Adrien Quatennens, Taha Bouhafs, Julien Bayou, Éric Coquerel … De ces affaires, on connaît les communiqués, les prises de parole publiques et les articles de presse. Mais on ne voit pas ce qui se déroule au sein des partis, la tambouille interne.
À gauche pourtant, les partis et les syndicats se saisissent de ces affaires de violences commises par des militants contre des militantes ; les violences commises contre des salarié.es des partis ou syndicats sont gérées différemment, car elles dépendent du droit du travail. Des militants, surtout des militantes, écoutent les victimes – non salarié.es donc – et enquêtent sur ces violences sexistes et sexuelles. Mais, entre tâtonnements et résistances des camarades, ce n’est pas toujours chose facile.
À Solidaires, on se souvient du premier choc. La prise de conscience arrive dans le sillage du mouvement « MeToo ». Comme tous les ans, des militantes organisent en 2018 une formation à l’approche du 8 mars, journée internationale des droits des femmes. Cette fois, elles décident de faire passer des papiers vierges dans la salle, en proposant aux personnes présentes d’y inscrire quelque chose si elles ont été témoins ou victimes de violences sexistes et sexuelles (VSS) dans leur travail ou dans le syndicat. Chaque cas de violence devait être inscrit sur un papier différent. « On était une trentaine, et on a eu une centaine de bouts de papier. Y compris des choses dans le syndicat », se rappelle Julie Ferrua, secrétaire nationale à Solidaires en charge des questions liées aux femmes. Les syndicalistes présentes sont abasourdies.
Et puis, des affaires commencent à remonter. Jusqu’au jour où l’organisation doit gérer un cas de viol. Ce sont des militantes qui prennent l’affaire en main. Sans protocole, sans cellule dédiée, et avec la pandémie, l’enquête est difficile et les sanctions tardent. Le militant finit par être exclu de sa structure, mais en rejoint une autre, toujours au sein de l’union syndicale. De cette affaire, Solidaires retient une chose, selon Julie Ferrua : « On s’est rendu compte qu’on était tous sur la même ligne sur ces questions : il fallait qu’on trouve une réponse commune. » L’organisation est en train de fonder sa propre cellule, avec un œil attentif sur ce qui se fait ailleurs.
Différentes méthodes, même objectif
Europe-Écologie les Verts (EELV) est l’un des premiers partis à mettre en place une cellule, dès 2016, à la suite de l’affaire Denis Baupin. Cet ancien adjoint au maire de Paris et ancien député était accusé par quatre femmes du parti d’agressions sexuelles. La même année, la CGT expérimente son propre organe de recueil de la parole des victimes. En 2018, ce sont les Insoumis qui valident la création de ce qui deviendra le « Comité de suivi contre les violences sexistes et sexuelles » (CVSS). En quelques années, la majorité des organisations de gauche ont mis en place ou engagé le processus de création de dispositifs dédiés aux VSS.
« De la même manière qu’on le ferait pour quelqu’un qui se rendrait coupable de prosélytisme pour l’extrême droite, on se saisit de ces questions de violences sexistes et sexuelles, résume Béatrice Lestic, secrétaire nationale de la CFDT. C’est en effet contraire à nos statuts ». Depuis des décennies, les partis et syndicats ont des mécanismes internes pour faire face à des atteintes à leurs principes. Le plus souvent, c’est géré par une commission des conflits, qui statue sur une sanction adaptée. Mais pour les violences sexistes et sexuelles, moins connues et encore taboues, cela reste alors compliqué.
À la France insoumise (LFI), par exemple, on choisit de mettre en place un groupe composé uniquement de femmes. Il a pour rôle d’écouter et de recueillir la parole des victimes, de les orienter vers des démarches judiciaires ou de l’aide psychologique, avant d’éventuelles démarches internes. « C’est la porte d’entrée », résume Sarah Legrain, députée et présidente de ce comité. Ensuite, ses membres se chargent de transmettre un signalement « le plus précis possible » au Comité du respect des principes, instance indépendante de la direction, habilitée à enquêter et à prendre des sanctions dans le parti.
