Libertés

Ecoutes, géolocalisations : de plus en plus de personnes sont surveillées en France

Libertés

par Camille Stineau

Plus de 20 000 personnes font actuellement l’objet, en France, d’une surveillance de la part des services de renseignement. Les techniques sont de plus en plus élaborées et ne visent pas que le terrorisme ou la grande criminalité.

« En mars 2022, on a découvert par hasard qu’une caméra filmait l’entrée de chez mon père. Il s’agissait d’un dispositif, caché derrière un filet de camouflage, qui avait vocation à identifier des personnes et des véhicules », se souvient encore Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci, qui lutte contre les projets de méga-bassines dans le Marais poitevin.

« Ça a vraiment été un événement marquant. Beaucoup de gens sur le territoire se sont dit “ah ouais, on en est là”. » En janvier 2023, le garagiste de Julien Le Guet avait également trouvé une balise GPS cachée sous l’essieu avant gauche du camion qu’il utilise à l’occasion des manifestations. Selon un communiqué de presse publié par le collectif, cet outil aurait permis à la police de le géolocaliser en temps réel.

Un homme tient une caméra dissimulée derrière un filet de camouflage
Caméra cachée
Dissimulée derrière un filet de camouflage, la caméra filmait l’allée menant au domicile du père de Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines Non Merci.
©Collectif Bassines Non Merci

Ces méthodes de surveillance ne sont pas nouvelles, mais leur usage s’est démultiplié, notamment depuis la loi Renseignement de 2015. Les rapports de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), publiés chaque année depuis 2016, rendent compte de cette hausse.

Le nombre de personnes géolocalisées en temps réel par les services de renseignement, comme Julien Le Guet, a été multiplié par dix en sept ans, passant de 1140 cas en 2015 à 10 901 en 2022. Les captations de paroles et d’images dans un lieu privé (de la pose de micros ou de caméras dans un domicile à la captation de l’environnement sonore via un smartphone espionné, par exemple) ont connu une hausse de 36 % entre 2016 et 2022, passant de 2427 à 3314 cas. « On comptait un peu moins de 23 000 personnes surveillées » en 2021, apprend-on dans le dernier rapport de la CNCTR. Et un peu moins de 21 000 en 2022.

Depuis 1991, le nombre de lignes téléphoniques pouvant être écoutées simultanément a triplé, passant de 1180 alors à 3800 aujourd’hui. Les défenseurs de ces méthodes de surveillance se justifient souvent en faisant appel à des causes consensuelles, comme la lutte contre le terrorisme, le crime organisé, ou encore la pédocriminalité. « Aujourd’hui, il y a un discours très présent qui consiste à dire que la sécurité passe nécessairement par la technologie. Et si on s’oppose à ce faux parallèle, on est du côté des méchants, de ceux qui ne veulent pas la sécurité », dénonce Noémie Levain, juriste à la Quadrature du Net, une association de défense des libertés fondamentales.

Les personnes peuvent faire l’objet d’une surveillance pour différents motifs. La prévention du terrorisme en est un, comme la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées. Il y en a d’autres, comme « la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des actions tendant au maintien ou à la reconstitution de groupements dissous et des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ». Ce motif peut-il être entre autres utilisé contre des groupes militants comme ceux contre les mégabassines ou les Soulèvements de la Terre ? Dans son dernier rapport, la CNCTR parle de « surveillance de l’activisme politique lorsqu’il fait de la violence un moyen d’action ».

Arrêté et placé en garde à vue en juin 2023 parce que suspecté d’avoir participé à une action des Soulèvements de la Terre contre une usine de Lafarge (il avait en fait été pris pour un autre), un militant EELV, chargé de la transition écologique à la mairie de Marseille, avait par exemple appris à cette occasion que son téléphone était surveillédepuis un contrôle de police lors d’une mobilisation contre une zone commerciale à Pertuis (Vaucluse) l’année précédente. D’autres membres des Soulèvements de la Terre on dit constater lors de leurs gardes à vue pour cette action à l’usine Lafarge que plusieurs autres personnes avaient fait l’objet de surveillance.

