La « guerre révolutionnaire » comme doctrine terriblement séduisante. Ou comment, à partir d’une inversion sémantique qui laisse sans voix, un quarteron d’officiers français abonnés à la lose (débâcle de 1940, Diên Biên Phu…) ont semé aux quatre vents une fumeuse et sanglante théorie de la guerre moderne, à la fois psychologique et contre-insurrectionnelle… L’historien Jérémy Rubenstein, auteur de Terreur et séduction – une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire », nous parle de ses origines coloniales, de son heure de gloire lors de la mal nommée bataille d’Alger, mais aussi des multiples applications de cette « boîte à outils » du maintien de l’ordre dominant, depuis la dictature argentine jusqu’aux cartels mexicains de la drogue en passant par la com’ du patronat français. Entretien.
CQFD : On savait que les dictatures sud-américaines ont bénéficié d’un parrainage états-unien, mais aussi français. Ton livre fouille en amont, vers les racines coloniales de la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR), et en aval, vers ses rejetons contemporains. Qu’est-ce qui t’a donné envie de creuser ?
Jérémy Rubenstein [1] : Son actualité. Mais il faut d’abord préciser que l’école française précède celle des États-Unis. Dès 1957, des officiers argentins viennent à Alger et à Paris se former à la guerre psychologique. Des assesseurs français sont aussi envoyés à Buenos Aires. Les États-Unis ne se convertiront à cette « guerre moderne » qu’après la révolution cubaine et l’arrivée de Kennedy au pouvoir. Les Français, comme les Britanniques, ont accumulé un savoir-faire grâce à leur empire colonial. Les premiers théoriciens de la doctrine viennent des troupes coloniales et se targuent de savoir comment maintenir l’ordre avec relativement peu de moyens quand on est minoritaire sur un territoire.
Les premières conférences du colonel Charles Lacheroy datent de 1952, en Indochine. Il observe que le Viet Minh est en train de gagner la guerre alors qu’il est moins bien armé. Il affirme que la population civile est à la fois l’objectif et l’arme principale de cette guerre qui ne se joue plus à découvert entre deux armées. Les mots-clés sont : propagande, intox, manipulation, accompagnées de programmes sociaux, politiques et culturels, dans une combinaison pluridisciplinaire qui a souvent égaré les chercheurs. C’est Lacheroy qui explique qu’il faut disputer le contrôle de la population aux éléments subversifs par « la conquête des cœurs et des esprits ». Si on ajoute à ça son expérience de la Seconde Guerre mondiale, on a un brouillage total entre les aspects militaires et civils.
Certains de ces officiers avaient été parachutés en France pour épauler la Résistance, et les nazis les traitaient de terroristes. Ils font maintenant la guerre aux résistants indochinois et algériens en les traitant de terroristes, quelle ironie !
Oui, la doctrine de la guerre révolutionnaire est faite de cette contradiction, de cette mise en miroir. C’est Churchill, une fois que l’Angleterre se retrouve seule face au Troisième Reich, qui décide d’adopter les méthodes utilisées contre elle par les Irlandais ou les insurgés de ses colonies. Dès 1940, les Alliés vont faire de la guérilla, du sabotage, des attentats, de la propagande par le fait : en gros, tout ce qu’on attendrait d’un parti communiste insurrectionnel ! On forme des soldats français qui ont fui Vichy (Bigeard, Aussaresses) à la guerre irrégulière. Et en 1952, c’est un renversement de la guérilla vers l’antiguérilla qu’opère Lacheroy.
L’angle mort de la DGR, c’est que derrière les lignes allemandes, les officiers parachutés comptaient sur la sympathie d’une population soumise au joug nazi, alors qu’au Vietnam ou en Algérie, ils ne sont plus du bon côté du manche…
Oui, mais ces officiers ont foi en la manipulation. Ils sont convaincus qu’avec les outils appropriés, on peut manœuvrer à l’envi une population, et que si on foire, c’est juste qu’on n’a pas encore trouvé les bons. Ils sont élitistes, autoritaires, imprégnés de préjugés racistes, mais ils se doivent de nuancer leur jugement pour discerner la partie de la population qu’ils espèrent mobiliser en leur faveur. On va jouer les minorités contre la majorité, ce qui suppose connaître les coutumes, les aristocraties locales, les conflits intertribaux, etc. Quitte à alimenter, voire inventer ces conflits.
