Il n’est pas tout à fait 18h30 quand les derniers rayons de soleil plongent derrière les cimes enneigées. Pour quelques instants encore, le ciel embrase la vallée de la Clarée. L’éclat du jour faiblissant livre alors ce spectacle frissonnant des montagnes qui s’endorment. La torpeur est de courte durée : le téléphone sonne, six migrants ont franchi la frontière italienne toute proche, et attendent cachés dans la neige, à quelques kilomètres de là. À Briançon, c’est dans ce clair-obscur que surgissent ceux qui fuient les monstres. L’heure à laquelle tout se joue. Chaque jour, des maraudes vont porter secours à ceux qui tentent, dans des conditions dantesques, le passage du col de l’Échelle. Le thermomètre affiche -10°C. Il faut faire vite, enfiler combinaisons et chaussures chaudes, préparer le thermos de café et prendre quelques vivres avant de se mettre en route.
En cette soirée de février, deux voitures avalent la douzaine de kilomètres de la N94 dont les lacets mènent à la station de Montgenèvre. A l’arrivée, les phares sont rapidement éteints, une fois garés sur le petit parking. Il faut redoubler d’attention : en plus de retrouver la trace des migrants, il s’agit de ne pas en laisser pour les patrouilles policières. La discrétion est la première garantie contre les interpellations, de plus en plus nombreuses ces derniers mois à l’encontre de ceux qui osent venir en aide [1] à ceux qui risquent pourtant leur vie sur les routes de l’exil.
Dans le clair-obscur, les migrants succèdent aux skieurs
Les arrivants sont près d’une petite cabane en bois, à l’orée de la forêt. Il y a quelques heures, elle servait encore d’abri pour le perchiste des remontées mécaniques. A Montgenèvre, doyenne des stations de ski françaises, la liberté de circulation est aujourd’hui à géométrie variable : à la lumière du jour, ses pistes restent prisées des touristes internationaux venus profiter des joies du sport d’hiver. Une fois la nuit tombée, ce sont d’autres nationalités, refoulées, qui y glissent en ombres furtives. Ce soir-là, les rescapés viennent de Guinée, du Sénégal, de Côte d’Ivoire et du Pakistan. Ce sont de jeunes hommes, entre 16 et 32 ans, et pour eux, la frontière est bel et bien une réalité, à l’intérieur de l’espace Schengen. Pour la contourner, ils ont dû emprunter, en jeans et en baskets, des couloirs enneigés à l’abri des regards, mais pas forcément des avalanches.
Transis de froid sur la banquette arrière, ils reprennent leur souffle en silence, sous de grosses couvertures. Au volant, Gaspard [2] ne pose pas de questions. Selon lui, ce n’est pas son rôle : « La règle en montagne, c’est qu’on ne laisse jamais quelqu’un en difficulté. Je ne cherche pas à savoir d’où ils viennent, ni pourquoi ils traversent. Ce n’est pas une histoire de convictions politiques, je fais simplement ma part. » La soixantaine fringante, il a déjà passé la journée en montagne, où il officie comme moniteur de ski. Une fois par semaine, il s’inscrit au planning des maraudes où se relaient une trentaine de bénévoles, sept jours sur sept.
« Passer par le col de l’Échelle serait suicidaire »
Ces secouristes en haute-montagne d’un genre un peu particulier, se sont fait connaître sur le col de l’Échelle, à quelques kilomètres plus au nord, par lequel la très grande majorité des passages se sont faits jusqu’à la fin d’année dernière. Mais celui-ci a fermé en janvier, comme chaque année à la même saison, durant laquelle il n’est pas déneigé. De l’autre côté du col et de la frontière, à Bardonecchia, les migrants qui arrivent par le train rencontrent alors des Italiens qui assurent un autre type de maraude : « Il faut à tout prix les empêcher de passer par le col de l’Échelle. Ce serait suicidaire. Avec le fort niveau d’enneigement de cet hiver, le risque d’avalanche est maximum. Il est presque impossible de passer sans se tuer », alerte Cédric, coordinateur des équipes de maraude côté français.
Le nouvel itinéraire « conseillé » passe par le col de Montgenèvre, sans tarir la situation d’extrême-urgence qui règne au quotidien : « Après tout ce qu’ils ont enduré pour arriver jusque-là, l’enneigement ne suffit évidemment pas à décourager les migrants. Mais beaucoup sous-estiment sa dangerosité, ils n’ont pas conscience des risques », poursuit Cédric. De fait, les arrivées restent toujours aussi nombreuses à Briançon, ces dernières semaines. La sous-préfecture des Hautes-Alpes est devenue l’un des principaux points de passage depuis la « fermeture » et la militarisation croissante de la vallée de la Roya, plus au sud [3]. Sur l’année 2017, le réseau associatif local estime ainsi avoir pris en charge près de 3000 migrants. Un chiffre qui n’est pas contesté par les autorités [4].
