Hugo, 10 ans, a passé ses premières semaines de confinement tout seul, chez lui. Il a bien un grand frère, mais ce dernier a du mal à le supporter. Du coup, Hugo tient ses distances, et se gave d’écrans. Leur père, lui, travaille. Il est auxiliaire de vie et porte des repas à domicile aux personnes âgées esseulées. « C’est le cas de figure que l’on craint le plus avec le confinement », rapporte Claire, l’éducatrice spécialisée qui suit le petit garçon et qui, en temps normal, lui rend visite plusieurs fois par semaine. « Il n’y a plus le sas de l’école, et certains enfants peuvent ne pas croiser un seul adulte de la journée. Ils sont livrés à eux-mêmes [1]. »
300 000 enfants pris en charge par l’ASE
D’autres, non pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), se retrouvent confinés avec leurs bourreaux. En France, 130 000 filles et 35 000 garçons subissent chaque année des viols ou tentatives de viols. Les victimes ont 10 ans en moyenne. Et la plupart des agressions ont lieu dans la cadre familial [2]. « La plupart des alertes pour maltraitance sont données par l’école et par les soignants, précise Céline, éducatrice spécialisée au sein de l’ASE. Maintenant que les enfants sont déscolarisés, il ne reste que les voisins pour faire des signalements. »
En France, près de 310 000 mineurs sont pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance, qui dépend des Conseils départementaux. Certains, victimes de carences éducatives, sont suivis chez eux. Des éducateurs spécialisés leur rendent visite régulièrement pour s’assurer qu’ils vont bien et pour guider leurs parents dans l’éducation. Des enfants, comme Hugo, sont « placés » dans leur domicile familial par le juge des enfants. D’autres sont confiés à des familles d’accueil, toujours sur décision du juge des enfants, ou bien dans des foyers. Les enfants qui présentent en plus un handicap fréquentent un Institut thérapeutique éducatif pédagogique (Itep).
« On discute par WhatsApp, je vois comment il va. Il s’habille, se lave les dents, me raconte ce qu’il fait »
« Depuis mardi 17 mars, les enfants sont confinés sur leurs lieux d’accueil, explique Céline, sans possibilité de voir leurs parents. Ce n’est pas évident pour tout le monde de comprendre cette situation. Il faut que l’on rassure les parents, qu’on essaie de maintenir le lien. » Élodie, éducatrice spécialisée intervenant habituellement au domicile des familles, ne peut les contacter désormais que par téléphone : « On prend la température, on les guide pour mettre en place l’école à la maison, on relaie des informations. C’est intéressant, car ça nous pousse à nous adresser différemment aux familles. À mobiliser vraiment leurs ressources, car on ne peut rien faire à leur place. »
Mais Élodie a conscience de n’en être qu’au début. « Combien de temps va-t-on tenir avec cet accompagnement téléphonique ? C’est compliqué. » Déjà, elle se retrouve à gérer à distance le stress de ses interlocuteurs : « On suit des gens souvent très isolés socialement parlant. Sans réseau amical, ni moyen technologique pour communiquer. Certains ne voyaient que nous dans la semaine. C’est inquiétant. »
Interdite de déplacements, sauf pour les urgences, Claire maintient le lien avec Hugo via l’application WhatsApp. « On discute, je vois comment il va. Il s’habille, se lave les dents, me raconte ce qu’il fait, où il en est dans ses devoirs. Mais c’est difficile, vraiment, cette distance. Je ne me suis jamais sentie aussi stressée que depuis que je suis confinée. On doit évaluer le danger à distance. C’est une responsabilité difficile. » Par téléphone, les professionnel.les n’ont plus accès aux jeunes enfants.
« Le risque est qu’à la longue, les parents ne supportent plus d’être 24h/24 avec leur enfant et qu’ils deviennent maltraitants »
Chez certains, la situation réactive les conflits familiaux. « Pour les parents séparés, l’alternance des gardes était déjà une source de tensions, rappelle Élodie. Le flou actuel exacerbe cela. L’enfant reste chez qui ? » La situation des enfants la préoccupe : « Le risque est qu’à la longue, les parents ne supportent plus d’être 24h/24 avec leur enfant, que les tensions s’aggravent et qu’ils deviennent maltraitants. » « Certains enfants que nous suivons vivent au sein de familles où les relations avec les parents sont difficiles, abonde Marie, psychologue en Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP). Des mères m’ont appelée, et étaient déjà en difficulté avec leur enfant à la maison au bout de deux jours ». Claire soupire : « On aura des dégâts, c’est sûr. Certains enfants vont vivre des choses difficiles ». Des éducateurs songent à reprendre des visites à domicile.
Au sein des foyers, la situation est parfois (très) tendue, comme à la Maison d’enfants à caractère social (Mecs) de Carcé, à Bruz (Ille-et-Vilaine), où l’équipe a été divisée par deux avec le confinement. « L’Etat n’a pas pensé à la protection de l’enfance, déplore Myriam de Molder, la directrice de la Mecs. Au début, nos équipes ne bénéficiaient pas du service de garde d’enfant [comme les personnels soignants, ndlr]. Nous sommes encore la dernière roue du carrosse. » Depuis le 23 mars, les professionnels exerçant dans les structures de protection de l’enfance sont enfin considérés comme des personnels prioritaires pour bénéficier des différents modes de garde d’enfants [3]. Jusqu’à la mise en place de ce soutien, Sarah Lecorps, cheffe de service dans la structure, devait trouver chaque jour 20 à 25 personnes. Une gestion sur le fil, pleine d’incertitude.