En bons élèves de cette école française, les généraux algériens mettront en pratique ces règles une trentaine d’années plus tard dans la sale guerre menée contre leur propre population : torture, exécutions sommaires, disparitions, faux maquis, milices de supplétifs, désinformation... Ils appliqueront avec brio une des idées centrales de la DGR : embarquer dans l’opération de maintien de l’ordre une partie de la population.
Dans La Guerre moderne (1961), Roger Trinquier, officier et théoricien de « la guerre subversive », a une intuition : « C’est un idéal, un sentiment que nous devrons découvrir dans chaque pays, dans chaque race, dans chaque couche sociale, capable de devenir le mobile suffisant pour prendre les risques demandés. » C’est-à-dire se laisser enrôler aux côtés du colonisateur ?
Oui, il s’agit de convaincre les indigènes de donner leurs fils pour constituer des forces supplétives ou des réseaux d’informateurs. Le colonel Galula, autre théoricien qui contribuera à l’expansion de la DGR à travers le monde (en particulier aux États-Unis), se propose, « face à la bonne cause » des insurgés qui séduit la population, de trouver « une contre-cause ». L’anticommunisme n’est pas suffisant, il faut une force positive et l’intégrisme catholique fera un bon terreau. La revue Verbe, avec Mgr Lefebvre (prélat intégriste qui deviendra célèbre par la suite, ndlr), propose cette fusion : les militaires ont besoin d’une cause, nous avons besoin d’une force d’expansion, quelle « divine rencontre » ! Ce vecteur va bien fonctionner en Amérique latine.
L’autre vecteur, c’est l’idéologie d’extrême droite. L’Organisation Armée Secrète (OAS) est dirigée par des officiers de la DGR. Dans son exil, l’OAS infusera ses idées en Espagne, en Italie, en Argentine. Les attentats d’extrême droite en Italie dans les années 1970 s’inspirent de cette école-là.
Autre moyen de diffusion non négligeable : les produits culturels de masse comme le roman de Jean Lartéguy, Les Centurions, publié en 1960 et devenu best-seller mondial. Inspiré de la bataille d’Alger, ce bouquin divulgue de façon romancée la nouvelle manière de faire la guerre. On y justifie les viols et la torture, avec le fameux scénario de l’attentat à la bombe à retardement, que la torture d’un prisonnier pourrait éviter. Cette fiction, inventée par le 5e bureau (officine d’action psychologique de l’armée française créée en 1955 par le colonel Lacheroy après le succès de ses conférences indochinoises, ndlr) et vulgarisée par Les Centurions, est devenue ultrabanale, reprise par des séries comme 24 heures chrono.
Avant de parler de ses applications contemporaines, j’aimerais qu’on revienne à la base de la DGR : la théorie des cinq étapes imaginée par Lacheroy…
Lacheroy parle de « hiérarchies parallèles » qui concurrencent le pouvoir colonial. Selon lui, la subversion commence toujours par des activités civiles, légales, de type politique, syndical, associatif, culturel, caritatif, juvénile, sportif ; puis elle enchaîne avec des manifs et des grèves ; suivies par des sabotages ; ensuite s’enclenche une campagne d’attentats, d’assassinats ciblés, créant un état de choc et servant de « publicité » ; pour enfin déboucher sur la guérilla et le maillage du pays par cette hiérarchie parallèle, avec par exemple son propre système de justice. La DGR prétend tuer cette subversion dans l’œuf en réprimant les activités les plus bénignes. Pour priver le poisson d’eau (ils ont lu les slogans de Mao !), on déplace les populations, on les enferme dans des « villages stratégiques » – des camps, en fait.
C’est ce qui a été appliqué avec succès au Cameroun, où la répression d’indépendantistes pacifiques les a poussés vers la clandestinité et la lutte armée, pour ensuite les marginaliser et les éradiquer. On emploie des méthodes totalitaires pour vaincre un ennemi qu’on soupçonne d’avoir des visées totalitaires. C’est bien connu, le mal ne peut être combattu que par le mal. Et ces théoriciens prennent soin de ne pas décrire le type de régime qu’ils préconisent.
