StopClub : l’application qui redonne du pouvoir aux chauffeurs Uber

par Emma Bougerol

StopClub, une application brésilienne, pourrait changer considérablement la donne pour les chauffeurs de VTC. Pour l’instant indisponible en France, elle donne tout de même de l’espoir aux travailleurs des plateformes.

C’est l’histoire des petits chauffeurs contre une grande plateforme, aidés par deux entrepreneurs de Rio, au Brésil. Une application états-unienne contre une brésilienne, une conçue pour le profit du géant Uber, l’autre pour essayer de faire mieux vivre les chauffeurs. Les créateurs de la seconde, Pedro Indana et Luis Neves sont issus de la grande bourgeoisie brésilienne. Autant dire qu’il « n’auraient jamais imaginé devenir des héros du prolétariat », ironise la revue en ligne indépendante brésilienne Piauí.

Face à Uber et aux tarifs des courses proposés, les chauffeurs de VTC (voiture de transport avec chauffeur) n’avaient jamais eu la main. L’entreprise américaine choisit le prix des courses selon un algorithme opaque. La marge de la plateforme, auparavant fixée à 25 %, est désormais variable. Le taux « a été modifié pour adopter un modèle qui varie en fonction de la demande et peut atteindre jusqu’à 60 % », affirme le cofondateur de StopClub, dans un billet publié sur le site de l’application.

« Sur 15 courses, il y en a trois ou quatre de rentables »

Le statut d’indépendant des chauffeurs impliquerait qu’ils fixent eux-mêmes leurs tarifs et conditions de travail. Mais c’est de fait Uber qui décide du prix des courses à chaque fois. Lorsqu’un travailleur reçoit la notification d’une nouvelle course, le parcours et la durée du trajet s’affichent sur son écran de smartphone. Le montant se base sur cette durée, en prenant en compte une estimation des embouteillages, mais aussi du parcours – qui inclut parfois des routes interdites aux VTC, comme les voies de taxi ou de bus.

Uber oblige à passer par des voies de bus
Extrait d’une discussion privée entre chauffeurs pour les plateformes
DR

En témoigne par exemple un message envoyé par un chauffeur pour Uber sur un groupe de discussion privé : « L’application Uber me fait prendre des couloirs de bus et dès que je reçois une amende, ils me font comprendre qu’ils ne sont pas responsables. Est-ce normal ? Que dois-je faire ? » Ses collègues lui conseillent de changer de GPS, et de ne pas faire confiance à la plateforme.

Selon Brahim Ben Ali, représentant de chauffeurs VTC et fondateur d’un syndicat français indépendant pour les travailleurs des plateformes, ces approximations sont peu fiables : « À Paris, à 17 h, ils peuvent par exemple estimer dix minutes de bouchons sur la course alors que dans la réalité on va rester bloqués 40 minutes quelque part. » Difficile alors pour les travailleurs de dégager de l’argent. « Sur quinze courses par jour, il y en a peut-être trois ou quatre de rentables, pour garder le chauffeur », affirme le militant pour les droits des VTC.

Les calculs de distance sont aussi parfois erronés, rapporte Brahim Ben Ali, puisqu’un point de récupération du client peut être indiqué à un kilomètre et dix minutes de trajet, alors qu’une autre application de navigation plus précise avec le trafic en temps réel l’estimera à trois kilomètres et 20 minutes. « Ça fait une perte réelle et considérable pour le chauffeur, résume-t-il. StopClub arrive à calculer tout ça. C’est ça qui gêne chez Uber. »

Voir son bénéfice en direct

StopClub a vu le jour en 2017, à l’initiative de ces deux entrepreneurs brésiliens partant du constat que les travailleurs d’Uber étaient isolés et précaires dans leur activité, raconte Piauí. D’abord, ils ont créé un lieu où les chauffeurs pouvaient se rassembler : « Ils s’y retrouvaient entre deux courses pour laver leur voiture, prendre un en-cas, se faire couper les cheveux et bavarder. Douze centres de ce type ont été créés dans différentes villes du Brésil, mais la pandémie a frappé et ils ont tous dû être fermés. »

Pedro Indana et Luis Neves convertissent alors leur projet en application, permettant aux chauffeurs d’échanger avec leurs collègues à proximité ou d’enregistrer en vidéo les courses, par souci de sécurité. « Au fil du temps, les pilotes eux-mêmes ont commencé à suggérer la création d’un outil pour calculer les gains des courses », dit Pedro Indana à Piauí.

