Lutte rurale

Le combat d’un village contre le « sabotage de la planète » 

Lutte rurale

par Jeanne Casez

Raser des hectares de forêt pour extraire des cailloux, c’est le projet qui menace un hameau de l’Est de la France. Opposée à cette carrière, une association raconte les obstacles inhérents à la lutte pour l’environnement dans un territoire délaissé.

C’est un coin de France épargné par le temps, un village de pierre où aucun lotissement ne fleurit. À Noroy-lès-Jussey (Haute-Saône), tout le monde se connaît. Une dizaine de familles, 56 habitants. Le hameau fait partie de Jussey, au sein de l’intercommunalité la plus pauvre de Franche-Comté [1].

Vesoul, la ville la plus proche, est à 50 km. Alors on cultive son jardin, prêt à échanger quelques œufs contre la salade du voisin. La majorité des jeunes ont foutu le camp, les baby-boomers vieillissent dans les fermes qui les ont vus naître et personne ne pensait voir briser ce calme apparent.

A Noroy-lès-Jussey (Haute-Saône), un projet de carrière y menace quelques hectares de forêts. Une partie des habitants se mobilisent.
Noroy-lès-Jussey
À Noroy-lès-Jussey (Haute-Saône), un projet de carrière menace quelques hectares de forêts. Une partie des habitants se mobilise.
Jeanne Casez

C’était sans compter une toute jeune association. Créée il y a deux ans pour défendre les droits des riverains et la biodiversité, Pro Natura Jussey dynamise le village autant qu’elle le divise. À l’entrée de certaines maisons, des pancartes sortent de terre : « Oui à la forêt, non à la carrière ! », avant d’être mystérieusement vandalisées.

Mais le collectif a aussi créé l’occasion de se réunir et de manifester dans un milieu rural et agricole au tissu associatif étiolé. Pro Natura Jussey, ce sont 80 adhérents dont beaucoup de retraités, des réunions dans une grange par 5 degrés, et une réponse citoyenne à la question suivante : comment protéger l’environnement sur une terre délaissée ?

« Déni de démocratie »

Cette histoire n’aurait jamais commencé si un Suisse-italien ne s’était pas mêlé des affaires de Noroy. Antonio Sileo, 38 ans, est commercial dans l’industrie médicale internationale. Propriétaire de l’ancien presbytère du hameau depuis 2017, il y passe ses week-ends et certaines journées de télétravail, entre ses poules, des ruches et quelques pieds de vigne. Un jour de promenade, des ouvriers lui soufflent l’existence d’un projet de carrière, en hauteur du village. Antonio Sileo sollicite la DREAL (Direction régionale de l’Environnement et de l’Aménagement du Logement) et obtient confirmation : la SARL Pighetti, une petite entreprise locale de BTP, prévoit de défricher 6 hectares d’une forêt de Noroy pour extraire des pierres de son sol calcaire.

En creusant un peu, le commercial comprend que le projet est ancien : le premier dossier déposé en préfecture par l’entreprise date de 2016. Plus récemment, en juillet 2021, la mairie de Jussey, auquel son hameau est rattaché, s’est prononcée en faveur de la carrière sans consulter la population. Ce « déni de démocratie », Antonio Sileo le dit impossible en Suisse, pays qui a enseigné « l’attachement à la nature » et « le respect des règles » à l’immigré italien qu’il était. Le trentenaire ne se laisse pas faire. Avec l’aide de sa femme et en référence à l’organisation helvétique du même nom, il crée Pro Natura Jussey en janvier 2022. Première mission : distribuer des tracts, au sujet de la carrière, dans les boîtes aux lettres des voisins.

Respecter la nature sans s’en rendre compte

« Sans Antonio, on ne l’aurait jamais su à temps », s’exclame Paulette Maradan, 82 ans. Fille de cultivateurs, la doyenne de l’association a grandi à Noroy-lès-Jussey, « sans robinet, sans pesticides et avec de vraies saisons », à cette époque de l’après-guerre où « on respectait la nature sans même s’en rendre compte ». Après une vie de commerciale et une autre de buraliste, Paulette Maradan se réinstalle à Noroy en 1998, dans la maison de ses parents et avec son mari, avant que celui-ci ne meure prématurément.

