinera ses trois qualités fondamentales : l’urbanité, la diversité et l’altérité. Ces sept intentions paraîtront candides à plus d’un lecteur, pourtant elles débloqueront bien des tensions avec peu et faciliteront l’accès au bien-être pour tous.

Thierry Paquot

Photo de une : La cité de Font-Vert, dans les quartiers Nord de Marseille. Elle expérimente des jardins en pied d’immeubles, cultivés par les habitants (voir notre reportage)/©Nathalie Crubézy/Collectif à-vif(s)