Des suspicions, il y en a beaucoup - de la part d’observateurs extérieurs comme de certains militants. Julien Bayou, accusé de violences psychologiques, a dénoncé d’être « présumé coupable ». Son avocate a souligné que, malgré de nombreuses relances, il n’a pas été entendu par la cellule d’enquête de son parti. Idem pour Taha Bouhafs, candidat LFI désinvesti avant les législatives pour des accusations de violences sexuelles. « Comment puis-je me défendre de faits dont je ne sais rien ? Vous ne voulez même pas m’entendre ? » s’insurge le militant, à destination de son parti, dans un communiqué.
Après un difficile et long silence, c’est le moment pour moi de reprendre la parole, pour vous donner les explications que je vous dois.
Et demander les réponses que l’on me doit.
Lettre ouverte à la @FranceInsoumise
1/2 pic.twitter.com/PXrXkvC2I1
— Taha Bouhafs (@T_Bouhafs) July 5, 2022
La question du contradictoire est l’un des points « chauds » pour les cellules. Leur travail est, par définition, confidentiel. Sarah Legrain (LFI) a bien conscience de cette limite : « L’un de nos enjeux est d’avoir plus de transparence, tout en explicitant bien que l’on n’aura pas de communication publique sur les cas traités. Une piste pourrait être que chaque personne ait connaissance des processus d’enquête. » Face à cette défiance envers son travail, la cellule d’EELV a décidé de rendre public son protocole. Les personnes mises en cause sont en général entendues à la fin de l’enquête. Enquête dont le déroulé est tenu secret, pour protéger les victimes. Il est donc impossible de savoir, ni pour Julien Bayou, ni pour Taha Bouhafs, ni pour d’autres, à quelle échéance ils seront mis face aux accusations.
De même, la suspension de Taha Bouhafs en amont des élections législatives, entourée d’incompréhension, est le fruit d’un processus interne établi. Ce sont des mesures provisoires, prévues le temps de l’enquête, comme l’explique Sarah Legrain : « On a toujours utilisé ces méthodes, car dans le doute on protège l’environnement de la personne mise en cause, mais aussi le mouvement et l’image du mouvement. Et quand la personne est en passe de devenir candidate, et éventuellement d’être élue, on ne peut pas prendre le risque de lui donner l’immunité parlementaire. »
« On ne peut pas être en deçà des exigences du Code du travail »
Les partis politiques et les syndicats n’ont aucune obligation légale d’enquêter sur des violences en interne, sauf pour leurs salarié.es, puisque leur protection relève du Code du travail. En revanche, ils ont un devoir moral. « Si, dans le cadre d’universités d’été d’un parti, le toit s’effondre, il semblerait logique que le chef du parti soit tenu en partie responsable, illustre Caroline De Haas. C’est une question de santé et de sécurité. C’est pareil s’il a eu connaissance de faits ou de risques de violences sexistes et sexuelles. » La directrice associée d’Egaé, entreprise d’enquête et de conseil sur les violences sexistes et sexuelles pour différentes structures, s’entretient régulièrement avec des responsables politiques. « Je leur recommande toujours la même chose pour ces enquêtes : "appliquez le droit du travail". » Le Code du travail prévoit en effet l’obligation [1] pour les employeurs d’enquêter, et éventuellement de sanctionner, une personne pour des agissements sexistes et le harcèlement.
À la CGT, l’attention à ces questions vient précisément de leur engagement contre les violences dans les entreprises. « Notre stratégie a été de travailler d’abord sur la question des violences au travail, raconte Sophie Binet, membre de la commission exécutive du syndicat. Ça a été déterminant. On n’aurait pas pu commencer par une cellule interne. Commencer par le travail, cela implique d’être ensuite exemplaires. Dans nos rapports militants, on ne peut pas être en deçà des exigences du Code du travail. On peut et on doit d’ailleurs essayer de les surpasser. »
Chaque parti et syndicat a des expériences et des formes d’organisation différentes. Leurs cellules sont plus ou moins abouties. Certaines sont encore en cours de construction, d’autres se perfectionnent depuis plusieurs années. À la CFDT par exemple, ce sont des référents locaux qui sont en charge de l’accueil de la parole, avec une charte commune « qui explique que nous sommes une organisation syndicale qui n’est pas étanche aux dynamiques de la société, des violences peuvent aussi arriver en notre sein », précise Béatrice Lestic, secrétaire nationale de la CFDT. À l’inverse, la CGT possède une cellule unique et paritaire de recueil de la parole, tout en laissant à ses structures locales la responsabilité de la sanction.
