Fady Jomar est arrivé il y a deux ans et demi en Allemagne, après une première étape de son exil passée au Liban. Ce Syrien de 39 ans vit maintenant à Berlin, où il travaille comme cuisinier dans un restaurant de cuisine arabe. Mais ce n’est pas sa profession d’origine. Fady est écrivain, poète, auteur de textes de chansons. Il est même l’auteur de l’adaptation d’un opéra monté en 2016 au festival français d’art lyrique d’Aix-en-Provence, intitulé KalÎla wa Dimna. « Le spectacle a tourné en France et au Maroc », se réjouit Fady. Nous sommes samedi. Dans quelques heures, il doit prendre son service au restaurant.
Activiste féministe, Dina Aboul Hosn est quant à elle la vice-présidente d’une association des journalistes syriens. Elle vit en Allemagne depuis plus de deux ans, et a eu la chance de trouver du travail dans l’une de ses spécialités professionnelles : « Je suis ici traductrice arabe-anglais pour une ONG. »
« Berlin est devenu le point de chute principal des intellectuels syriens »
Fady et Dina ont un autre point commun : ils font tous deux partie de l’équipe de Fann magazin, un nouveau média en ligne publié depuis décembre 2017, qui présente l’originalité d’être à la fois en langue arabe et en allemand. Fann (qui signifie « art » en arabe) est intégralement consacré à la culture, aux idées, à la littérature, au cinéma et aux arts du monde arabophone.
Ramy Al-Asheq, un Syrien-Palestinien de 29 ans, est l’un des fondateurs de Fann magazine. « L’Allemagne, et notamment Berlin, sont devenus le point de chute principal des intellectuels syriens et des locuteurs arabes en exil. Avant c’était Paris, mais ce n’est plus le cas », dit le jeune homme. Comme lui, Fady ou Dina, nombre d’écrivains, de cinéastes, d’activistes syriens ont trouvé refuge en Allemagne face à la répression et au conflit qui ravagent leur pays. Cette véritable diaspora d’artistes et d’intellectuels tente de continuer à créer et à écrire. (photo ci-contre : Dina Aboul Hosn)
Écrivain et journaliste, Ramy Al-Asheq est arrivé en 2014. Activiste dès les premières heures de la révolution, il a dû fuir la Syrie, d’abord vers la Jordanie où il a publié son premier recueil de poésie. Puis vers l’Allemagne, grâce à une bourse pour écrivains. Depuis, il a publié deux nouveaux ouvrages, et lancé deux journaux. En 2015, c’était un premier magazine papier, intitulé Abwab (« Portes » en arabe). Le mensuel, publié en arabe avec quelques pages en allemand, était d’abord destiné aux réfugiés arabophones qui venaient d’arriver outre-Rhin.
« On parle toujours de nous, les réfugiés, mais personne ne nous écoute et personne ne nous parle »
« C’était le premier journal en langue arabe publié en Allemagne, précise Lilian Pithan, une journaliste allemande qui a fait partie de l’équipe d’Abwab, et qui est de celle de Fann magazin. Il fallait un journal papier parce que nombre de réfugiés qui vivent dans les foyers n’ont pas accès à Internet. » « Le but était d’avoir une voix à nous, parce qu’on parle toujours de nous, les réfugiés, mais personne ne nous écoute et personne ne nous parle. C’était nécessaire de créer cette plateforme », ajoute Ramy Al-Asheq.
Abwab était publié par un éditeur britannique. « L’an dernier, un conflit avec la direction a poussé l’équipe à partir, raconte Lilian. Le journal contenait beaucoup d’informations pratiques, des explications sur la manière dont les choses se passent en Allemagne. » Mais le canard s’est trouvé victime du contexte. Des personnes ont craint que les pages ne contiennent des appels au terrorisme, ou contre les droits des femmes. Certains ont écrit au journal pour demander la traduction systématique des titres des articles. (photo ci-contre : Lilian Pithan)
« Je ne peux pas accepter d’être stigmatisé à cause de ma langue »
« En fait, nous publiions beaucoup de textes sur et en faveur des droits des femmes !, poursuit Lilian. Les gens avaient peur de la langue arabe en elle-même. Tout cela ne serait jamais arrivé si le journal avait été en portugais, par exemple. » La direction du journal finit par demander à ce que l’ensemble des titres soit traduit.
« Je ne peux pas accepter d’être stigmatisé, accusé de constituer un problème de sécurité simplement à cause de ma langue, s’indigne Ramy Al-Asheq. Pourquoi avons-nous quitté notre pays ? Pourquoi des centaines de milliers de personnes y sont-elles torturées et assassinées ? Pour la liberté et pour la dignité. » Finalement, la totalité de l’équipe d’Abwab quitte le journal de manière solidaire, et se lance dans la création de Fann Magazin.
