Les vieilles recettes anti-syndicales de la « Silicon Valley » française 

par Camille Stineau, Marie Gréco

Les aides publiques affluent pour relocaliser la production de semi-conducteurs en France. Mais l’État reste peu regardant sur les pratiques sociales des entreprises bénéficiaires : les discriminations anti-syndicales y sont courantes.

Des puces électroniques, des subventions publiques et des syndicalistes réprimés par la direction. C’est peu ou prou ainsi qu’on pourrait résumer l’activité du géant des puces électroniques STMicroelectronics sur son site de Crolles, près de Grenoble (Isère). L’entreprise de semi-conducteurs, cotée au CAC40, y emploie autour de 5000 personnes.

Le chiffre est en passe de grimper à 6000 avec le projet d’extension de l’usine, pour lequel le gouvernement a débloqué 2,9 milliards d’euros de subventions dans le cadre du plan France 2030 et du « Chips (puces) Act » européen. Ce programme vise à relocaliser la production de semi-conducteurs, très concentrée en Asie, et dont la demande est portée par l’essor de l’intelligence artificielle.

Dans la région grenobloise, la société a fait l’objet de plusieurs condamnations pour discrimination syndicale. Dans une décision du 1ᵉʳ février 2024, la cour d’appel de Grenoble reconnaît que la politique de STMicroelectronics est « de nature à dissuader les salariés de s’engager syndicalement et a fortiori d’assumer des mandats de représentation. » Le salarié ayant porté l’affaire devant les tribunaux a subi une stagnation de son coefficient salarial durant treize ans à partir de l’année 2010, au cours de laquelle il s’est engagé à la CGT.

Une responsable candidate du Front national

Aimeric Mougeot, représentant CGT du site de Crolles de la multinationale, estime que le climat social tendu au sein de l’entreprise est le fait d’une équipe sélectionnée singulièrement pour réprimer le syndicalisme. Le CV de l’actuelle responsable des relations sociales et juridiques sur place, Anne-Laure G., laisse deviner un positionnement peu amène vis-à-vis des syndicats. Elle était candidate Front national à Grenoble lors des élections cantonales de 2011.

L’année précédente, elle avait suivi un stage de deux mois au sein de l’Institut de Formation politique, un organisme de formation néolibéral et conservateur, également membre du réseau Atlas, créé pour diffuser les idées libertariennes d’extrême-droite à travers le monde et en Europe. La responsable ne semble pas avoir abandonné sa sympathie pour l’extrême droite, puisqu’en 2021 elle réagissait par une mention « j’aime » sur le réseau social Linkedin à une publication de Marion Maréchal. Contactée, la cadre n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Capture d'écran d'un compte Linkedin
La capture d’écran du compte Linkedin, effectuée en 2021 par un salarié de STMicroelectronics montre que la chargée de relations sociales de l’entreprise a suivi une formation à l’Institut de formation politique, un think tank très conservateur, en 2010, après avoir réalisé un stage dans une organisation anti-droit à l’avortement et proche de l’extrême droite irlandaise.
DR

Chez ST, les tensions s’intensifient particulièrement lors des mouvements sociaux. « Quand il y a une grève, les huissiers sont systématiquement présents, et on voit les RH noter sur un calepin les noms des personnes mobilisées », témoigne l’élu CGT Aimeric Mougeot. Ces éléments sont confirmés par une lettre de l’Inspection du travail de 2020 que nous avons pu consulter.

Dans ce courrier, envoyé dans un contexte de grève sur le site de Crolles, il est entre autres reproché à l’entreprise des fouilles récurrentes de véhicules ciblant particulièrement des militants syndicaux, des pressions exercées par des managers ou des représentants de la direction lors de distributions de tracts et des petites phrases prononcées à l’encontre de grévistes par leurs supérieurs hiérarchiques. Cela vire parfois à l’absurde, comme lorsque le DRH de l’entreprise « demande aux militants syndicaux de s’appliquer du gel hydro-alcoolique sur les mains entre chaque tract distribué au personnel », rapporte la lettre.

