Mouvement social

Iran : « Les SMS et Internet ont été coupés toute la nuit »

Mouvement social

par Rédaction

Retour sur la journée électorale du 13 juin, quand une partie de la population de Téhéran s’aperçoit qu’elle s’est fait voler son vote et estime être la cible d’un coup d’Etat.

Téhéran, le 13 juin

Ici, la situation n’est pas brillante. Les SMS et Internet ont été coupés toute la nuit, comme par crainte que ce grand mécontentement ne débouche sur de l’agitation. Je n’ai dormi que quelques heures, ces lignes sont donc celles de quelqu’un de fatigué. Dans quelques jours, j’aurai d’autre chose à vous envoyer - on parle déjà de fraude et de re-comptage.

Il est 4h30 du matin. Il semble que ce grand élan de changement entamé voilà dix jours est train de s’achever de manière plutôt abrupte. Quelques heures après la fermeture des bureaux de vote, la victoire d’Ahmadinejad était annoncée. Pour la première fois dans l’histoire récente de l’Iran, le taux de participation a été de 80%. Pour quel résultat ? Comment annoncer cette victoire quand dans le même temps, la rue montre quelque chose de radicalement différent ? Appelons cela un coup d’État. Au moment où je vous écris ces lignes, Internet vient d’être coupé il y a une demi-heure, et les SMS ne sont plus disponibles. Cette nuit, un communiqué officiel a annoncé que quiconque se rassemblerait dans les rues après le vote serait immédiatement arrêté.

Aujourd’hui, nous sommes allés voter. Jamais le taux de participation n’avait été si élevé. Pour s’en rendre compte, il suffisait juste de constater les queues devant les bureaux de vote, parler avec les gens ou regarder les télévisions satellite montrant la diaspora iranienne se rendant aux urnes, eux qui ne votaient plus depuis la Révolution voilà 30 ans. Mais sans succès. Ce soir, nous nous sentons salis, et cela nous renvoie à la dure réalité de notre pays, et à ceux qui le gouvernent.

Les bureaux de vote ont officiellement fermé à 22h. Dès minuit, le Ministre de l’Intérieur, secondé par l’agence de presse ISNA, annonçaient avoir dépouillé cinq millions de bulletins, plaçant Ahmadinejad à 66% et Moussavi à 28%. Les deux autres candidats se partagent les miettes. Ces chiffres sont annoncés par la BBC en farsi. Pendant ce temps, la télévision d’État diffuse des programmes religieux ou des séries.

Au début, nous pensons que ces estimations sont fondées sur le dépouillement des urnes des bureaux dits « officiels » où les votants sont largement influencés par le pouvoir en place. Mais une heure plus tard, aux alentours d’1h du matin - soit trois heures seulement après la fermeture des bureaux de vote, les autorités annoncent avoir dépouillé dix millions de bulletins. Ces mêmes bulletins écrits à la main et jetés dans les urnes. Or, le pourcentage reste identique. Le système d’élection en Iran fait qu’on ne sait pas comment les votes sont comptés, pas plus qu’on ne connaît leur répartition géographique.

Aussi, vers 1h30 du matin, l’ISNA peut annoncer la victoire d’Ahmadinejad sans attendre la fin du dépouillement. Nous commençons à nous inquiéter, et nous consultons les blogs et Facebook qui ont joué un rôle majeur ici en Iran dans la rapidité des communications. Nous utilisons tous les moyens - téléphone, télévision, Internet - pour tenter de comprendre comment tant de bulletins de vote ont déjà été dépouillés aussi rapidement, et comment Ahmadinejad peut avoir recueilli autant de voix, alors que la tendance populaire semblait indiquer le contraire.

La BBC s’inquiète à son tour de la réalité des chiffres, et coupe court à la diffusion des informations fournies de source iranienne. Mes amis et moi continuons de consulter les blogs, en espérant secrètement que les votes de la ville de Téhéran soient annoncés et radicalement différents de ceux déjà fournis. Or, une heure plus tard, vers 2h30 du matin, le Ministre de l’Intérieur annonce que quinze millions de bulletins ont maintenant été dépouillés (par qui, ça je me le demande) et qu’Ahmadinejad est toujours devant avec 66% des suffrages... Ah bon ? Mais comment cela est-il possible ?

