Russie

Une militante des droits humains assassinée en Tchétchénie

Russie

par Nadia Djabali

Le 15 juillet, Natalya Estemirova, militante russe de défense des droits humains et membre de l’association Memorial, a été retrouvée morte, assassinée. Elle travaillait en Tchétchénie sur les 3000 disparitions non « élucidées », perpétrées entre autres par les milices du président tchétchène Ramzan Kadyrov, soutenu par Moscou.

« Je contrôlerai personnellement l’enquête… Tous les services de justice de Tchétchènie ont été chargés de faire tout ce qui est possible et impossible pour arrêter les coupables », a déclaré le président tchétchène Ramzan Kadyrov quelques heures après l’annonce de l’assassinat, à Grozny, la capitale de la Tchétchénie, de Natalya Estemirova, militante de l’ONG russe de défense des droits humains Memorial. Voilà qui a de quoi laisser dubitatif. Le président tchétchène est en effet « désigné » par Memorial comme principal responsable de la mort de la directrice de son bureau de Grozny. Première lauréate en 2007 du prix Anna Politkovskaia (journaliste russe assassinée à Moscou en 2006), décerné par l’ONG Raw (Reach All Women In War) remis à des militantes des droits de l’Homme œuvrant dans les zones de conflit, Natalya Estemirova avait aussi reçu la médaille du Parlement européen et un prix du Parlement suédois.

3.000 disparitions non élucidées

La militante n’avait de cesse de dénoncer la brutalité de Ramzan Kadyrov, mis en place à la tête de la Tchéchénie en 2007 par Vladimir Poutine. Elle recueillait, auprès des Tchétchènes, preuves et témoignages mettant en cause les services de l’État dans sa sale guerre contre le « terrorisme » : la mort d’un fils, la disparition d’un neveu ou l’incendie d’une maison par les forces de sécurité. Elle avait récemment révélé l’exécution arbitraire d’un présumé rebelle par des hommes en tenue de camouflage, ce qui avait une nouvelle fois déclenché la colère des autorités de Grozny. Le président Kadyrov contrôle des milliers d’hommes armés appelés les « kadirovsky » qui ont été accusés à de multiples reprises, de tortures, d’enlèvements et d’assassinats. Autrefois constitués en milice, ces hommes sont aujourd’hui intégrés dans les forces officielles de maintien de l’ordre de Tchétchènie. À ce jour, Memorial travaille sur trois mille disparitions non élucidées.

Le meurtre de Natalya Estemirova s’inscrit dans une longue succession d’assassinats de militants des droits de l’Homme ou de rivaux politiques considérés comme gênants par Moscou et Grozny. Parmi eux : la journaliste Anna Politkovskaia d’abord, sans qu’aucun commanditaire de son meurtre n’ait été inquiété. Oumar Israïlov, un ancien kadirovsky qui avait affirmé avoir été torturé par Kadyrov lui-même, abattu dans les rues de Vienne le 13 janvier dernier. Le 19 janvier, c’est au tour de l’avocat des droits de l’Homme et journaliste Stanislav Iourievitch Markelov retrouvé à Moscou avec deux balles dans la tête. Fin mars, Sulim Yamadayev est assassiné à Dubaï où il s’était enfui après le meurtre à Moscou de son frère Ruslan. Violeur, pilleur, assassin mais néanmoins « héros » de Russie, il était considéré comme le rival politique le plus sérieux de Ramzan Kadyrov.

Enlevée à proximité de son domicile de Grozny, le 15 juillet, Natalya Estemirova a été retrouvée morte dans la république voisine d’Ingouchie. « Qui sera le prochain ? », pouvait-on entendre lors d’un hommage rendu à Grozny par une centaine de proches. L’ONG Memorial a suspendu sine die toutes ses activités en Tchétchènie. « Nous ne pouvons pas risquer la vie de nos collègues même s’ils sont prêts à poursuivre leur travail », a déclaré Alexandre Tcherkassov, un des responsables de l’ONG.

Instabilité régionale

« Ce crime a pour but de diviser les deux nations sœurs et de déstabiliser la situation au Nord-Caucase », a réagi le président du Parlement ingouche Makmub Sakalov. La situation est en effet très tendue dans les républiques du Nord-Caucase (Daghestan, Tchétchènie, Ingouchie, Ossétie du Nord et Kabardino-Balkarie). Le 5 juin, le ministre de l’Intérieur du Daghestan, Adilguereï Magomedtaguirov est abattu. Le 22 juin, le président ingouche Iounous-Bek Evkourov est grièvement blessé lors d’un attentat à la voiture piégée. À la suite de cet attentat, Ramzan Kadyrov a déclaré que le président russe Dmitri Medvedev lui avait confié la direction de la lutte antiterroriste à la frontière tchétchèno-ingouche.

Beaucoup s’inquiètent des pouvoirs croissants octroyés par Moscou au président Kadyrov dans le cadre de la lutte antiterroriste. Certains affirment que le Kremlin est prêt, pour obtenir un calme apparent en Russie, à accorder le contrôle de tout le Caucase-Nord au président tchétchène. Car si le climat politique dans le Caucase demeure instable, Kadyrov a réussi à « pacifier » son pays dont le « régime d’opération anti-terroriste » a été levé en avril 2009. Un semblant de « paix » et de « stabilité » obtenu au prix des centaines de meurtres et de milliers de disparition, et qui ne saurait être durable quand un régime s’appuie sur la terreur pour y parvenir ?

Dmitri Medvedev a fermement condamné l’assassinat de la militante de Memorial. « Il est évident que son assassinat est lié à son activité professionnelle, qui était utile pour tout État normal », mais a jugé « primitives » les accusations portées à l’encontre de Ramzan Kadyrov. Début Juillet, le président russe a, semble-t-il, refusé d’évoquer avec Barack Obama les questions liées à la société civile et aux droits de l’Homme. Du côté de l’Union européenne, c’est l’indignation. « Nous ne devons jamais, citoyens et dirigeants de l’Union européenne, oublier que la défense des droits de l’Homme, la démocratie [et le libre marché] ont en Russie un sens complètement différent de celui qu’ils ont chez nous », a précisé le nouveau président du Parlement européen, le Polonais Jerzy Buzek. Mais le « réalisme économique » européen devrait vite reprendre le pas sur la dénonciation des atteintes aux droits de l’Homme qui sont monnaie courante dans les républiques du sud de la fédération de Russie.

Poudrière sociale

Quel tour peut prendre la politique russe, avec une crise économique sans précédent et les assassinats qui reprennent comme dans les années 90 ? Selon certains experts, corruption, chômage des jeunes et absence de liberté d’expression politique ont relégué en arrière plan l’islamisme comme principale raison expliquant les troubles qui sévissent dans la région. « Il est imprudent de la part du centre fédéral de miser sur un seul homme fort dans la république, commente Enver Kisriev, du Centre caucasien de l’Académie des sciences de Russie. L’opposition n’a tout simplement aucune alternative à la lutte criminelle secrète. »
À défaut de fonds disponibles pour désamorcer la poudrière sociale, la crise contraindra-t-elle le pouvoir russe à s’ouvrir politiquement avant que n’éclatent les émeutes dans la rue ?

Nadia Djabali