La carotte et le bâton. Jamais cette expression populaire n’aura résonné de manière aussi forte auprès des habitants de la Meuse et de la Haute-Marne dans l’épineux dossier des déchets nucléaires. Cela fait près de vingt ans que leur cadre de vie est au centre d’un débat aussi passionné que complexe sur le sort que la France compte donner aux poisons ultimes de la filière électronucléaire : les déchets radioactifs dits de haute activité et à vie longue, issus notamment du retraitement des barres d’uranium usagées entreposés dans des « piscines » du centre de la Hague (Manche), sous la surveillance de l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra).
La carotte, ce sont les centaines de millions d’euros déversés depuis plus de vingt ans dans cette petite partie de la région Grand Est, en guise – doux euphémisme – « d’accompagnement économique » aux projets de l’Andra autour du petit village de Bure, au sud de la Meuse. Plus d’un milliard selon notre enquête ! C’est en 1998 que le gouvernement Jospin, avec comme ministre de l’Environnement l’écologiste Dominique Voynet, signe le décret qui officialise la création à Bure d’un « laboratoire » afin de tester dans son sous-sol argileux la conception d’une nécropole censée figer pour des millénaires 85 000 m³ de déchets radiotoxiques.
Fin de l’occupation au Bois Lejuc
Le bâton, c’est la sourde répression policière et judiciaire qui sévit dans les villages autour de Bure depuis trois ans. La lutte contre Cigéo – pour « Centre industriel de stockage géologique – s’est amplifié en 2015, avec l’arrivée de militants anti-nucléaires plus déterminés. Cette nouvelle dimension a pris forme dans l’occupation, à l’été 2016, du bois Lejuc, une forêt convoitée par l’Andra pour y creuser les premiers puits de son centre d’enfouissement.
L’occupation a pris fin le 22 février dernier, lorsque 500 gendarmes mobiles sont venus expulser la quinzaine d’opposants, logés dans des cabanes perchées dans les arbres, des barricades et des « vigies » aménagées de palettes en bois, de tôles et de bâches en plastique. Autour du bois dans les villages environnants, depuis des mois, les habitants, opposés ou non au projet, subissent barrages et contrôles routiers à répétition.
De nouveaux financements pour le développement local
Ces dernières semaines, le gouvernement a tenté de reprendre la main sur ce dossier hautement explosif. Aux manettes : le secrétaire d’État à la Transition écologique Sébastien Lecornu, laissant penser que le dossier échappait désormais à son ministre de tutelle Nicolas Hulot. Le 7 mars, le secrétaire d’État a présidé un « Comité de haut niveau » sur les déchets nucléaires, impliquant parlementaires de la région, élus locaux des conseils régionaux et départementaux, maires et présidents de communautés de communes, et enfin représentants de l’État [1], soit une soixantaine de personnes réunies dans une salle de conférence du ministère, boulevard Saint Germain à Paris.
A l’issue de ce conclave, face à la presse, Sébastien Lecornu a lui aussi manié carotte et bâton. La carotte prenant forme d’un nouveau « Contrat de développement territorial » : un demi-milliard d’euros arroseront Bure et les territoires voisins, en plus du milliard d’aides directes ou indirectes déjà versées depuis deux décénnies. Le bâton, celle d’une promesse de « rétablissement de l’État de droit » suite à l’évacuation du bois Lejuc. « Il fallait que l’ordre public soit rétabli avant d’envisager une nouvelle concertation », a-t-il affirmé. Ajoutant : « Certains opposants ont choisi la voie de la délinquance, mais en même temps je suis tout disposé à engager la concertation avec les opposants légaux, associations ou ONG, même s’ils font partie des acteurs étant très opposés au projet Cigéo. »
A Bure, un climat toujours extrêmement tendu
Malgré cet appel du pied, les principales organisations d’opposants – dont des structures nationales comme Sortir du nucléaire ou France nature environnement (FNE) – ont, la veille, annoncé leur « refus de "concertation", sur un projet non viable et dans les conditions actuelles de répression », et dénoncé « l’actuelle radicalisation des pouvoirs publics et leur illusoire appel à dialoguer ». Seules deux ONG, Greenpeace et Negawatt, ont rencontré le ministre Nicolas Hulot et son secrétaire d’État récemment, mais l’entretien ne concernait pas exclusivement le projet Cigéo (la rencontre s’est déroulée avant l’évacuation du 22 février). En prévision du week-end des 3 et 4 mars, alors que se tenaient des rencontres inter-comités dans la Meuse, la préfecture située à Bar-le-Duc avait dégainé quatre arrêtés d’interdiction – de « survol », de manifestation, de circulation et de stationnement –, sitôt contestés en référé-liberté. le Tribunal administratif de Nancy a débouté les opposants, en reconnaissant de possibles « troubles à l’ordre public ».
