Des artistes allemands cibles d’une enquête pour « association criminelle » !? C’est une liste qui a mis le feu au poudre. En décembre 2018, un élu du parti de gauche Die Linke de la région de Thuringe, au centre de l’Allemagne, questionne le ministère de la Justice sur les procédures engagées depuis 2017 pour « association criminelle » et « association terroriste ». La réponse est arrivée quelques mois plus tard. Celle-ci liste, sur quatre pages, les enquêtes en cours ou déjà closes.
Parmi les cibles de ces procédures, on trouve, pêle-mêle, des personnes suspectées d’être membres de groupes terroristes (comme l’État islamique et le Front al-Nosra) ou criminelles, des « hooligans », des négationnistes, un « groupement de jeunes d’extrême droite » ou encore un « groupement d’extrême gauche ». Fait étrange, une procédure vise aussi un « groupement d’artistes perfomers ». Il s’agit d’un collectif d’artistes engagés, le « Centre pour la beauté politique ».
Seize mois d’enquête sur un groupe d’artistes antifascistes
On apprend ainsi que l’État allemand a enquêté durant seize mois sur ces artistes, suspectés de « formation d’une association criminelle », un délit qui permet potentiellement de mettre sur écoute et sous surveillance permanente les personnes visées. Pourquoi la justice allemande a-t-elle engagé une telle investigation ? Le Centre pour la beauté politique préparait-il des actions violentes ? Depuis dix ans, le collectif d’artistes met en scène des happenings résolument politiques et antifascistes [1]. Il se revendique à la fois de « beauté morale », de « poésie politique » et d’« humanisme agressif ».
C’est une de leur performance, pour dénoncer les discours néonazis du parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland), qui leur a valu cette attention très particulière de la police et de la justice. En Janvier 2017, un cadre de l’AfD, Björn Höcke, déclare dans un discours prononcé à Dresde que l’Allemagne est « le seul peuple du monde qui plante un mémorial de la honte au cœur de sa capitale ». Le cadre de l’AfD fait référence au Mémorial aux juifs assassinés d’Europe, un champs de stèles de béton érigé dans le cœur de Berlin. L’AfD n’aime pas que l’Allemagne se souvienne trop des crimes de la période nazie. C’est une des antiennes du parti.
Une annexe du mémorial de l’Holocauste devant la maison d’un cadre d’extrême droite
Le collectif décide de louer une parcelle de terrain voisine du domicile du responsable de l’AfD, dans un village de Thuringe. Puis, en novembre 2017, les artistes y érigent une annexe du mémorial de l’Holocauste, soit une vingtaine de stèles similaires à celles de Berlin, spécialement installées pour être bien visible par le cadre du parti d’extrême droite. Celui-ci dépose une série de plaintes. Les artistes gagnent à chaque fois. En mars 2018, un tribunal de Cologne juge qu’il s’agit bel et bien d’une œuvre d’art, et qu’elle est protégée en tant que telle par la liberté de l’art [2]. Reste que personne, jusqu’à début avril 2019, n’avait connaissance d’une procédure pour « formation d’une organisation criminelle ». « Dans un état de droit, l’art politique est donc poursuivi comme “organisation criminelle”. Ceci viole la constitution, qui garantit le droit à un art libre et critique », a réagi le collectif.
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Vidéo de présentation de l’action de mémorial de l’Holocauste dans le terrain voisin de la maison d’un cadre de l’AfD. Les sous-titres n’ont pas été réalisés par Basta!.
Il y a maintenant dix ans que le Centre pour la beauté politique bouscule le débat sur l’art et la politique en Allemagne. Chacune de ses actions fait polémique, parce qu’elles provoquent le pouvoir et les responsables politiques, mettent en lumière leurs contradictions, et le décalage entre un discours humaniste et la réalité des décisions. En 2016, alors que des milliers de réfugiés syriens cherchent à fuir les atrocités du régime de Bachar al-Assad et celles commises par l’État islamique, le collectif installe, en face d’un théâtre berlinois, deux larges cages. À l’intérieur, des tigres, vivants. « Pour fêter le grand "deal" entre l’Union européenne et la Turquie, nous avons érigé une arène en plein centre de Berlin : avec quatre tigres libyens. Nous cherchons des réfugiés prêts à se laisser dévorer », expliquent les artistes.
En plein Berlin, un projet de cimetière dédié aux « migrants morts inconnus »
Le collectif présente, ironiquement, l’installation comme « une Rome hyperréaliste, un piège mortel. Et un mémorial pour notre temps – en plein milieu de la capitale de l’Empire européen ». Leur mise en scène dénonce l’accord conclu, avec la bénédiction de l’Allemagne, pour retenir les réfugiés syriens hors du territoire européen. Devant les tigres, face à des centaines de spectateurs, une actrice réfugiée syrienne raconte le quotidien aux frontières de l’Europe, en Méditerranée : des personnes meurent par milliers, et les responsables européens regardent sans rien faire, ou pire, érigent des barrières qui encouragent les exilés à emprunter les voies les plus dangereuses.
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Vidéo du lancement de l’action « Dévorer des réfugiés », 2016.
L’année précédente, le collectif avait déjà lancé un projet de cimetière berlinois pour les réfugiés morts en Méditerranée. Un premier corps exhumé d’un cimetière sicilien, celui d’une jeune femme syrienne décédée pendant la traversée, a été enterré dans la capitale allemande en juin 2015, avec l’autorisation de sa famille [3]. Le cimetière dédié aux « migrants morts inconnus » aurait pris place devant les bâtiments du gouvernement allemand. Sa construction n’a évidemment pas été autorisée.
Un vrai-faux site pour démasquer les néonazis
En décembre 2018, les artistes s’en prennent à l’inaction de la police contre les violences néonazies. Ils lancent un site appelé « Commission spéciale Chemnitz ». Chemnitz est cette ville de l’est du pays où des manifestations xénophobes et violentes ont lieu à l’automne 2018 (lire notre article). Le Centre pour la beauté politique y poste les images de milliers de personnes qui avaient participé à ces manifestations, et demandent « qui connaît ces idiots ? », tout en proposant des récompenses pour leur identification. Quelques jours plus tard, le collectif annonce : « Merci chers nazis, c’était un pot de miel ! ».
Plus de deux millions de personnes se seraient rendues sur la page. En allant chercher leur nom, les participants aux rassemblement néonazis se seraient eux-mêmes trahis, expliquent les artistes, qui assurent avoir identifié 1500 personnes grâce à leur stratagème, dont certains membres de groupes néonazis connus. Le collectif propose à la police de mettre à disposition ces informations. Simple provocation ou véritable investigation ? Il est toujours difficile de répondre avec ce collectif. Mais leur action a mis en lumière le peu d’entrain de la police allemande pour poursuivre les organisateurs de ces rassemblements.
Ce sont finalement les artistes qui se sont retrouvés au cœur d’une enquête policière. Selon un article du Spiegel, le dossier de police sur le collectif est toutefois bien maigre. Il contient surtout des articles de presse. Mais le message envoyé au monde culturel est clair : des artistes pourraient être accusés d’association criminelle. « C’est le message envoyé à à la société et aux artistes ? Devons-nous êtres intimidés ? », ont interrogé des dizaines d’artistes dans une tribune. Le 8 avril, face au scandale, les autorités ont annoncé avoir clos la procédure.
Rachel Knaebel
Photo : Enterrement à Berlin d’une femme syrienne exilée qui a perdu la vie en Méditerranée. Dans le cadre de l’action « Les morts arrivent » du Centre pour la Beauté politique (CC Erik Marquardt).