La DGR invente l’îlotage, le contrôle des habitants immeuble par immeuble. À partir de ce maillage, Trinquier fait participer les indigènes à des mises en scène d’une vie harmonieuse et fraternelle. Son discours, c’est que le problème vient des gros colons assoiffés de profit, et qu’à part ça, les différentes ethnies et classes sociales cohabitent plutôt bien dans l’Algérie française… Il se fait l’héritier des « bureaux arabes » du 19è siècle, qui se posaient en arbitre entre les indigènes et les colons.
À Alger, un certain capitaine Léger, un pied-noir, a monté une brigade de supplétifs avec des militants FLN « retournés ». Ses gars se pointent dans des bars habillés en bleu de chauffe, mettent la radio, jouent aux dominos, distribuent des clopes – toute chose interdite par le FLN. Si le bistrotier proteste, ils lui cassent la gueule devant ses clients et passent au troquet suivant. Voilà ce qu’était, selon la DGR, partir « à la conquête des cœurs et des esprits ».
Tu parles de « main droite » et « main gauche » de la DGR, de quoi s’agit-il ?
La main gauche, c’est la séduction. C’est l’histoire des « képis bleus », bataillon chargé de combler les défaillances de l’administration civile en envoyant des médecins militaires soigner des malades indigènes, par exemple. Actions publicisées par la propagande, bien sûr. À tel point que certains historiens y voient la preuve des aspects positifs de la colonisation, alors que ça s’articulait avec la répression la plus brutale. C’est cette ambivalence de la DGR qui donne le titre de mon livre, « terreur et séduction », l’une ne va pas sans l’autre. Ces deux faces de la même politique vont puiser dans l’expérience des conquêtes du 19è siècle. Bugeaud représentait la face sombre de la conquête et, plus tard, Lyautey voulait pacifier en déclarant qu’un hôpital vaut mieux qu’un bataillon. Les apologistes de la colonisation le donnent en exemple, oubliant que ce même Lyautey n’hésitera pas à réclamer l’emploi de gaz contre les villages rifains lors du soulèvement d’Abdelkrim.
Quel a été le pouvoir de contagion de cette doctrine ?
L’actualité est imbibée par la grammaire de la DGR. On trouve sur le site de l’Otan des offres de formations à la contre-insurrection données par des officiers et des universitaires. Et ça intéresse beaucoup de monde, au-delà des militaires et des policiers, déjà imprégnés de cette vision depuis les années 1960, comme l’a démontré Mathieu Rigouste. Ça pénètre aussi les entreprises, que ce soit dans leur marketing (conquérir de nouveaux marchés, c’est comme conquérir de nouveaux territoires), soit dans leur management – ou comment gérer sa boîte en alternant terreur et séduction.
L’arme psychologique sert à faire adhérer les gens à ta cause, soit par la conviction, soit par la contrainte. Ces stages où on fait hurler à ses employés combien ils sont prêts à tout donner pour leur boîte, ce sont des méthodes appliquées par les militaires depuis longtemps. La perméabilité entre armée et entreprise ne date d’ailleurs pas de la DGR : l’époque des grandes armées de conscrits correspond à celle des armées d’ouvriers de l’industrie fordiste. Se réveiller au clairon pendant des mois facilitera l’obéissance aux sirènes de l’usine.
Le parcours de Michel Frois est emblématique : bras droit du colonel Lacheroy au Service d’action psychologique et d’information, il est chargé de la propagande. C’est lui qui a l’idée d’envoyer un photographe dans chaque bataillon en Indochine, afin d’abreuver les agences de presse d’images contrôlées par l’armée. Armée qu’il quitte en 1956, après le fiasco du canal de Suez. Il se met alors au service du Conseil national du patronat français (ancêtre du Medef) et recrute 70 personnes avec lesquelles il révolutionne la communication patronale, jusque-là assez rêche. Dès 1970, il invite la presse à tous les raouts patronaux, y compris L’Humanité. Il fait des fiches sur chaque journaliste, les contacte dès qu’ils écrivent sur les patrons de façon trop critique : « Écoutez, c’est plus complexe que ça, on pourrait dîner ensemble et on en parle », etc. Dans les années 1980, nombre de ses hommes vont squatter les pages économiques de la presse dite « gauche caviar » : Libé, Nouvel Obs… Parallèlement, Frois fonde une agence de conseil, DGM, dont les clients seront Bolloré, Arnault, Riboud, Bébéar, la BNP… L’agence a été ensuite absorbée par le groupe Bolloré.