Bilan, neuf gardes à vue et deux comparutions immédiates ont eu lieu après ce week-end de manifestations interdites, s’ajoutant à la longue liste de militants et d’agriculteurs interpellés ou jugés pour des raisons diverses. Le 6 mars, une personne était ainsi poursuivie devant le TGI de Bar-le-Duc pour « port d’armes » après un contrôle routier : elle avait dans son véhicule deux canifs, un câble électrique et une pelle à tarte… Le verdict sera prononcé en avril. Le 19 mars, le même tribunal condamne trois personnes pour « violences » et « rébellion », pour avoir résisté lors de leur expulsion du bois Lejuc : deux ont écopé de trois mois de prison ferme, assortie pour l’une d’une interdiction de territoire de deux ans.
Vers un troisième débat public
C’est dans ce climat que Sébastien Lecornu a annoncé la prochaine « mise en œuvre d’un débat public national sur [la] gestion des déchets nucléaires ». Un débat, a-t-il affirmé, « qui devra aborder toutes les alternatives, sans que l’option de l’enfouissement en profondeur soit privilégiée ». Il pourrait avoir lieu cet automne, et serait le troisième du nom sur la question, après ceux de 2005 et de 2013. Mais les opposants n’y croient pas : « Après le premier débat public de 2005 dont il ressortait que la population préférait un stockage en subsurface, la loi de 2006 qui a suivi a entériné le stockage en couches géologiques profondes. Celui de 2013 portait non pas sur l’opportunité du projet mais sur ses caractéristiques », raconte Juliette Geoffroy, porte-parole du Cedra, une association d’opposants créée il y a vingt ans.
L’option d’enfouir les déchets en profondeur est toujours rejetée par les mêmes groupes d’opposants, jugeant « dangereux et irresponsable », de sceller à jamais une « poubelle radioactive » dans le sous-sol alors que des expériences similaires se sont soldées par un fiasco. Comme le Wipp, un centre de stockage souterrain de déchets hautement radioactifs aux États-Unis (Nouveau-Mexique), dont Areva était partenaire, qui reste inaccessible depuis février 2014 suite à un important incendie ayant éclaté dans ses galeries. En Suède, un tribunal vient de rejeter un projet d’enfouissement similaire, estimant que l’absence de fuites radioactives n’était pas garantie (lire notre article).
Le débat risque ainsi de se retourner comme un boomerang contre les promoteurs de Cigéo. La loi encadrant les pratiques de la Commission nationale du débat public est très claire : son principe numéro un est de « mettre en discussion l’opportunité du projet (faut-il le réaliser ou non ?) ». Cigéo ne serait donc plus un chantier mais une simple option. Il sera difficile de continuer à laisser l’Andra travailler sur place sans « geler » le projet, le temps du débat public. Or les associations constatent toutes les semaines que les deux préfectures engagent des actes administratifs ou des travaux techniques directement liés à Cigéo. Plusieurs arrêtés du 6 mars 2018 « portant autorisation de pénétrer dans des propriétés publiques et privées […] afin de procéder aux études à mener en vue d’assurer le raccordement électrique du projet Cigéo », ou « afin de procéder à des relevés environnementaux » ont ainsi été décrétés.
Jérôme Thorel