Bétonisation

« Ce projet de métropole est obsolète socialement » : les cimenteries du Grand Paris bloquées par des activistes

Bétonisation

par Lola Keraron

Depuis le 29 juin, 400 activistes bloquent l’industrie de la construction contre la bétonisation et le Grand Paris. L’action « Grand Péril Express » organisée par Extinction Rebellion clôt la saison 1 des Soulèvements de la Terre. Reportage.

Les bétonneuses de Lafarge se succèdent à l’entrée du terminal cimentier du port de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), qui relie la région parisienne à l’estuaire de la Seine, et au port du Havre. Vêtus d’une combinaison blanche et de masques colorés, les derniers activistes s’empressent de rentrer sur le site. « Vite , fermez les barrières. » Le stress est palpable. Les grilles se referment. Le terminal est bloqué. Les banderoles se déploient, les militants peignent les murs gris du slogan : « Sous le béton sème la rage ».

Apidae, 27 ans, ingénieur désillusionné : « Ce projet de métropole urbaine est complètement obsolète socialement. Nous devons repenser l’urbanisme tout entier. »

La même scène se déroule simultanément dans trois autres sites. Ce 29 juin, près de 400 militants ont bloqué un terminal cimentier, deux centrales à béton et un dépôt de sable et de granulat, appartenant aux sociétés Lafarge et Eqiom. Organisée par le mouvement de désobéissance civile Extinction Rebellion, l’action vient clore la première saison des « Soulèvements de la terre » : une mobilisation contre l’artificialisation des terres menacées par des projets industriels ou immobiliers.

À lui seul, le secteur de la construction émet 18 % des émissions de CO2 au niveau mondial pour ériger infrastructures, tours, immeubles et maisons, loin d’être eux-mêmes très écologiques à l’usage. « Les émissions provenant de l’exploitation des bâtiments ont atteint leur plus haut niveau jamais enregistré en 2019 », pointait un rapport de l’Onu fin 2020 [1]]]. En France, le secteur est le deuxième plus gros émetteur de gaz à effet de serre, derrière celui des transports et devant la production d’électricité.

Extinction Rebellion s’attaque donc au béton, considéré comme « le bras armé du capitalisme ». Au lieu de bloquer un chantier particulier – très nombreux dans le cadre du Grand Paris –, les activistes ont préféré viser l’amont de la chaîne. Ils dénoncent notamment les impacts dévastateurs de l’exploitation de sable, nécessaire au ciment. « Le Grand Paris est un projet régional mais il concerne toute la France », souligne Fanny, en référence à toutes les matières premières extraites nécessaires aux immeubles et infrastructures qui s’érigent tout autour de la capitale.

Cette action du 29 juin appelée « Grand Péril Express » cible particulièrement le projet du Grand Paris, et ses aménagements d’un coût estimé à 42 milliards d’euros, initié par Nicolas Sarkozy en 2010. Présenté comme un projet d’intérêt public pour répondre à la demande grandissante de logements, le Grand Paris prévoit la création de 35 nouveaux quartiers et 68 nouvelles gares du Grand Paris Express.

« À Gonesse, on met une gare au milieu d’un champ. À aucun moment elle ne répond au besoin des usagers »

« Ce projet de métropole urbaine est complètement obsolète socialement », estime Apidae, qui se qualifie d’« ingénieur désillusionné en voie de repentance ». « Les prix de l’immobilier vont monter et créer de la gentrification. Nous devons repenser l’urbanisme tout entier. » « En agrandissant les villes, nous restons toujours dans la même logique », abonde Jaja, activiste de 24 ans. Je ne pense pas que centraliser toute la vie dans le centre de Paris soit une solution. Nous devons retrouver des pôles d’intérêt à l’extérieur des villes. »

Le Grand Paris Express est le plus grand projet d’infrastructure de transports d’Europe, avec 200 km de lignes de métro tout autour de Paris. À l’heure du réchauffement climatique et de la nécessité de réduire la pollution automobile, étendre et densifier les transports en commun au-delà de Paris et de sa banlieue très proche n’est-il pas souhaitable ? Les militants demeurent dubitatifs sur l’utilité réelle de certaines lignes de métro. En regardant le tracé, ils constatent que les lignes serviront surtout à relier les futurs sites des Jeux olympiques 2024, les aéroports et les nouveaux quartiers de bureaux. Si certaines lignes prévues sont bien nécessaires, deux lignes sont toutefois particulièrement décriées : les 17 et 18, raccordant Orly à Roissy-Charles de Gaulle.

« À Gonesse, on met une gare au milieu d’un champ. À aucun moment elle ne répond au besoin des usagers », dénonce Apidae, activiste de 27 ans. Si le projet de gigantesque centre commercial Europacity a été abandonné, le gouvernement a choisi de maintenir cette gare en pleine campagne. Et tandis que ces nouvelles infrastructures sont construites, la rénovation du RER B est sans cesse repoussée, alors qu’elle répond à de réels besoins. Saclay connaît la même problématique : la ligne de métro 18 menace le maintien de l’activité agricole sans répondre aux besoins en transport de la population. « Ils vont urbaniser les terres agricoles, ce qui va aggraver les inondations dans la vallée », s’inquiète Linotte, étudiante en biologie.

Cass, 17 ans, étudiante à Sciences Po : « Quand tu manifestes, tu te sens impuissant. Avec ce blocage, nous ne nous regardons plus désespérément, nous agissons. »

Des militants font la sieste, dansent, pendant que d’autres escaladent les infrastructures pour accrocher des banderoles. Une quinzaine de femmes se sont réunies en cercle pour chanter : « Le message que l’on passe, l’histoire le retiendra ». « Point technique, il y a la police », fait remarquer l’une d’entre elles. Imperturbables, les chanteuses poursuivent tout en se dirigeant vers l’entrée du site avec l’hymne du mouvement Extinction Rebellion : « Nous sommes les racines du vieux chêne millénaire qui viennent défoncer le béton. »

Le mouvement de désobéissance civile porte quatre grandes revendications : « Dire la vérité » et « mettre en place des assemblées citoyennes » pour décider des mesures de justice sociales et climatiques à mettre en œuvre. « Nous discutons avec les élus locaux pour qu’ils informent les habitants des impacts du Grand Paris express », explique Apidae. En parallèle, le mouvement a organisé plusieurs assemblées populaires, comme celle à Saclay le 30 mai dernier, pour créer un débat avec les citoyens.

Un ouvrier travaillant sur le terminal cimentier : « Nous devrions construire aussi petit que nous sommes. »

« Il faut arrêter de mettre la faute sur l’individu et viser les grandes entreprises qui sont la source du problème », souligne Jaja. « Ça fait du bien d’agir concrètement », témoigne Cass qui participe à sa première action de désobéissance civile. Lassée des petites actions individuelles, l’étudiante de 17 ans en première année à Science Po attendait ça depuis longtemps. « Quand tu manifestes, tu te sens impuissant. Avec ce blocage, nous ne nous regardons plus désespérément, nous agissons. »

Les militants ont décidé de passer la nuit sur le site dans le décor de science-fiction au milieu des tas de sable, calcaire, graviers, et gravats. Les actions doivent se poursuivre toute la semaine, et finir par un week-end festif sur un campement mis en place depuis trois semaines sur le plateau de Saclay. La deuxième saison des Soulèvements de la terre s’attaquera aux industries et institutions qui empoisonnent les terres, en commençant par une marche en septembre jusqu’au ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation.

Lola Keraron