basta! : Dans la nouvelle Assemblée nationale issue des législatives, 302 des élu.e.s sont primo-député.es. Ces nouveaux parlementaires présentent-ils et elles plus de risques de conflits d’intérêt que les autres ?
Béatrice Guillemont : Cela dépend : s’ils sont élus pour la toute première fois ou s’ils ont déjà exercé un mandat électif, qu’il soit local, national ou européen, ou encore s’ils ont déjà exercé certaines fonctions publiques. S’ils sont néo-élus, ils ne connaissent peut-être que peu de chose en matière de droit de la probité. Le risque est donc de facto accru en matière de conflit d’intérêts. S’ils ont déjà exercé des responsabilités politiques ou publiques, ils sont sensibilisés.
S’agissant par exemple de ceux ayant exercé des responsabilités politiques locales, la loi du 31 mars 2015, visant à faciliter l’exercice de leur mandat par les élus locaux, a instauré un cadre minimum à destination des 570 000 élus locaux du pays. La charte de l’élu local [1] doit par exemple leur être présentée lors du premier conseil municipal.
Les lois de 2013 relatives à la transparence de la vie publique [2], complétées par plusieurs autres lois comme la loi Sapin 2 de 2016 [3], ont par ailleurs jeté les bases des règles actuelles en matière de probité. Elles prévoient des obligations de déclaration de patrimoine, de déclaration d’intérêts et d’activités à près de 15 000 responsables publics, dont les membres du gouvernement, les parlementaires et certains chefs d’exécutifs locaux. Au Palais Bourbon, l’Assemblée met à la disposition de ses membres un déontologue. Mais à la lumière des révélations successives, on voit que ce n’est malheureusement pas suffisant.
Les conflits d’intérêt sont-ils plus courants chez les personnes qui n’avaient encore jamais eu de mandat électif ou chez celles qui ont déjà des années d’expérience politique ?
Il y a deux niveaux de corruption politique. Il y a ce que j’appellerais la petite corruption, qui est notamment le fruit d’une méconnaissance de la loi. À ce titre, Anticor travaille aussi à l’accompagnement des élus en leur expliquant dans quelles situations ils ne sont pas dans les clous. Ensuite, il y a ce que j’appelle la délinquance en écharpe. C’est la délinquance des élus qui se rapproche de la grande délinquance économique et financière. Le fait que ces élus bénéficient d’implantations locales fortes, voire de véritables bastions, et de liens de pouvoir facilite ce type de corruption.
Malheureusement, il n’existe pas de recensement exhaustif du ministère de la Justice en matière de probité des élus. C’est très compliqué d’obtenir des informations. Quand on regarde les chiffres disponibles, on se rend compte que les élus locaux sont davantage condamnés, en général pour des petites infractions. Le montant de l’amende moyenne pour ce type d’affaires est de 20 000 euros. Il y a environ 300 condamnations par an pour plus de 550 000 élus locaux.
Avec les 300 néo-députés de l’Assemblée nationale, il y a un risque pour eux de se retrouver en situation de conflit d’intérêts par manque de culture juridique. Ce n’est pas parce que les parlementaires connaissent les enjeux qu’ils connaissent les règles. De mon point de vue, ce ne sont toutefois pas les néo-élus les plus à risque. Ce sont plutôt ceux qui sont installés dans les collectivités et qui font des allers-retours entre des mandats locaux et des mandats nationaux ou avec le privé.
Il y a aussi parmi les députés quelques personnes qui ont travaillé auparavant pour des groupes industriels, comme Lionel Vuibert, nouveau député macroniste des Ardennes, qui a été délégué général de l’Union des industries et métiers de la métallurgie dans sa région. Ce type de profil représente-t-il un risque particulier ?
La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP, créée en 2013) réalise un contrôle en amont pour les personnes qui arrivent aux grands postes de la fonction publique. Ce n’est pas le cas à l’Assemblée nationale. On pense que tout le monde peut se porter candidat à une élection législative. Ce n’est pas tout à fait vrai. Un magistrat de l’ordre judiciaire ne peut pas, par exemple, se porter candidat sur le ressort de sa juridiction, pour éviter les conflits d’intérêts justement. Les personnes sous tutelles ou curatelle non plus ne peuvent pas se porter candidates.