La répression cible également des personnes soupçonnées de sympathie à l’égard des mouvements de grève. Il est par exemple mentionné dans le courrier de l’Inspection du travail le cas d’un salarié à qui un manager aurait dit : « Je ne comprends pas pourquoi tu descends faire grève. Si tu as besoin d’argent, il faut venir travailler les jours fériés. »

L’inspection du travail relate aussi le cas d’un syndicaliste dont le manager a fait explicitement un lien entre sa participation au mouvement et le blocage de son évolution de carrière. Ces faits sont « constitutif[s] d’une discrimination », précise le document.

« STMicroelectronics a depuis longtemps favorisé le dialogue social dans le quotidien, au plus près des équipes », fait de son côté valoir la direction de l’entreprise en réponse à nos questions. Elle précise qu’un accord d’entreprise d’avril 2022 « vise à renforcer le statut des représentants du personnel et la qualité du dialogue social en traitant notamment des questions de temps de travail et de mandat, de rémunération et d’évolution de carrière. » Le fabricant de semi-conducteurs « rejette toute forme de discrimination dans l’entreprise quel que soit le statut ou la position de ses salariés ».

STMicroelectronics n’est pas la seule entreprise à décourager l’engagement syndical. Dans la vallée grenobloise, cœur battant de l’industrie de la tech en France, les condamnations se multiplient pour des faits similaires. Soitec (producteur de semi-conducteurs), Capgemini (numérique) ou Schneider Electric : ces noms apparaissent régulièrement dans des décisions de justice portant sur leurs relations avec les syndicats.

« La méthode de la discrimination syndicale s’en prend individuellement aux syndicalistes. Elle est systématique dans toutes les grandes entreprises parce qu’elle permet de dire, de manière subliminale, à l’ensemble des salariés, que syndicalisme rime avec abandon de carrière », analyse François Clerc, ancien syndicaliste chez Peugeot, reconnu pour avoir créé la « méthode Clerc », qui permet de comparer les évolutions de carrières entre syndiqués et non syndiqués, et utilisée pour faire reconnaître les cas de discrimination syndicale devant les tribunaux.

Placardisée après avoir pris sa carte à la CGT

De la placardisation au tribunal, Dominique* raconte avoir connu une descente aux enfers après avoir pris sa carte à la CGT. Embauchée il y a une quinzaine d’années chez un des leaders mondiaux des services numériques, cette personne s’engage rapidement dans des activités syndicales en raison de ce qu’elle estime être de mauvaises conditions de travail.

Dominique témoigne avoir reçu un coup de téléphone de la responsable des ressources humaines après une élection professionnelle. « Elle m’a dit “nous espérons que tu sauras faire la part des choses entre ton activité sociale et ton activité de production, afin de ne pas compromettre ta progression dans l’entreprise », se souvient Dominique.

Peu de temps après, à la suite d’un conflit avec son employeur, elle se fait — selon ses mots — « placardiser », d’après l’expression consacrée pour désigner les salariés mis à l’écart des activités d’une entreprise pour les isoler. « Ils me proposaient bien du travail, mais c’était de la foutaise. Par exemple, on me donnait une mission à Lyon, et le même jour, j’avais un entretien avec mon chef à Grenoble », confie l’ancienne salariée, encore marquée par sa douzaine d’années passées au placard.

Cet élément parmi d’autres a permis à la justice de condamner son employeur pour discrimination syndicale. La société, cotée au CAC 40, a dû lui verser une somme importante pour le préjudice subi.

Les augmentations de salaire cessent une fois syndiqué

La discrimination en raison de l’activité syndicale, Pascal* aussi l’a subie, jusqu’à devenir une cible, littéralement. Technicien à l’usine de conception et de production de semi-conducteurs Soitec à Bernin (Isère) depuis 1993, il représente dans les années 2000 Force Ouvrière (FO) en tant que délégué syndical.

