« Le mouvement ne s’essouffle pas. Il se renouvelle. » Parole d’enseignant, gréviste depuis plusieurs semaines. « Un exemple ? Les occupations d’écoles, collèges et lycées par les parents d’élèves. » Lancés début janvier, ces mouvements d’occupation se multiplient. Objectif : soutenir les enseignants, marquer le territoire par des lieux de résistance contre la réforme des retraites, continuer à faire collectif pour échanger, s’informer, inventer une autre forme de société.
Encore possible de gagner, tant le nombre de personnes concernées est élevé
« Que des parents s’engagent à soutenir les enseignants, je trouve ça vraiment super. J’en ai parlé à des collègues qui sont grévistes depuis début décembre, ils avaient des étoiles dans les yeux d’imaginer que c’était possible », dit Hélène, enseignante. Gréviste plusieurs jours par semaine depuis début décembre, Hélène a « vraiment cru à la victoire » au début du mouvement. Un peu moins optimiste aujourd’hui, elle reste persuadée qu’il est encore possible de gagner, tant le nombre de personnes concernées est élevé.
Ce ne sont pas les parents ayant décidé d’occuper les écoles qui diront le contraire. Le 16 janvier en soirée, ils étaient une soixantaine réunis à l’école Oscar Leroux, dans le sud de Rennes. Au milieu du large cercle formé par les adultes réunis en assemblée générale (AG), des enfants se baladent, sautent et font des roulades. « Ici, il y a environ 80 % d’enseignants grévistes depuis un mois, explique Sami, parent d’élève. On s’est dit qu’il fallait qu’on arrête de les regarder, et montrer concrètement notre soutien. » L’idée de passer la nuit à l’école s’est imposée assez vite, pour prendre la suite d’autres établissements – écoles maternelles et primaires mais aussi collèges et lycées de Rennes et des alentours qui sont occupés à tour de rôle depuis deux semaines.
« Derrière les retraites, cela va être un vrai carnage »
Alors que l’AG touche à sa fin, une agente territoriale de la ville venue en soutien affirme qu’« il ne faut pas absolument pas lâcher sur les retraites. Parce que derrière, cela va être un vrai carnage. On risque d’assister au détricotage de toute la société, avec la suppression de la sécurité sociale. C’est tout notre univers qui s’écroule. Celui que nos parents et nos grands parents ont construit. » « Il faut partager le travail plutôt que travailler plus longtemps, pense Anne-Cécile, parent d’élève, fonctionnaire, et gréviste tous les jeudis depuis début décembre. Si on payait les femmes autant que les hommes, les caisses seraient vite remplies. Il n’y aurait plus de déficit du régime de retraite. » L’assemblée approuve. « On a élu un homme du secteur bancaire par dépit. Qu’ils arrêtent de dire qu’ils appliquent le programme pour lequel ils ont été élus ! », lance un autre parent.
Dans le fond de la salle, arrivent des caisses remplies de victuailles fournies par le réseau de ravitaillement des luttes. Récupérées auprès de divers maraîchers des alentours, de belles courges ont été mitonnées pour soutenir les parents et enseignants en lutte. « C’est l’heure de manger ! », lance un enfant.
Réunis autour du repas, les parents continuent à discuter. « Dans le privé, des tas de gens ne peuvent pas faire grève, d’autres ne peuvent pas manifester. Il faut inventer d’autres moyens de se mobiliser. Pour que tout le monde trouve une place », estime Nolwenn, agente territoriale de la ville venue en soutien. Regonflée par le dynamisme de l’AG, une de ses collègues promet qu’elle va essayer de motiver ses collègues, et les parents de l’école où elle travaille.
« Notre objectif n’est pas d’embêter les parents »
« Se mobiliser au sein de l’école du quartier, c’est une façon concrète de prendre part au mouvement », dit Sébastien, père de famille. Salarié dans le privé, aux côtés de collègues qui pour certains pensent que la réforme des retraites est nécessaire, Sébastien ne peut pas faire grève. « Chez nous, cela ne se fait pas, c’est comme ça. On est coincés », dit-il. Quentin, parent d’élève et précaire dans l’enseignement supérieur approuve. « Ce n’est pas toujours possible de se mobiliser sur son lieu de travail. L’école de mon enfant, cela me touche aussi directement. C’est l’avenir. »
« Être là permet de créer du lien », reprend Quentin. « Ça rebooste, dit Hélène, enseignante. Et ça fait du bien de se dire qu’on n’est pas tout seul. » Sébastien, qui participe ce soir là à sa première AG, vient de réaliser que le service minimum, auquel il avait volontiers recours, pouvait desservir la lutte. Et cela l’interroge. « Nous mêmes, enseignants, somme partagés avec le service minimum, confirme Fabien, venu d’une autre école rennaise. D’un côté, on sait que cela diminue l’impact de la grève. De l’autre, cela nous soulage parce qu’on sait que du coup, on embête moins les parents. Et notre objectif, évidemment, n’est pas d’embêter les parents. »
« On dépasse les discussions sur les retraites pour discuter de quelle société on veut »
Habituée à se mobiliser, Nolwenn trouve que ce mouvement contre la réforme des retraites a quelque chose d’unique, sans doute à cause de la violence et de l’universalité de l’attaque. « Les AG interprofessionnelles permettent que tout le monde puisse venir. J’ai rencontré des gens qui ne se mobilisent pas d’habitude », remarque-t-elle. Dans les centres sociaux, plusieurs AG éducation se sont tenues, souvent très remplies. Les syndicats, qui proposent un soutien logistique, de savoir-faire, ou de contacts presse par exemple, se tiennent en retrait. Le souhait étant d’ouvrir un maximum, et de laisser chacun et chacune venir avec ce qu’il ou elle est. « Nous trois, on est chacun dans un syndicat différent. Et là, on travaille tellement bien ensemble. On se sent soudés », explique Hélène, enseignante, avec deux parents d’élèves.