Sur les blogs, circule la rumeur que Rafsandjani (un personnage politique clé en Iran, membre de l’Assemblée des Experts, qui désigne le Guide suprême) va discuter avec Khamenei (le Guide suprême) pour envisager la fraude. Une rumeur qui contient beaucoup de vérité, du moins nous le pensons. Seuls une dissidence ou une rivalité aux plus hauts niveaux de l’appareil pourraient entraîner que les comptes soient passés au microscope.

3h30 du matin. Une nouvelle heure s’est écoulée et ce sont maintenant vingt millions de bulletins qui ont apparemment été dépouillés ; quinze millions sont en faveur d’Ahmadinejad, et cinq millions pour Moussavi. C’est impossible : ces chiffres ne reflètent pas toute la liesse populaire vérifiée à l’occasion de la grande manifestation de mercredi dernier dans les rues de Téhéran, en soutien à Moussavi.

La victoire d’Ahmadinejad est désormais officiellement annoncée. Il y a de la fraude dans l’air. Et plus du tout d’Internet ni de SMS. Pourquoi ? Tout simplement parce que pendant les dix jours qui ont précédé le vote, ces nouvelles technologies ont permis à ce grand mouvement social de se fédérer et de donner rendez-vous dans la rue pour exiger le changement...

Il est maintenant 4h du matin. Nous sommes isolés du monde, buvant du thé et fumant des cigarettes. Seules les télévisions par satellite nous parviennent encore. La BBC annonce que les SMS et Internet sont coupés. La fraude est l’information principale. Un expert insiste sur le fait que cette élection est probablement en train de nous être volée. C’est effarant. Encore une fois, nous sommes rattrapés par la réalité de nos gouvernants.

Nous décidons de sortir pour voir ce qu’il se passe dehors. Une petite marche jusqu’au bout de ma rue pour rejoindre Vali Asr, la grande artère nord-sud. De l’appartement, nous entendons les voitures klaxonner ainsi qu’une sirène de police au loin, mais nous ne pouvons pas vraiment savoir combien de gens sont dehors à cette heure-ci. Sur Vali Asr, la scène donne la chair de poule. La police fait des rondes silencieuses, tandis que les motocyclistes Hezbollahi (sorte de voltigeurs : policiers ou miliciens à moto, ndlr) nous dépassent à vive allure, occupant une nouvelle fois leur territoire. Sincèrement, j’ai eu très peur car je sais par expérience de quoi sont capables ces gens, surtout envers les femmes. Je suis rentrée chez moi. Ces longues avenues sinistres ne sont plus les nôtres.

Au téléphone, des amis me racontent que du gaz lacrymogène a été aspergé devant le Ministère de l’Intérieur pour disperser la foule qui sait que la fraude fait partie intégrante du régime. Visiblement, le mouvement qui a gagné les rues ces derniers jours est pris au sérieux. Il se dit même que des fonctionnaires du ministère ont vivement protesté. Certains auraient même vu la fraude sous leurs yeux. Notre seul espoir est que ce mensonge qui donne 66% à Ahmadinejad et 28% à Moussavi devienne une affaire d’État. Pour l’heure, nous sommes absolument impuissants et terrorisés. Si j’arrive à vous envoyer ce message par Internet, c’est que les communications viennent provisoirement d’être rétablies. Mais à l’extérieur, les portes restent closes, il n’y a aucune chance de pouvoir organiser quoi que ce soit.

Demain est un autre jour.

B.

PS : Il est bientôt 14h et nous nous apprêtons à sortir manifester. Moussavi doit prendre la parole en public et tout le monde doit converger vers le Ministère de l’Intérieur. La fraude est bien réelle, c’est un coup d’État. Des amis racontent que du gaz lacrymogène et des coups de bâton sont utilisés par la police depuis ce matin devant le ministère. Je vous écrirai plus tard. En attendant, faites circuler ! Et s’il vous plait, ne répondez qu’à cette adresse email (et non celle de yahoo, qui est contrôlée).

Bien à vous.

B.

(Traduction : Vincent Le Leurch pour Basta!)