basta! : Vous racontez le sort des Voyageurs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, dans votre livre Les Nomades face à la guerre. Vous y soulignez aussi que les discriminations à leur encontre commencent plusieurs décennies avant le début de l’occupation allemande. Quelles formes prenaient-elles alors ?
Lise Foisneau : Les persécutions subies par les collectifs romani et voyageurs en France pendant la guerre s’inscrivent dans une histoire longue. Si l’assignation à résidence a été décrétée dès le mois d’avril 1940, c’est parce que les Roms, les Manouches, les Gitans, les Sinti, les Yéniches et les Voyageurs avaient déjà été regroupés en 1912 dans une même catégorie administrative, celle de « Nomades ». On les avait déjà soumis à des procédures d’identification et à une surveillance policière rapprochée.
Sans les processus d’identification et de contrôle auxquels étaient soumis depuis 1912 les soi-disant « Nomades », l’assignation à résidence, l’internement et les déportations auraient été beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre. Les personnes que l’on avait réunies dans cette catégorie n’avaient parfois rien en commun. Le travail administratif entrepris au début du 20e siècle a permis aux mesures répressives décidées par Vichy et les autorités d’occupation allemandes d’atteindre immédiatement leur cible. Il ne faut donc pas séparer trop nettement la guerre de ce qui la précède, et de ce qui suivra. L’idée directrice du livre est que la période de la guerre ne constitue pas une exception du point de vue de la politique anti-nomades, mais un moment de vérité.
Qui entrait dans la catégorie administrative de « Nomades » forgée par la Troisième République ? Cette catégorie se basait-elle sur des préjugés racistes ?
La catégorie administrative de « Nomades » est créée par la loi du 16 juillet 1912 pour soumettre ceux qu’on appelait les « bohémiens » à un régime juridique spécifique. Cette loi avait une portée plus générale, puisqu’elle entendait aussi réguler les professions ambulantes. Trois catégories voient alors le jour : les marchands ambulants, les forains et les nomades.
Le critère du nomadisme, retenu par les législateurs, avait à leurs yeux le mérite d’éviter une qualification raciale explicite tout en permettant de regrouper des populations disparates. Pour autant, le décret d’application de la loi est sans ambiguïté : les « Nomades » sont le plus souvent des personnes « présentant le caractère ethnique particulier aux romanichels, bohémiens, tziganes, gitanos ». Derrière le critère législatif décrivant en apparence un mode de vie nomade, il y avait bien des intentions ouvertement racistes.
À partir de l’été 1940, le régime de Vichy a déployé sa propre politique de persécution des populations considérées comme « Nomades ». Vichy ne s’est donc pas contenté de mettre en œuvre les ordres de l’occupant allemand ?
Avant même de parler de la politique du régime de Vichy, il faut rappeler que l’immobilisation du monde du voyage est la conséquence du décret du 6 avril 1940 adopté par la Troisième République en guerre. Vichy le conservera, puisqu’il prévoyait déjà l’assignation à résidence et l’internement des « Nomades ». Marcel Peyrouton, ministre de l’Intérieur du maréchal Pétain, signe le 20 janvier 1941 une circulaire qui reprend mot pour mot le texte du décret du 6 avril 1940, et cette circulaire constitue le texte officiel définissant la politique de Vichy à l’égard des « Nomades ». On peut donc soutenir que cette décision est, pour l’essentiel, indépendante de la politique mise en œuvre par les Allemands en zone occupée, mais pas sans rapport avec les dispositions législatives et réglementaires de la Troisième République. Pour autant, les camps d’internement pour « Nomades » seront ouverts par ordre de Vichy et par ordre des occupants. Il y en a eu plus d’une cinquantaine.
Les persécutions se sont-elles poursuivies après la Libération ?
En septembre 1944, quand le territoire fut libéré dans sa presque totalité, les mesures d’assignations à résidence et d’internement des « Nomades » n’ont pas été levées, comme elles le furent pour les autres groupes persécutés. Le Gouvernement provisoire de la République française décida au contraire de conserver sa pleine application au décret du 6 avril 1940 prévoyant l’immobilisation des « Nomades ». Ces derniers restèrent donc assignés à résidence dans des villages ou des villes ou internés dans des camps jusqu’à l’été 1946. Nous n’avons pas pris la mesure des conséquences d’une telle décision qui priva des citoyens français de liberté pendant deux années entières après la libération du pays. Les déportations vers l’Allemagne avaient cessé, mais les conditions d’assignation et d’internement demeurèrent identiques. La sous-alimentation chronique continua de produire ses effets désastreux sur la santé des assignés et des internés.
