Notre édito international se place aujourd’hui sous le signe des frontières. Et du cynisme le plus obscène – et lucratif. Nous vous emmenons d’abord pas très loin, dans le port d’Amsterdam. Sur un discret quai géré par une société privée, les marins qui y chantent sont russes. Quasiment chaque nuit, des chaluts de la flotte industrielle russe y débarquent leurs tonnes de poissons. Oui, vous avez bien lu, malgré le régime de Poutine, malgré la guerre en Ukraine, malgré les sanctions, l’Union européenne – et les Pays-Bas – continuent de commercer avec le Kremlin et ses oligarques, achetant par centaines de millions d’euros du poisson pêché en mer de Barents.
Des rentrées d’argent pour Poutine qui contribueront à alimenter son effort de guerre contre l’Ukraine. C’est un média d’investigation, Follow The Money, qui a enquêté sur ce business qui, non seulement enrichit le régime de Poutine, mais contribue aussi à dévaster les fonds marins. Une partie des poissons sont transformés sur place pour approvisionner ensuite les grandes surfaces, une autre partie part vers le Portugal ou le Royaume-Uni.
Nous voyageons ensuite de l’autre côté de la Méditerranée orientale, au Proche-Orient, et plus précisément à Rafah, l’unique poste-frontière « ouvert » entre la Bande de Gaza, assiégée et bombardée par Israël, et l’Égypte. Le voyage sur les quelques mètres qui séparent l’enfer de la bande de Gaza en ruines et l’asile égyptien est sans doute devenu l’un des plus cher du monde : entre 4500 et 10 000 dollars par personne pour franchir le point de passage.
Ce sont des agences de voyages égyptiennes qui pratiquent ces tarifs exorbitants. Dans leur ombre, un homme d’affaires égyptien lié aux services de renseignement du pays, et qui assure le contrôle de fait de ce poste-frontière, tout en s’enrichissant allègrement. Ce trafic a été documenté par une plateforme d’investigation, Organized Crime and Corruption Reporting Project, et un média indépendant égyptien, Mada Masr.
De frontière, il est question encore aux États-Unis, celles censées protéger les Premières Nations, les quelques territoires que la colonisation états-unienne leur a laissés, et sur lesquels les communautés amérindiennes tentent d’exercer leur souveraineté. Elles ont longtemps dû combattre l’appétit démesuré des compagnies pétrolières et gazières. Elles doivent désormais ferrailler face aux projets d’énergies renouvelables – éoliens ou solaires – qui s’installent, sans leur accord, sur leurs terres.
« Pour la plupart, les développeurs d’énergies renouvelables répètent les erreurs commises par les développeurs de combustibles fossiles », regrette Pilar Thomas, avocate et membre de la communauté amérindienne Pascua Yaqui, en Arizona, interrogée par le média indépendant état-unien Grist, spécialisé sur les sujets écologiques. Une première décision d’un tribunal fédéral a été rendue, en faveur des Amérindiens Osage. Le signe que les choses évoluent, et que les grandes compagnies énergétiques devront associer les communautés amérindiennes à leurs projets – et au partage des bénéfices.
Comment évoquer les frontières sans parler de Frontex, l’agence européenne censée les surveiller. Au fil des ans, Frontex s’est muée en organisme faisant la chasse aux migrants et demandeurs d’asile qui tentent d’accéder à l’Europe. Quitte à nouer des partenariats avec des groupes infréquentables. Le média d’investigation Lighthouse Reports vient de révéler que Frontex transmet régulièrement la localisation de bateaux de migrants aux garde-côtes libyens, dont les comportements et exactions sont dénoncés depuis des années.
Parmi ces gardes-côtes, une milice armée s’illustre particulièrement par sa cruauté – tortures, disparitions forcées, trafic d’êtres humains – tout en étant liée au groupe paramilitaire Wagner, cette société privée de mercenaires russes qui sévit en Ukraine ou en Afrique de l’Ouest. Un scandale de plus dans le long CV de Frontex en la matière, et dont l’ancien directeur, Fabrice Leggeri, un haut fonctionnaire français, vient de rejoindre les rangs de l’extrême droite.
Les tragédies qui se jouent à ces frontières montrent aussi que le journalisme d’investigation transfrontière est primordial pour les documenter, identifier leurs criminels acteurs et donner la possibilité aux citoyens et aux politiques d’agir.
Ce journalisme transnational est incarné par toutes ces plateformes d’investigation qui regroupent souvent journalistes et médias de différents pays, sans s’arrêter aux frontières de langues et de cultures afin de mieux œuvrer pour l’intérêt général. Basta! s’en fera toujours le relais.
Ivan du Roy
Photo de une : Sauvetage au large de l’Italie en août 2023/©Guy Pichard