« On emmène les adolescents jardiner et bricoler, ça évite qu’ils ne tournent en rond dans le foyer ou tentent de fuguer »
Pour faire face, pendant les premières semaines de confinement, Sarah Lecorps a fait circuler une annonce sur les réseaux sociaux pour signaler qu’elle cherchait des professionnel.les. Elle a reçu 40 candidatures fiables, d’étudiants en 3e année de travail social, de professionnels en recherche d’emploi ou de collègues dont les structures sont fermées. « Je ne m’attendais pas à un tel élan de solidarité », avoue-t-elle.
Ailleurs, des éducateurs en congés proposent de revenir au travail pour soulager leurs collègues débordés. Jérôme, éducateur technique dans un Itep qui n’accueille plus d’enfants (tous renvoyés dans leurs familles), a proposé à ses collègues du foyer adjacent de les soutenir. « En journée, on emmène les adolescents jardiner et bricoler dans les ateliers de l’Itep. Ça évite qu’ils ne tournent en rond dans le foyer ou tentent de fuguer. Et ça permet d’alléger l’équipe professionnelle de jour, qui va se concentrer sur les nuits et les week-ends. »
A la Mecs de Bruz, aucun cadre ne télétravaille, pour soutenir les nouveaux professionnels qui se relaient chaque jour auprès d’enfants qu’ils ne connaissent pas. Une difficulté supplémentaire : « On aurait besoin de professionnels stables auprès des enfants », note Sarah Lecorps. La structure accueille beaucoup d’adolescents aux parcours de vie complexes. « La situation réactive leur angoisse d’abandon, explique la directrice. Ils ont perdu le lien affectif avec leurs éducateurs référents habituels, leur famille relais ou leurs parents, quand ceux-ci avaient encore un droit de visite. »
« Cette épidémie fait peur aux enfants, mais aussi à certains professionnels »
« Le confinement et le sentiment d’impuissance face à un virus qu’on ne sait pas comment guérir accroissent aussi les troubles anxiogènes de certains », ajoute Sarah Lecorps. C’est surtout la nuit que le stress des jeunes s’extériorise : « Si des éducateurs étaient présents, les nuits seraient plus sereines. » La Mecs aurait aussi besoin d’un.e enseignant.e, de personnel d’entretien et de ménage. L’équipe peine par ailleurs à convaincre certains psychiatres du secteur public de voir les jeunes qui en ont besoin.
« Les angoisses des jeunes sont déjà difficiles à traiter, que faire si la psychiatrie nous lâche ?, se demande Sarah Lecorps. Notre but est que la vie des enfants, pendant le confinement, soit la plus vivable possible. Ce n’est pas aisé, car cette épidémie fait peur aux enfants, mais aussi à certains professionnels. C’est légitime, mais il nous faut donc aussi prendre le temps de rassurer les professionnels. »
« Certains professionnels sont dominés par la peur, abonde Jérôme, éducateur technique. Chacun navigue à sa façon entre son envie de protéger les autres et de se protéger soi. Par exemple, la direction nous propose un nouveau type de roulement long : travailler une semaine et s’arrêter une semaine. À l’échelle collective, c’est logique. On s’assure ainsi que le professionnel reste bien portant. Mais à titre individuel, c’est un choix difficile. On sait qu’en partageant la vie quotidienne d’un groupe d’enfants, en milieu confiné, les gestes barrière seront ingérables. Et le risque d’être contaminé beaucoup plus grand. »
« Les directions commencent à parler de réquisitions de professionnels »
Comment la crainte d’être contaminé pourrait-elle épargner les professionnels ? « Il y a quelques jours, on a été cherché une jeune à l’hôpital pour qu’elle rejoigne son foyer, raconte Céline. C’était prévu depuis longtemps. J’étais d’astreinte. Mais je n’étais pas sereine. Nous n’avions pas de masques. » « Pour les rendez-vous à domicile maintenus, on doit improviser, ajoute Marie, psychologue en Centre médico-psycho-pédagogique. Ici, nous avons encore quelques masques et quelques gants... »
Partout, la crise du Covid-19 laisse apparaître le manque de personnel et les conditions difficiles dans lesquelles ils travaillent. « Les collègues qui accueillent les mineurs isolés non accompagnés travaillent sans masque, relève Céline. Alors qu’ils sont en première ligne, et qu’ils ne peuvent pas s’arrêter. Il faut bien s’occuper de ces enfants qui sont seuls, à la rue. » Pour ces jeunes, la situation s’avère d’ailleurs tendue. Ils sont nombreux à être logés en temps normal en hôtel. Dans l’Allier, certains ont dû être déplacés pour libérer les établissements désormais destinés aux personnels hospitaliers. Dans ce secteur comme dans les autres, les Conseils départementaux, responsables de la protection de l’enfance, naviguent à vue, tâchant de trouver des solutions au jour le jour. Il faudrait pourtant que les structures puissent anticiper. « Notre crainte, c’est qu’on s’attend à de nombreux retours d’enfants [dans les foyers], dit Jérôme. Des familles d’accueils qui tombent malades, des parents qui craquent... Les directions commencent à parler de réquisitions de professionnels. »
Audrey Guiller et Nolwenn Weiler, avec Rachel Knaebel
Photo : Pedro Brito Da Fonseca