Paulette Maradan, 82 ans est fille de cultivateurs et la doyenne de l'association Pro Natura Jussey, l'unique association à laquelle elle a adhéré dans sa vie.
Paulette Maradan, doyenne des écolos locaux
Paulette Maradan, 82 ans est fille de cultivateurs et la doyenne de l’association Pro Natura Jussey, la seule à laquelle elle a adhéré dans sa vie.
Jeanne Casez

Une carrière, à 500 m de chez elle ? L’octogénaire n’en veut pas. Car avec les tremblements, le bruit et la poussière générés par l’extraction des pierres et le passage des camions, c’est la solidité et la valeur de sa propriété qui risquent de prendre un coup. « Sans parler des espèces délogées » de la forêt où Paulette Maradan avait l’habitude de randonner en compagnie de sa belle-sœur, quand ses jambes le lui permettaient encore. « Heureusement, la tête continue de marcher », se réjouit la grand-mère, qui distribue volontiers des flyers lors des rallyes ou des ventes de crêpes de Pro Natura Jussey, l’unique association à laquelle elle a adhéré dans sa vie.

La carrière de trop ?

Comme Paulette Maradan, une vingtaine de Noroisiens rejoignent le collectif au début de l’année 2023. Recherches sur les nuisances liées aux carrières, liste des oiseaux qui nichent dans les cimes de Noroy… L’association ficelle son argumentaire en amont. Car une fois l’enquête publique ouverte - ce devrait être imminent -, un commissaire désigné par le tribunal administratif consultera l’opinion publique dans un temps limité, avant de rendre un avis au préfet, qui décidera in fine du sort de la forêt.

Dans un dossier adressé au ministère de la Transition écologique, les adhérents rappellent que la Haute-Saône compte déjà plus de carrières qu’il n’en faut pour répondre aux besoins moyens en pierre de ses habitants. D’après leurs estimations, la moitié du caillou (environ 1,5 million de tonnes) extrait dans le département chaque année sert à d’autres usages, dans d’autres territoires. Pour l’association, ce nouveau projet est « d’autant plus aberrant » qu’une carrière existe près de Jussey, à 2 km de Noroy. La SARL Pighetti ne peut néanmoins pas y avoir accès, car une entreprise concurrente a déjà la main mise sur le site.

«Ici, il n'y a personne, alors on pense pouvoir tout construire au bénéfice de quelques-uns.» Antonio Sileo, 38 ans, est commercial et co-fondateur de l'association environnementale Pro Natura Jussey.
Antonio Sileo, fondateur de Pro Natura Jussey
« Ici, il n’y a personne, alors on pense pouvoir tout construire au bénéfice de quelques-uns. » Antonio Sileo, 38 ans, est commercial et cofondateur de l’association environnementale Pro Natura Jussey.
Jeanne Casez

« Ici, il n’y a personne, alors on pense pouvoir tout construire au bénéfice de quelques-uns », se désole Antonio Sileo, qui avait choisi Noroy pour la beauté et la tranquillité de ses alentours. Depuis quelques années, le Suisse regarde germer « 6 ou 7 éoliennes ici et là » sur les plaines alentour. Des infrastructures selon lui « isolées » et « sans stratégie globale » qui finissent par « enlaidir la carte postale ». « On n’a pas d’industrie. La biodiversité, c’est notre seul patrimoine, alors on doit la protéger », conclut le commercial, qui rappelle que son association se positionne pour la nature et non contre l’entreprise Pighetti.

Un village scindé en deux

Pro Natura Jussey aura en tout cas été l’occasion de se (re)connecter. « On vivait dans un désert associatif et le Covid avait terminé d’effriter les liens », commente un adhérent, doudoune sur les épaules et carnet en main, dans la grange qui accueille une réunion du collectif, le 7 novembre. « On a rencontré des gens d’autres villages, qu’on n’aurait jamais croisés autrement », renchérit sa voisine, avant de nuancer : « Mais certains se sont mis à nous éviter. Les agriculteurs pensent que nous sommes leurs ennemis alors que c’est tout le contraire. La carrière a scindé le village en deux. »

Scindée en deux, c’est aussi l’état dans lequel un membre de l’association a retrouvé sa pancarte en bois, un matin d’avril 2023. Il l’avait plantée devant son domicile pour dire « Non à la carrière ». Un mois plus tôt, d’autres pancartes avaient été déterrées, la boîte aux lettres d’un couple détruite. Au total, quatre plaintes ont été déposées au commissariat.

« On est dans un milieu agricole où tout le monde se connaît, ça limite les possibilités de contre-pouvoir », développe Kevin Jacquemard en réunion. À 27 ans, le benjamin et ancien président de l’association considère qu’en milieu rural, « les élus sont des personnes âgées qui défendent les projets dont elles rêvaient il y a trente ans ». Selon lui, « les décisions sont votées à l’unanimité selon des logiques de copinage ».