Quand on est un ancien lobbyiste, un métier où l’on est attaché par principe à défendre des intérêts privés, il existe probablement un danger plus grand de conflits d’intérêts. C’est pour cela qu’il y a un déontologue à l’Assemblée nationale, et des mesures pour encadrer les mandats et permettre aux députés d’entrer dans leur rôle de représentants de la nation. Dans une démocratie, il est important que les gens qui viennent de l’économie privée puissent aussi se porter candidats. Qu’ils aient travaillé auparavant dans le privé ou le public, il faut que les néo-députés comprennent qu’ils incarnent désormais la représentation nationale.
D’un autre côté, aux dernières élections municipales, 30 % des maires ne voulaient pas se représenter car ils se sentent désormais en insécurité face aux nombreuses exigences de probité qui, pour certains, sont difficiles à appréhender. Il y a par exemple la problématique de la prise illégale d’intérêt. Parmi les conflits d’intérêts mentionnés dans la loi de 2013, figurait celui entre deux intérêts publics. Or, souvent, les élus locaux sont, en tant que conseillers municipaux, également présents dans des commissions et des conseils par exemple d’établissements publics, pour y représenter leur collectivité. Ils finissaient par être tétanisés par cette crainte. Et cela a paralysé l’action publique locale. La HATVP a est récemment venue préciser les contours de cette définition et le délit de prise illégale d’intérêts a également été modifié.
Les garde-fous face aux conflits d’intérêt ont-ils été efficacement renforcés ces dernières années, notamment via la HATVP ?
Ils ont clairement été renforcés. Il y a des lois « fondamentales », comme celles sur la transparence de la vie publique de 2013 ou celles de 2017 pour la confiance dans la vie politique [4]. Chaque année le dispositif en matière de probité se renforce. La dernière nouveauté, c’est l’accès à un référent déontologue pour les élus locaux, décidé début 2022. La ville de Strasbourg a par exemple mis en place un comité de déontologie modèle.
Les obligations des députés se sont-elles aussi accrues ?
Les députés étaient déjà soumis à des obligations déclaratives avant 2013. Désormais, le dispositif est plus solide. Les déclaration sont transmises à la HATVP, qui est une autorité administrative indépendante. Elle les analyse, demande des informations complémentaires en cas de déclaration incomplète, et rend certaines de ces déclarations publiques. Cela étant, elle n’a pas de pouvoir de sanction en cas de manquements déclaratifs, ce qui est une carence dans le dispositif.
Du côté des députés, la déontologie ne cesse d’évoluer. Le Bureau de l’Assemblée nationale a modifié le code de déontologie en 2021 pour procéder à un certain nombre de rappels, comme l’interdiction faite aux lobbyistes de rémunérer les collaborateurs de députés au titre de l’exercice d’une activité d’intérêt. En cas de manquement par les représentants d’intérêts, le président de l’Assemblée nationale peut leur interdire l’accès à l’hémicycle sans limite de durée. Le recours aux emplois familiaux, à la suite de l’affaire Fillon, est aussi mieux encadré.
Est-ce suffisant ?
Il reste des trous dans la raquette. Certains députés peuvent toujours contourner l’esprit du droit de la probité, qui vise à strictement limiter le cumul du mandat parlementaire avec une activité annexe, notamment de conseil. Cette pratique est théoriquement interdite depuis les lois de moralisation de 2017, censées éviter que des élus soient soupçonnés d’être sous influence de leurs clients en raison des généreuses rémunérations perçues. Au cours de la législature 2017-2022, une vingtaine de députés ont pourtant continué de prodiguer leurs conseils contre rémunération, en exploitant les exceptions introduites dans la loi, en déclarant l’activité comme relevant de la formation par exemple, et non du conseil. Il s’agit là d’un véritable angle mort de la déontologie parlementaire.
Anticor propose d’imposer de façon obligatoire 20 heures de formation annuelle en matière de déontologie et de règlement à destination des nouveaux députés et de leurs collaborateurs parlementaires. L’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 prévoit que « Tous les citoyens […] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autres distinctions que celles de leurs vertu et de leurs talents ». Aucune formation juridique n’est obligatoire, certains élus ne connaissent que peu de chose au droit, et encore moins au droit de la probité dans son double versant préventif et répressif. Il paraît donc juste qu’ils soient formés, et que leurs connaissances soient mises à jour annuellement.
Quelles autres mesures proposez-vous ?