« Avec toutes les AG qui ont eu lieu, on prend le temps de s’écouter, de discuter, de se retrouver. Assez vite, on dépasse les discussions sur les retraites pour discuter de quelle société on veut. On découvre qu’on est tous anticapitalistes, en fait. » Leur cheminement ressemble à celui des gilets jaunes. Mobilisés en premier lieu contre l’augmentation du prix des carburants, ces derniers ont assez vite orienté leur mouvement vers des revendications de justice sociale et écologique.
« Pour les mères célibataires, tout est toujours plus dur. Elles comptent leurs jours de grève »
Cette conviction de lutter ensemble pour une société qui les fait rêver aide à tenir sur la durée. Il faut s’organiser, bien sûr, quand on a une vie de famille, pour qu’il y ait tout le temps au moins une personne à la maison le soir. « Les réunions, les AG et les manifs occupent plus que le boulot » , précise une agente territoriale. « Financièrement, c’est dur, ajoute Nolwenn, dont le compagnon est aussi régulièrement en grève depuis un mois et demi. Ici, on n’a pas de caisses de grève. Ça a donc un gros impact. » « La plupart des enseignants mobilisés font grève deux jours par semaine, explique Fabien. Cela fait entre 600 et 700 euros de moins à la fin du mois. Mais ce n’est jamais que ce que l’on perdra chaque mois si la réforme des retraites est adoptée. »
« Pour les collègues qui sont mères célibataires, c’est dur, reprend-il. Tout est toujours plus dur pour elles. Elles comptent leurs jours de grève, évidemment. Pour les autres c’est différent. Ils calculent en fonction de ce que fait leur conjoint. » Nombre de familles voient les deux parents mobilisés à tour de rôle. Mais si la grève peine à s’installer dans la durée, ce n’est pas forcément à cause des problèmes d’argent, ou pas seulement. Les enseignants sont aussi rattrapés par leur conscience professionnelle.
Voir les élèves trois jours par semaine, ce n’est pas assez. Faire sauter des sorties organisées depuis longtemps, très attendues par les enfants, est difficile. « L’engagement professionnel, dans le premier degré, est très fort, insiste Fabien. C’est un frein évident pour une grève longue. C’est d’autant plus vrai en REP+, où les élèves ont vraiment besoin de nous. » Mardi dernier, alors qu’il était en grève, Fabien est allé à l’école car il y avait une réunion importante pour l’un de ses élèves en grandes difficultés.
« Ce qu’il faut, c’est multiplier les lieux d’échange »
« On est engagés dans un mouvement long », précise Fabien. « On cherche comment tenir le plus longtemps possible », ajoute Sami. « La solidarité peut nous aider, pense une mère d’élève. Cela manque trop souvent. Que chacun se sente concerné par la lutte que mène son voisin, ou l’enseignant de ses enfants. » « Ce qu’il faut, c’est multiplier les lieux d’échange », estime Quentin. « C’est une manière d’entretenir la révolte, de la rendre plus générale », ajoute une enseignante. « Je dis à tous les parents motivés qu’on peut gagner, reprend Hélène. Mais il faut que les docks et les raffineries s’y mettent. Parce que nous, nous ne pouvons pas, comme eux, bloquer le pays. »
Depuis mercredi, justement, tous les ports sont bloqués. « Pas un bateau ne rentre ni ne sort. On ne décharge rien. Il n’y a pas un container qui va être vidé. Et les ferries ne voyageront pas non plus », avertit Karl, docker à Saint-Nazaire. Jeudi 23, de nombreuses retraites aux flambeaux ont été organisées partout en France. De grandes coupures d’électricité ont été orchestrées par les salariés du secteur de l’énergie, notamment en région parisienne. Ailleurs, des actions de blocage, des concerts, des soirées festives égrènent chaque jour la longue lutte contre la réforme des retraites, et pour un monde plus juste. Pour le moment, une majorité des Français continue à soutenir le mouvement.
Nolwenn Weiler