Des réunions pour « s’enrichir des expériences des autres »
Témoignages anonymes ou en direct, présence de cadre ou d’élus dans les instances, possibilité de s’auto-saisir … Entre les partis aussi, les visions diffèrent. Mais toutes les organisations s’entendent sur des principes de base, de respect de la parole des victimes, de lutte contre les violences et d’attention aux conflits d’intérêts. Sur ces principes communs, partis et syndicats se retrouvent régulièrement pour échanger. « On regarde ce qui se passe chez les autres, on échange sur nos difficultés en toute confidentialité et toute franchise, en respectant le travail des autres », raconte Cécilia Gondard, secrétaire nationale du Parti socialiste pour l’égalité femmes-hommes.
En 2019, les membres de la cellule de veille de la CGT décident d’impulser ces réunions informelles. « Leur but est de s’enrichir des expériences des unes et des autres », souligne Sophie Binet, membre de la commission exécutive. Responsable confédérale, elle n’assiste pas à ces moments d’échange. Mais les militantes interrogées sont unanimes : ces échanges sont à la fois riches et utiles à chacune. Ils permettent aussi de prévenir les récidives d’une structure à l’autre – un membre d’un parti est parfois aussi syndiqué, ou peut changer d’organisation suite à son exclusion.
Chez Solidaires, ces expériences – bonnes et mauvaises – servent à la création de la cellule. « On regarde un peu ce qu’il s’est passé récemment, notamment avec les cellules de LFI et d’EELV, et de voir les réactions médiatiques tout autour », assure Julie Ferrua. Et d’ajouter : « Je soutiens les copines qui tiennent les cellules des différents partis, ce n’est pas évident, surtout avec les fuites médiatiques à gérer. »
À droite ? Rien de nouveau
Les associations spécialisées viennent en appui des militantes. Souvent, l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) est mobilisée pour former les membres des cellules. Le Collectif féministe contre le viol, association d’écoute des victimes de violences sexuelles et administrateur du numéro Viol femmes informations, a un partenariat avec le Parti communiste français et LFI.
Les cellules sont aussi en contact régulier avec des avocates et avocats, ou juristes. L’expertise d’associations et de professionnels est capitale. « Mais, bien sûr, nous ne nous substituons pas à la justice, appuie Sarah Legrain. La preuve : nous orientons des femmes vers la justice, nous traitons parfois en interne des cas déjà traités par la justice. Nous ne prononçons jamais et nous ne prononcerons jamais la culpabilité d’une personne. Ça, c’est le rôle d’un juge. »
Échanger, apprendre, s’améliorer … Toutes les femmes interrogées disent d’une même voix que « des progrès ont été faits, mais c’est encore un processus en cours ». Les cellules ont vocation à se perfectionner. Des enquêtes sur les VSS, la professionnelle Caroline De Haas le concède, c’est « une zone de travail en évolution ». « C’est à la fois un moment très intéressant, mais aussi fragile », résume-t-elle.
« Je pense que toutes les organisations de gauche en sont à peu près au même point, résume Sophie Binet. On en est à la phase où les victimes peuvent s’exprimer et trouver des soutiens, mais où les situations exprimées ne sont pas toujours réglées à la hauteur. »
À droite, les cellules n’existent pas. Chez les Républicains, le numéro trois du parti Aurélien Pradié est chargé de recueillir les (rares) signalements. À l’extrême droite, on dit simplement qu’il n’y a pas de problèmes de violences sexuelles, résume France Info. Seul Renaissance a annoncé la création d’une cellule, dirigée par Marlène Schiappa – ancienne secrétaire d’État rattachée auprès de Gérald Darmanin. Ce qui n’empêche pas ces partis de l’autre bord politique d’utiliser ces affaires pour critiquer la gauche. « C’est une instrumentalisation politique, s’insurge Sarah Legrain. Ça permet à tous ceux qui ne se préoccupent pas de ces questions-là de pointer du doigt ceux qui adressent ces questions, en disant que c’est le bazar chez nous. Pourquoi c’est le bazar ? Parce qu’on s’en préoccupe. »
Emma Bougerol
Photo de une : Meeting du Front de gauche à Bourges le 23/11/2011, CC BY 2.0 PCF Bourges via Flickr