À l’été 2006, un superviseur recouvre une photographie de lui avec trois cercles rouge vif et autant de flèches roses. « Faire de ma tête une cible signifie qu’on veut ma peau », s’indigne encore l’homme, 18 ans plus tard. Le montage est envoyé par mail à un supérieur hiérarchique. Il est accompagné du slogan : « FO !!!! le syndicat qu’il vous FO !!! Couverture social garantie glandage assuré remise en forme garantie dans les 15 jours ! ». L’échange de courriels a été communiqué à Pascal par une source anonyme, nous avons pu le consulter.

Capture d'écran
« On veut ma peau »
Mail envoyé par un superviseur de l’entreprise Soitec, dans lequel on peut voir la tête de Pascal (floutée par nos soins) dans une cible, ainsi que trois flèches roses, avec en-dessous les lettres CCCP, qui signifient URSS en russe.
DR

Pourtant, Pascal raconte avoir eu de bonnes relations avec ses managers à ses débuts dans l’entreprise. « On me considérait comme un bon employé, on me félicitait, on m’augmentait… », énumère-t-il. Tout change lorsqu’il se syndique, en 1997. Dès lors, il voit ses augmentations décélérer puis chuter à 0 %. Il soutient également avoir senti les directeurs des ressources humaines scruter l’ensemble de ses faits et gestes, à l’affût de la moindre erreur.

« On voulait m’écarter », considère-t-il. « La direction de Soitec avait des a priori sur certains syndicalistes, en particulier ceux estampillés FO, appuie une ancienne assistante RH ayant travaillé à ce poste de 2005 à 2006. Les supérieurs n’aimaient pas leur côté gauchiste à l’ancienne. »

Cette situation conduit Pascal à saisir les Prud’hommes en 2008. Il estime être victime de harcèlement et de discrimination syndicale. En 2016, la Cour d’appel de Grenoble condamne Soitec à lui verser 130 000 euros « à titre de dommages-intérêts en réparation de l’entier préjudice résultant de la discrimination syndicale ». La condamnation n’empêche pas l’entreprise de toucher d’importantes subventions publiques indépendamment de ses pratiques sociales.

Soitec emploie aujourd’hui plus de 3000 salariés à travers le monde, dont plus de la moitié à Bernin où elle a étendu ses moyens de production en 2023. La multinationale a d’ailleurs inauguré une nouvelle usine en septembre 2023, sortie de terre avec l’appui de plus de 100 millions d’euros d’aides publiques françaises et européennes, en présence du commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton.

Le cas de Pascal n’est pas isolé. La crainte de la discrimination chez Soitec pousse certains syndicats à n’exposer que des salariés protégés par un mandat. En effet, tout licenciement d’un employé élu syndical doit être approuvé par l’Inspection du travail. C’est la raison pour laquelle les tracts de la CGT Soitec sont exclusivement distribués par des militants élus. « Clairement, si on envoyait une personne sans mandat, on aurait peur pour elle. Une discrimination insidieuse pourrait se mettre en place », appuie Fabrice Lallement, délégué syndical CGT et élu au comité social et économique (CSE) de Soitec.

Le syndicaliste assure que, dans cette entreprise spécialiste des matériaux semi-conducteurs, la répression est particulièrement intense lors des épisodes de grève portant notamment sur les conditions de travail. « En juin 2022, on a bloqué la production pendant une semaine. Le mouvement est parti des salariés faisant les nuits du week-end. Depuis la grève, on a recensé quatre licenciements dans cette équipe », détaille Fabrice Lallement. Malgré nos sollicitations répétées, Soitec n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien, l’entreprise de Dominique non plus.

Camille Stineau et Marie Gréco

En photo : Le commissaire européen Thierry Breton en visite à l’usine de Soitec, qui fabrique des semi-conducteurs près de Grenoble, le 28 septembre 2023/Étienne Maury (Hans Lucas)

Suivi

*Les prénoms ont été modifiés