La décision politique de maintenir un décret qu’aucun des principes de la République ne pouvait justifier, peut être aujourd’hui considérée comme le principal obstacle à une enquête historique sur la situation réelle des « Nomades » en France pendant la guerre. On ne pouvait condamner la politique des « Nomades » de Vichy sans condamner aussi la politique des « Nomades » de la République, avant et après la guerre. Personne n’y était prêt.
Alors même que le statut de « Nomades » avait facilité l’assignation à résidence, l’internement et la déportation, il fut maintenu sans aménagement aucun. Quelques dizaines d’années plus tard, alors que le mouvement de mai 1968 a pu permettre des réformes significatives concernant les prisons, les droits des homosexuels ou le droit des femmes, pour les « Nomades », ce moment d’intense critique sociale n’eut pour principal effet qu’un changement de dénomination d’une catégorie administrative.
La loi de 1969 remplaça la catégorie de « Nomades » par la catégorie de « gens du voyage », qui est encore en usage aujourd’hui. Malheureusement, ce changement d’étiquette a caché le maintien de l’essentiel des politiques anti-nomades jusqu’aux lois Besson de 1990 et 2000, qui instaurèrent les aires d’accueil des gens du voyage. L’étude de la période de la guerre est donc indispensable, si l’on veut comprendre la signification véritable de cette dernière loi, adoptée par un gouvernement « socialiste ».
C’est cette continuité des politiques anti-nomades jusqu’à aujourd’hui qui a été l’impulsion de votre recherche ?
En avril 2015, avec Valentin Merlin, nous avons installé notre caravane sur l’aire d’accueil des gens du voyage de Saint-Menet, dans le 11e arrondissement de Marseille. Là, entre la voie ferrée et l’autoroute, près d’une usine classée Seveso et d’un transformateur électrique, nous avons été les voisins de Voyageurs et de Roms durant plusieurs années.
La raison de notre présence en ce lieu inhospitalier était de mener un terrain pour une thèse en ethnologie sur les formes politiques des collectifs de Roms de Provence. À notre arrivée, nous avons découvert avec stupéfaction que la République française a organisé sur son territoire un véritable régime de ségrégation. Comme les aires d’accueil sont réservées à la catégorie de Français que l’administration nomme les « gens du voyage », seuls ces derniers peuvent accéder à ces lieux. Ayant un travail itinérant et pouvant justifier d’une absence de domicile fixe depuis plus de six mois, Valentin Merlin a obtenu un livret de circulation qui nous a ouvert les barrières des aires d’accueil.
Nos voisins, aussi bien les Roms que les Voyageurs, avaient en commun d’être les descendants de personnes qui avaient connu pendant la guerre, pour certains, les camps d’internement de « Nomades », pour d’autres, l’assignation à résidence, et pour d’autres encore, la déportation. Ce sont en fait eux qui, à travers leurs témoignages et leurs questions, nous ont mis sur la piste de la nécessité d’une recherche historique sur la résistance des « Nomades ».
À partir de quelles sources avez-vous mené la recherche historique ?
Sur les indications de nos voisins, nous avons pu localiser certaines des archives des « Nomades » pendant la guerre. Puis, de fil en aiguille, nous avons fini par consulter des documents dans plus de soixante dépôts d’archives départementales, dans les archives de la Défense, aux Archives nationales et dans les archives de l’Église de France. Un grand nombre de ces pièces étaient inédites. Nous avons bénéficié de l’arrêté de 2015 autorisant la consultation des archives de la Seconde Guerre mondiale.
Des découvertes archivistiques nous ont aussi mis sur les traces de certains témoins encore en vie. Nous avons réalisé alors des entretiens aux quatre coins de la France et nous avons confronté des sources administratives – carnets anthropométriques, rapports de gendarmerie, recensements, registres de camps d’internement, arrêtés d’assignation à résidence, etc. – à la parole vivante du monde du voyage. Il y a là une véritable originalité de notre méthode : les chercheurs avaient rédigé jusqu’ici une histoire du point de vue de l’administration. Les Nomades face à la guerre est au contraire une histoire des résistances des « Nomades » à cette administration.