En 2017, la moitié des demandes de mise en œuvre d’une technique de renseignement l’était au titre de la prévention du terrorisme. Ce taux est tombé à 38 % en 2022, alors que le nombre de personnes sous surveillance a légèrement augmenté.

Dans le même temps, la part des demandes motivées par la « prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des actions tendant au maintien ou à la reconstitution de groupements dissous et des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique », est passée de 6 % à 12 %, après un pic à 14,2 % en 2020 et au même niveau en 2021.

Dans son livre Le Côté obscur de la force (Flammarion, 2023), le journaliste Vincent Nouzille décrit comment le mouvement des Gilets jaunes a par exemple donné lieu à une large surveillance. « C’était la panique au sommet du pouvoir et dans les services », lui dit une source au sein du ministère de l’Intérieur, citée dans l’ouvrage. Les autorités ont donc « ratissé large », peut-on aussi lire dans le livre. Toujours selon Vincent Nouzille, « le nombre de lignes téléphoniques écoutées simultanément a rapidement atteint le maximum autorisé », fixé à l’époque à 3600 et depuis relevé à 3800.

« Dès qu’il y a un phénomène de terrorisme, dès qu’on parle de problématiques de l’espace public, la réponse est toujours plus de répression, plus de surveillance. On fait loi sur loi, sans prendre de recul, sans évaluer l’impact des lois précédentes, s’inquiète Noémie Levain. Dès la loi Renseignement, puis avec la loi Sécurité globale, la Quadrature du Net a pointé les risques pour les personnes qui militent, celles qui vivent dans les quartiers populaires ou encore les migrants. »

Extension des techniques

Selon la Quadrature, la logique est celle de l’extension permanente des techniques de renseignement. Celles-ci sont d’abord autorisées de manière temporaire, à titre expérimental, avant d’être pérennisées, et parfois étendues. La loi Renseignement de 2015 avait ainsi autorisé pour trois ans l’usage de « boîtes noires » dans le cadre de la lutte antiterroriste.

Il s’agit d’algorithmes permettant aux services de renseignement de passer au crible le trafic internet à la recherche de signaux susceptibles de révéler un comportement suspect. Prolongée deux fois, l’autorisation de ces dispositifs a finalement été pérennisée en 2021, et le champ des données que peuvent analyser les algorithmes est désormais étendu.

« Les politiques n’arrivent jamais à revenir en arrière, et le côté expérimental leur donne une légitimité », juge Noémie Levain. Pourtant, un rapport de la délégation parlementaire au renseignement pointait les « résultats décevants » des boîtes noires, et considérait que l’extension voulue par les services de renseignement, finalement entérinée par la loi du 30 juillet 2021, « reviendrait, de fait, à autoriser un traitement automatisé de données révélant, pour partie, le contenu de communications » des internautes [1].

Malgré ce constat, cette même délégation préconise, dans un autre rapport, d’aller encore plus loin, en étendant le champ d’application de ces algorithmes à « l’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et la défense nationale » ainsi qu’aux « intérêts majeurs de la politique étrangère, l’exécution des engagements européens et internationaux de la France et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère ». « Une fois qu’on autorise pour un motif, ça finit forcément par s’étendre à d’autres. Si on ne met pas de limites, ça ira toujours plus loin », craint Noémie Levain.

Des limites, pourtant, il y en a. Le 16 novembre 2023, le Conseil constitutionnel a censuré une disposition de la loi Justice, portée par le Garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti. Les « sages » ont jugé que l’activation à distance d’appareils électroniques, comme des smartphones, à des fins d’enquête, portait atteinte au « droit au respect de la vie privée ».

Camille Stineau

Photo : CC0 Domaine public