Poésie, musique, art révolutionnaire, scène intellectuelle
Cette fois, « Fann Magazin n’est pas un journal spécifiquement destiné aux réfugiés, précise Fady Jomar, qui dirigeait la rubrique culturelle d’Abwab, et contribue aujourd’hui à Fann. Parce que finalement, réfugié, ce n’est qu’un statut, une situation légale. Ce n’est pas ce qui vous définit fondamentalement. Ce n’est pas votre identité. À titre personnel, ici, je me présente comme cuisinier, pas comme réfugié. » Dans Fann, tous les textes sont publiés dans les deux langues, allemande et arabe, sauf les recensions de livres qui n’ont pas encore été traduits dans l’autre langue.
Trois mois après son lancement, on peut y lire de nombreux articles sur des auteurs du monde arabophone. Des écrivains et poètes syriens, libanais, palestiniens, irakiens, vivant à Damas, en Norvège, en Autriche, en Allemagne, en Suède. Ces auteurs évoquent leur travail, l’exil, la guerre, ou présentent l’œuvre du poète franco-roumain de langue allemande Paul Celan. Fann Magazin vient de publier une interview avec l’une des éditrices françaises des œuvres d’Albert Camus, abordant la relation de l’auteur à l’Algérie. (photo ci-contre : Fady Jomar)
Au delà de la littérature, Fann publie des articles sur la musique de chambre arabe, des entretiens écrits ou vidéos avec des caricaturistes, des peintres, des calligraphes, ou un photographe syrien qui a suivi pendant de nombreuses années le régime Assad. Des articles portent sur les artistes tunisiens dans la révolution, ou encore sur la capitale jordanienne Amman, devenue centre culturel des intellectuels syriens en exil. Le lecteur peut écouter un documentaire audio sur la scène culturelle du Soudan, et son potentiel de résistance.
« La culture, comme la poésie, ne vend pas. Les armes, le populisme, sont des marchés beaucoup plus porteurs »
« Nous voulons parler de culture. De deux cultures, mais pas seulement de deux pays. Il s’agit de tout le Moyen-Orient, de l’Afrique, du Maghreb. Nous voulons parler de langues, mais pas d’ethnicités », souligne Lilian Pithan. « Bien-sûr la culture, comme la poésie, ne vend pas. Les armes, le populisme, sont des marchés beaucoup plus porteurs, ironise Ramy Al-Asheq. Mais la culture est le meilleur moyen de comprendre nos sociétés. Au Moyen-Orient, nous lisions la littérature allemande, admirions l’art européen. Nous avons beaucoup appris sur l’Europe ainsi. Mais que peut on apprendre sur les Syriens, et les arabophones en général, dans les médias européens ? Notre magazine se veut une archive vivante de la littérature et de l’art arabes contemporains. »
Centré sur les arts et la culture, Fann Magazin ne se refuse pas à parler de politique. Ramy Al-Asheq a récemment interviewé Mohammad Shahrour, un islamologue réformiste syrien. Et quand Fady Jomar s’entretient avec l’actrice et cinéaste syrienne Reem Ali, c’est aussi pour parler de la situation politique en Syrie, et des perspectives effrayantes concernant l’opposition des artistes. « On ne parle pas directement de politique, on parle de culture, mais cela reste politique, souligne Fady Jomar. Ce sont aussi les questions politiques qui nous réunissent ici, en tant que Syriens. Je ne connaissais pas Ramy à Damas, mais je l’ai rencontré en Allemagne ».
Ramy, le jeune poète, a réuni autour de Fann Magazin près de 70 contributeurs et traducteurs, issus de 13 pays différents, tous professionnels et rémunérés. « Fann n’est pas seulement un magazine, c’est une communauté qui s’étend au delà, et qui ne vit pas seulement « online ». Nous organisons des lectures, des performances, des discussions. » En février, le magazine a organisé un premier festival de littérature germano-arabe à Berlin, réunissant des auteurs de Syrie, du Soudan, de Palestine, ou encore de Suède. (photo ci-contre : Ramy Al-Asheq)
La petite équipe projette de continuer sur cette voie, tout en pérennisant le financement du magazine. Fann est pour l’instant subventionné par la fondation allemande Heinrich-Böll, et soutenu par l’association allemande des amis de la culture arabe. « Bien entendu, la prochaine étape est de trouver d’autres financements », confirme Lilian. Pour que cette fenêtre sur la culture et sur les sociétés arabes contemporaines, tout juste ouverte en Allemagne, puisse continuer à exister. Et pourquoi pas, à l’avenir, un Fann Magazin francophone !
Rachel Knaebel
Photo de une : Syrian Children Return to School in Exile / CC Surian Soosay
Portraits :
– Rashad Alhindi / Fann magazin pour le portrait de Ramy.
– Ramy Al-Asheq / Fann magazin pour ceux de Dina, Fady et Lilian.
Voir aussi :
– Le site internet de Fann Magazin - Deutsch-arabisches Kulturmagazin.
– Le site Weiterschreiben, (« continuer à écrire »), qui traduit en allemand de textes d’écrivains en exil venus des régions de conflits.