Les autorités françaises ont-elles officiellement condamné et reconnu leurs torts à l’égard des Nomades ?
Cette reconnaissance, très attendue, est arrivée tardivement. Le 29 octobre 2016, François Hollande, alors président de la République, déclare sur le site de l’ancien camp de Montreuil-Bellay : « La République reconnaît la souffrance des nomades qui ont été internés et admet que sa responsabilité est grande dans ce drame ». Il fait un historique assez complet des persécutions subies par les « Nomades » en France, mais ne retient pas la qualification de génocide, semblant ainsi accréditer la thèse que les « Tsiganes » auraient connu un meilleur sort sur le territoire français que dans le reste de l’Europe.
Quelles ont les conséquences concrètes de cette absence de reconnaissance jusqu’en 2016 ?
La reconnaissance officielle de 2016 a surtout été symbolique : elle n’a été suivie ni de l’ouverture d’une mission de recherche, ni de la création d’un site mémoriel muséal, et encore moins de réparations. Il est aussi important de dire que, lors de la commémoration de Montreuil-Bellay, il y avait surtout des représentants des centres sociaux travaillant avec les Voyageurs, et peu de Voyageurs eux-mêmes.
De fait, la relation entre l’État et les « gens du voyage » est une relation médiatisée par des professionnels de l’action sociale. Cette médiatisation a produit une dépolitisation des « gens du voyage » qui se trouvent dans une situation de dépendance structurelle à l’égard des administrations. Les représentants de l’État ne considèrent pas les « gens du voyage » comme des interlocuteurs à part entière, mais comme des citoyens de seconde zone qu’il faut éduquer à la citoyenneté et ne jamais perdre de vue.
Un bon exemple de cette relation infantilisante à l’État nous est donné par l’obligation faite aux « gens du voyage » de disposer d’une domiciliation dans un centre social. En pratique, ils retirent leur courrier auprès d’une assistante sociale et donnent une adresse qui les identifie comme des assistés sociaux – la formule est sans doute un peu rude, mais elle correspond bien à la manière dont ils sont perçus dans le monde des gadjé.
Concrètement, ouvrir un compte en banque, faire une demande de crédit, souscrire une assurance auto, payer ses impôts, ouvrir une ligne de téléphone mobile ne peuvent se faire de manière anonyme : les organismes concernés savent immédiatement, grâce à l’adresse « CCAS » qu’on leur donne, qu’ils ont affaire à des « gens du voyage ». Cette politique d’assistance sociale se met en place officiellement à partir de 1946, mais elle trouve son origine plus lointaine, dans la période de la guerre, dans une présentation paternaliste de la politique d’internement dans les camps de « Nomades ».
Le camp de Saliers, près d’Arles dans les Bouches-du-Rhône, en est un bon exemple : la propagande vichyste qui l’entoure disait vouloir réunir en un même lieu des « Nomades » pour scolariser les enfants et donner un travail sédentaire aux adultes. La politique d’après-guerre ajoutera à ces justifications un argument de santé publique, qui existait déjà avant-guerre, mais sous une forme encore embryonnaire, dans les pages de suivi sanitaire que l’on trouve à la fin du carnet anthropométrique.
En clair, l’histoire des « Nomades » pendant la guerre nous donne des instruments pour comprendre les politiques de l’après-guerre. Vichy est le ressort inconscient des politiques publiques à l’égard des Voyageurs et des Roms depuis 1946.
Certains Nomades ont-ils obtenu réparation des torts subis pendant la guerre ?
Pendant de nombreuses années, les internés des camps de Nomades n’ont pas été reconnus comme des internés politiques. Les organismes successifs chargés de délivrer les cartes d’internés ont considéré ces camps, comme Saliers et Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes (dans l’Yonne), non pas comme des camps d’internement, mais comme des « centres d’hébergement » qui étaient censés ne pas être des lieux de privation de liberté.