Que les rémunérations annexes soient rendues publiques, ce qui permettrait d’identifier d’éventuelles situation de conflit d’intérêts. Nous proposons également de rendre plus transparente la fabrique de la loi. Celle sur la transparence de la vie publique impose aux décideurs publics de déclarer leurs intérêts. Et depuis 2016, la loi Sapin II oblige aussi les lobbys à se déclarer. Cela n’a pas mis fin à l’opacité. Les citoyens ne savent toujours pas qui est intervenu, à quel niveau, auprès de quels décideurs publics et quels ont été les arguments utilisés. Connaître l’identité des lobbies ne permet pas de savoir qui a influencé la décision publique et avec quels moyens. Les décisions publiques étant prises en leur nom, les citoyens devraient avoir le droit de savoir qui influence qui.
Comment faire ?
L’idée serait de joindre à un projet de texte législatif la liste des personnes entendues par les responsables publics dans le cadre de son élaboration, de la rédaction du projet à son entrée en vigueur. Cette transparence devrait être une évidence, car un mandat électif est avant tout un contrat passé entre les citoyens et des élus pour la recherche de l’intérêt général. Nous proposons de créer une plateforme numérique en source ouverte, sur laquelle les lobbyistes rendront publics les propositions de lois et amendements portés devant les députés.
De la même façon, les députés devront déposer les suggestions législatives faites par des représentants d’intérêts en indiquant la source lors des débats et en commission, et en les reportant sur la plateforme en ligne. Les citoyens pourraient pareillement y suggérer des amendements.
Existe-t-il par ailleurs des garde-fous pour les députés sortants, pour éviter le pantouflage d’anciens élus dans le privé où ils mettent leurs réseaux et contacts politiques au service d’intérêts particuliers ?
Depuis 2020, la HATVP est compétente pour examiner les demandes de mobilité des 20 000 hauts fonctionnaires. Pour les autres agents publics, c’est leur autorité hiérarchique qui évalue la compatibilité de leurs projets au regard de leurs obligations déontologiques. Dans l’hypothèse de risques majeurs sur le plan déontologique ou sur le plan pénal, la HATVP émet un avis d’incompatibilité. Mais ces situations sont plutôt rares : elles représentent 8 % des avis exprimés. Rien de la sorte n’existe pour les reconversions professionnelles des parlementaires. C’est une véritable lacune. En la matière, Anticor recommande de mettre en place un contrôle strict des reconversions professionnelles des anciens députés une fois qu’ils quittent leur mandat.
Quels sont les moyens existants et vos idées pour mieux contrôler l’utilisation de l’argent public versé aux parlementaires ?
Un nouveau régime de contrôle des frais de mandat a été mise en place dans les deux assemblées du Parlement depuis 2017. À l’Assemblée nationale, en pratique, l’avance versée mensuellement aux députés est contrôlée au moins une fois par mandature, pour l’ensemble des 577 députés. Elle peut aussi faire l’objet d’un contrôle inopiné de la part du déontologue. Après cinq années de mise à l’épreuve de ce dispositif, on s’aperçoit qu’il n’est pas totalement satisfaisant. Anticor propose donc d’imposer au moins deux contrôles obligatoires par législature.
Nous proposons aussi de réduire l’enveloppe qui n’a pas besoin d’être contrôlée, de 600 euros mensuels aujourd’hui, à 200 euros mensuels. C’est plus de 4,1 millions d’euros de dépenses publiques par an qui sont, pour le moment, exclus de tout contrôle ! Anticor propose encore la mise en open data des dépenses engagées pour chacun des députés afin de doubler le contrôle effectué par l’Assemblée nationale d’un contrôle citoyen, conformément à l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen qui dispose que « la Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».
Quand on voit certaines révélations dans la presse, on constate que le contrôle de frais de mandats des députés est perfectible. On entend souvent que l’Assemblée nationale est souveraine, que le mandat n’est pas impératif. C’est vrai, mais cela n’empêche pas le contrôle. Le mandat des parlementaires est soumis à des exigences de probité. Il faut mettre en place les mesures nécessaires pour permettre une exercice apaisé du mandat. Il faut aussi tracer des lignes claires sur les travail des collaborateurs. Il sont là pour le travail parlementaire et pas pour autre chose, pas pour aller au pressing, pas pour faire une campagne pour une élection locale, ni pour travailler pour le parti de l’élu. La frontière est parfois ténue. Il faut de la pédagogie.
Recueilli par Rachel Knaebel
Photo : L’Assemblée nationale (ici en 2012). CC BY-NC-ND 2.0 Parti socialiste via flickr.