En mars 2023, les concepteurs de l’application décident donc d’y ajouter cette fonction. StopClub fonctionne en parallèle de Uber et affiche, de manière lisible au-dessus de l’application Uber, le bénéfice estimé de la course pour le chauffeur. L’application intègre même la possibilité de refuser automatiquement une course si ce montant est trop bas.

Cette fonctionnalité a permis un bon dans les téléchargements de l’application. La revue brésilienne affirme que StopClub est passé de 87 000 utilisateurs en février 2023 à 530 000 en septembre 2023. « Tout le monde était content, sauf Uber bien sûr », écrit le média indépendant.

StopClub affiche le prix réel des courses
Sur l’application, les chauffeurs peuvent voir ce qu’une course va réellement leur apporter
Capture d’écran via TikTok (juscelinodrivercampinas)

La plateforme états-unienne décide de saisir la justice brésilienne, plus précisément la Cour de justice de São Paulo, en juillet dernier. « Ils ont allégué que l’entreprise avait interféré avec le fonctionnement régulier de l’application Uber et accédé illégalement aux informations privées de ses utilisateurs », rapporte. Mais StopClub affirme se baser uniquement sur les données en accès libre de la plateforme américaine. Uber demande de son côté la suspension immédiate de la fonction de calcul de rentabilité des courses – ce que l’entreprise brésilienne refuse.

Le 4 août, le tribunal a donné raison à Uber et ordonné la suspension de cette fonction ainsi que du refus automatique des courses. « Cette procédure n’est pas contre StopClub, cette procédure est une attaque à votre droit de choisir quelle course vaut la peine d’être acceptée ou non. Et nous ne nous arrêterons pas, affirme Luis Neves, dans une vidéo adressée aux utilisateurs de StopClub. Nous irons jusqu’au bout, pour vos droits. »

« Un pansement sur une plaie béante »

« Ce que veut Uber aujourd’hui, c’est proposer les trajets les moins chers possibles, affirme Brahim Ben Ali, représentant de chauffeurs VTC en France. Ils mènent une guerre pécuniaire avec leurs concurrents. Les travailleurs ne comptent pas. » L’homme illustre son propos avec une nouveauté qu’Uber veut importer en France : le « trip radar ».

Testé aux États-Unis, cette nouvelle fonctionnalité propose en simultané des courses à plusieurs travailleurs de la plateforme (chauffeurs ou livreurs de repas) dans une même zone. Normalement, une course est proposée à une personne à la fois. Si elle est refusée, elle est passée à un autre travailleur. Avec le « trip radar », c’est « premier arrivé, premier servi ». « Les chauffeurs garderont les yeux rivés sur le smartphone. C’est un danger », alerte Brahim Ben Ali.

Le syndicaliste admet que StopClub n’est « qu’un pansement sur une plaie béante » face aux multiples abus d’Uber. « C’est une solution temporaire, ajoute-t-il. Ils trouveront toujours un moyen de court-circuiter les solutions. » La seule manière de reprendre la main sur leur outil de travail, selon lui, serait d’avoir « la main sur tout ».

Mais Uber garde jalousement son algorithme de calcul des tarifs. Sans accès aux données, il est impossible pour les travailleurs des plateformes d’espérer reprendre la main sur leur outil de travail. « Si on ne fait pas une coalition tous ensemble, on ne va pas y arriver, conclut Brahim Ben Ali. Il faut que les travailleurs des plateformes de différents pays s’unissent et fassent pression sur Uber. »

En Europe, une directive européenne en discussion depuis deux ans visait à renforcer les droits des travailleurs ubérisés face aux plateformes qui les emploient. Malgré l’accord de la Commission et du parlement européen, celle-ci a finalement été rejetée par les gouvernements de plusieurs États membres, dont l’Italie, la Hongrie – gouvernés par l’extrême droite – et... la France.

Emma Bougerol

Photo de une : CC BY-NC 2.0 Deed Noel Tock via Flickr