Il a fallu attendre la publication des travaux de Jacques Sigot, dans les années 1980, pour que l’Office national des anciens combattants (Onac) commence à remettre en cause cette qualification. Pour autant, au lieu de reprendre tous les dossiers de demandes antérieures qui avaient été déboutés, ce changement de perspective prit la forme d’examens au cas par cas, dont l’issue était souvent aléatoire.
Raymond Gurême avait ainsi fait une première demande en vue de l’obtention du statut d’interné politique en 1983, mais ce n’est qu’en 2010 que sa demande fut satisfaite, peut-être d’ailleurs davantage parce qu’il allait publier un livre [1] que pour des raisons de fonds. Un tel parcours du combattant pour obtenir une carte donnant droit à une indemnisation dérisoire en a découragé plus d’un.
Ajoutons à cela que certains « Nomades » furent déportés et internés dans des camps en tant que droit commun, parce qu’ils avaient contrevenu à la législation anti-nomades. Comme les droits communs étaient exclus du régime d’indemnisation, les « Nomades » que l’on avait considérés ainsi furent systématiquement déboutés de leurs demandes, et ne purent prétendre à la reconnaissance du caractère inique de leur condamnation pour droit commun, ce qui est tout de même un énorme paradoxe.
Les biens des internés nomades confisqués à l’entrée des camps en France ont-ils été restitués ?
Dans le cas des « Nomades », il n’y a pas eu de législation concernant la spoliation de leurs biens [2]. Ces derniers ont été confisqués au moment de leur arrestation, et, dans la plupart des cas, on en a perdu la trace.
C’est une question encore aujourd’hui brûlante : on se souvient dans les familles de telle caravane, de tel chapiteau ou des animaux qui disparurent après le mois d’avril 1940 [3]. Après-guerre, les pouvoirs publics firent comme si les « Nomades » avaient toujours été dans la misère qu’ils connurent effectivement à la sortie des camps et de l’assignation à résidence.
Le témoignage de Denise Waiss sur sa sortie du camp de Jargeau (Loiret) est, à ce titre, particulièrement frappant. Sa famille ne dut sa survie qu’à la charité de quelques personnes. On les avait laissés partir du camp sans leur restituer leurs biens d’avant-guerre. C’est la politique de Vichy et des Allemands qui a transformé le monde du voyage français en un quart-monde. Avant-guerre, il y avait parmi eux des riches, des classes moyennes, et aussi une frange assez pauvre, mais capable de subvenir à ses besoins grâce à toutes sortes de métiers.
Une véritable politique de réparation pourrait-elle jouer un rôle dans la lutte contre les discriminations actuelles ?
Une mission d’étude historique en vue de la constitution d’un mémorial et d’un enseignement sur la persécution des « Nomades » serait indispensable. Mais il me paraît important de ne pas retenir seulement de cette histoire que les « Nomades » ont été uniquement des victimes. Il faudra souligner leur contribution active à la lutte contre Vichy et contre l’occupant allemand, en décrivant la spécificité d’une résistance qui devait lutter sur deux fronts, contre une politique de répression aussi ancienne que la loi de 1912 et contre les formes qu’elle prit pendant la guerre.
Une politique de mémoire et de réparation contribuerait à faire apparaître enfin sous leur jour véritable les politiques mises en œuvre aujourd’hui à l’égard des « gens du voyage ». Comment, lorsque l’on connaît l’histoire des « Nomades » face à la guerre, ne pas réaliser la nature inique de la ségrégation spatiale que constitue l’obligation de résider sur des aires d’accueil [4] ? Les Français peuvent-ils continuer d’accepter qu’une partie d’entre eux n’aient pas le droit de choisir leur lieu de résidence ? Il s’agit là de toute évidence d’une restriction extrême de la liberté de circulation. Toutefois, la connaissance de l’histoire n’est que l’un des éléments permettant de faire céder les préjugés qui constituent encore aujourd’hui le terreau de l’antitsiganisme français.
Recueilli par Rachel Knaebel
Photo de une : Aire d’accueil de gens du voyage de Saint-Menet, à Marseille, située à côté d’une
autoroute, d’un transformateur électrique, d’une déchèterie pour BTP, d’un site Seveso, de voies de TGV et d’un terrain de motocross. ©Valentin Merlin.