La vision paranoïaque du monde véhiculée par la DGR se retrouve aussi aujourd’hui quand un juge affirme que des lunettes de protection trouvée sur un manifestant sont une arme par destination. Ou quand un ministre de l’Éducation nationale assure que certains écoliers portent des habits religieux « par destination ». C’est encore et toujours l’ennemi intérieur qui veut imposer son agenda occulte : après les habits viendront les attentats. Ces exemples montrent que la DGR a étendu son influence bien au-delà des guerres coloniales. En 2008, sous Sarkozy, un livre blanc est publié et mêle pour la première fois sécurité extérieure et sécurité intérieure dans un continuum (mot qu’ils adorent) du maintien de l’ordre. L’ancien général de l’armée états-unienne Petraeus, qui a œuvré dans ce sens en Irak et en Afghanistan, revendique d’ailleurs l’héritage de Galula.
Peut-on voir une influence de la DGR dans la gestion du mouvement des Gilets jaunes, entre extrême brutalité et mise en scène d’un « grand débat national » qui n’est qu’un monologue du pouvoir visant à faire taire les gens ?
Soyons clair, la DGR en elle-même n’est que la doctrine militaire officielle de la France entre 1956 et 1960. Par la suite, ce sont des pans de cette doctrine qui sont recyclés dans diverses situations et dans divers lieux. Dans la manière de réduire les Gilets jaunes, il y a effectivement des tactiques contre-insurrectionnelles.
Macron n’est pas un colonel argentin, mais il est entouré de chefs d’entreprises qui ont intégré les techniques de la DGR. Elles sont simples : la terreur et la séduction, c’est la carotte et le bâton. Rappelons que leur grand débat n’a même pas été validé par l’instance garante du débat public ! Ça n’a été qu’un logo, une marque. Il faut y ajouter l’arme psychologique des comparutions immédiates. La machine judiciaire s’est mise en ordre de bataille pour obtenir des effets immédiats, avec des peines très lourdes pour des faits bénins.
C’est ce qu’expliquait déjà en 1957 le colonel Argoud, adepte de procès expéditifs et d’exécutions publiques dans les territoires soupçonnés de sympathiser avec le FLN. Il tenait à ce que ce soit public pour tétaniser la population. Parler de « mutilés pour l’exemple » est une expression très juste quand on évoque les Gilets jaunes éborgnés. C’est à la fois pour terroriser les gens, qui n’osent plus aller manifester, et pour séparer les plus radicaux de la majorité. La réponse à cette tactique devrait consister à la contourner par l’ironie ou par d’autres armes à inventer, y compris violentes, mais en refusant d’entrer dans le dispositif, d’être intégré dans un spectacle qui renforce le pouvoir.
Les partisans de Bolsonaro réclamaient un coup d’état militaire après la victoire de Lula, qu’ils accusent d’être un dictateur en puissance. N’est-il pas le dernier rejeton, en forme de farce, de l’inversion sémantique de la « guerre révolutionnaire » ?
Peut-être, si tant est que ces manifestants aient une vision stratégique… Pour conclure, je préfère revenir à ce que tu disais, les créateurs de la DGR étaient des losers, avec une pensée assez grossière. Eux et leurs exégètes prétendent que la guerre d’Algérie n’a pas été perdue militairement, mais politiquement, ce qui est un non-sens. Ils ont mené une bataille atroce, avec des déplacements de population qui confinent à l’ethnocide, ils ont torturé, manipulé, exécuté des milliers de gens, pour, à la fin, être obligés de reconnaître leur défaite. Et malgré tout, ils arrivent à en faire une vitrine pour exporter leur théorie partout dans le monde !
Assez finement, Galula disait que, comme le terrorisme, la propagande peut avoir l’effet inverse de celui recherché. C’est vrai : les premiers « irradiés » par la guerre psychologique, ce sont eux ! En 1962, ils se persuadent que l’Algérie désire l’OAS, quand bien même la majorité des pieds-noirs ne veulent plus d’eux. Un peu comme les « Macron boys », qui sont à coup sûr intimement convaincus de leur affaire, même si je ne vais pas entrer dans leurs reins et dans leur tête pour le vérifier.
Recueilli par Bruno le Dantec
Illustration : Djaber