Collusion et pressions politiques

À la mairie de Jussey, le deuxième adjoint est aussi le père du propriétaire de la SARL Pighetti, l’entreprise dépositaire du projet de carrière. « Des conflits d’intérêts » auxquels s’ajoute ce que les adhérents vivent comme des « pressions politiques ». Dans un courrier adressé à Antonio Sileo, le 9 septembre 2022, Olivier Rietmann, sénateur Les Républicains et ancien maire de la ville, avance qu’il « soutient ce projet depuis ses prémices » et demande « à connaître le nom des nombreux habitants » qui s’y opposent.

En juin dernier, Pro Natura et d’autres associations locales annoncent une marche pour la biodiversité dans les rues Jussey. Mais dans un courrier adressé la veille de l’événement, la municipalité interdit la circulation des manifestants « pour une raison de sécurité », ne laissant pas le temps aux collectifs de saisir le juge des libertés.

“C'est pas parce que les arbres n'ont pas de valeur marchande qu'on doit les laisser tomber”. Etienne Ledy est ancien paysan et charpentier alsacien, il a milité au sein du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC) et du Parti communiste.
Etienne Ledy, ancien paysan militant
« Ce n’est pas parce que les arbres n’ont pas de valeur marchande qu’on doit les laisser tomber » Étienne Ledy est ancien paysan et charpentier alsacien, il a milité au sein du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC) et du Parti communiste.
Jeanne Casez

Contactée par Basta!, la mairie de Jussey n’a pas souhaité s’exprimer. De son côté, la SARL Pighetti ne veut plus rien ajouter jusqu’à validation définitive de son dossier par la DREAL. Au téléphone, Julie Pighetti, cogérante de la société, confirme néanmoins les arguments avancés dans la presse locale au mois d’avril. Selon un article de L’Est républicain, l’entreprise rappelle qu’elle a « scrupuleusement respecté la procédure administrative », promet « des circuits et des fréquences [de passage de camions] qui n’auront aucun impact sur la vie des habitants au quotidien » et relativise la menace écologique de son projet dans la mesure où « les services compétents ont analysé la qualité du bois [de la forêt de Noroy, ndlr] comme médiocre ».

Un vent de révolte

« Ce n’est pas parce que les arbres n’ont pas de valeur marchande qu’on doit les laisser tomber. Moi, je suis pour la biodiversité, pas pour la survie des espèces nobles », grogne Étienne Ledy la clope au bec. Adhérent de Pro Natura Jussey, l’ancien paysan et charpentier alsacien passe sa retraite dans le moulin d’Agneaucourt, une immense bâtisse à 1 km de Noroy, qui se veut tout autant le refuge des moineaux que des chats. Le militant n’en est pas à sa première lutte.

Après avoir cultivé le maïs à l’atrazine (un pesticide désormais interdit) et causé d’autres « monstruosités à la nature », le paysan sort du circuit de l’agriculture intensive et s’engage au sein Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC) et du Parti communiste. Contre le prolongement de l’autoroute mulhousienne ou pour la hausse du prix du lait, il a déjà bloqué des routes, dégonflé des pneus : « Tout est permis pour défendre ce qui devrait être inattaquable. La forêt en fait partie. »

Comment lutter ? Laisser la forêt en paix ou l’aménager pour valoriser sa biodiversité ? Autant de questions qui divisent les rangs de Pro Natura Jussey. Las d’attendre un retour des autorités, certains rêvent de radicalité quand d’autres continuent de plébisciter la voie institutionnelle. Pollution au nitrate ou au méthane, absence de stations d’épuration…

Les combats environnementaux restent nombreux à mener dans les environs. En juillet, l’association porte plainte contre l’asphyxie d’un ruisseau à Gevigney. « Ici, c’est le reflet de ce qu’il se passe en grand », tonne un adhérent. « Tout ce qui fait du fric justifie de saboter la planète. Mais de là où il habite, chacun peut combattre. Il y a toujours un truc à faire ». Quoiqu’il advienne une fois la décision préfectorale concernant la carrière rendue, Pro Natura Jussey aura fait souffler un vent de prise de conscience inédit dans les granges de Haute-Saône. Depuis sa cuisine carrelée, Paulette Maradan espère que d’autres communes s’en inspirent : « Si Noroy l’a fait, pourquoi pas nous ? »

Jeanne Casez

Notes

[1L’intercommunalité des Hauts du Val de Saône, dont fait partie Jussey, compte environ 1500 habitants en situation de pauvreté, soit 17,6 % de la population de cette communauté de communes selon l’Insee (2020).