De l’action institutionnelle aux marges de la légalité
A l’instar des six rescapés nocturnes, la plupart trouvent à Briançon une terre d’accueil quasi inespérée au cours de leur périple. Les maraudes ne sont que la première pierre, décisive, d’un édifice local particulièrement dense et étendu de soutien aux exilés. Ce réseau de solidarité apparaît aujourd’hui, en France, unique par son ampleur – comme en témoignent les médias du monde entier qui défilent ici en continu depuis trois mois : « Il finit par y avoir plus de journalistes que de bénévoles », persifle l’un de ces derniers. C’est dire, tant le réseau « Tous migrants », qui fédère tous les acteurs locaux de l’accueil des exilés, compte nombre de petites mains : plus de 500 bénévoles engagés au total, soit un sacré chiffre au regard des 22 000 habitants que compte l’agglomération briançonnaise.
En somme, 2% de la population est directement impliquée auprès des migrants dans la ville la plus élevée d’Europe, du haut de ses 1300 mètres d’altitude : « Il y a une dynamique collective et citoyenne incroyable, constate Marie-Danielle, la soixantaine sémillante. Chacun s’y retrouve, selon son niveau d’engagement : on peut aussi bien faire un gâteau que convoyer une fois de temps en temps, donner des cours de français, ou encore héberger chez soi plus régulièrement. Pour que les choses bougent, il ne faut pas mettre de carcan idéologique, ça étouffe l’action ».
Cette militante de la première heure, responsable du groupe local de l’association Attac [5], sait de quoi elle parle. A côté du Cada (Centre d’accueil des demandeurs d’asile), structure d’hébergement officielle dans laquelle elle s’implique bénévolement pour « proposer un accompagnement humain sur le long-terme », Marie-Danielle a monté un petit groupe informel avec quelques amis, une sorte de petite tontine de soutien aux plus démunis : « Chacun cotise selon ses propres moyens, et nous tournons pour les héberger. » Une part d’institutionnel d’un côté, un engagement aux marges de la légalité de l’autre : Marie-Danielle illustre la synergie entre ces différents leviers d’action.
« Ici on est centré sur l’essentiel : réchauffer et nourrir »
L’accueil à Briançon se revendique prosaïque, gardant ses distances avec des codes trop marqués politiquement : « On ne parle pas de "combat" mais d’ "action", pour ne pas effrayer les grands-mères ou les enfants », résume dans un sourire Michel Rousseau, cofondateur et trésorier de Tous migrants. La posture est une condition sine qua non de bon fonctionnement, dans un réseau très hétérogène – et largement intergénérationnel : de la paroisse locale aux libertaires, des habitués des manifs syndicales aux jeunes découvrant l’engagement associatif, tout le monde se rassemble autour du même enjeu et coopère.
La dénominateur commun est avant tout humaniste : « On est loin de Paris et de la politique. Ici, on est centré sur l’essentiel : réchauffer et nourrir. Le reste, on s’en fout un peu », résume Pauline, 22 ans, dont la taille est inversement proportionnelle à l’énergie déployée, chaque jour, au « Refuge ». Terminus pour les arrivants du soir, cette petite maisonnée est devenu un lieu incontournable de la vie briançonnaise. Ouverte en juillet dernier à quelques pas de la gare, dans l’ancienne caserne mobile des secours en montagne, elle ne devait initialement accueillir qu’une quinzaine de personnes.
Actuellement, elle en héberge régulièrement le double, chaque soir. Entre les casseroles fumantes et les parties de carte enflammées, les vitres embuées racontent à elles seules l’écart de température avec l’extérieur. En journée, on y croise aussi bien la femme du maire que le saisonnier arrivé la semaine précédente, affairés ensemble à l’épluchure des patates – ici, la petite cantine autogérée assure trois repas par jour. Quand elle n’est pas à la plonge, Renée, 84 ans, s’occupe volontiers du vestiaire, où l’on trouve de quoi s’habiller chaudement grâce aux nombreux vêtements récupérés. « J’aime bien cet endroit, on y rencontre des gens. Je me sens parfaitement à l’aise avec eux », raconte-t-elle. D’autres s’occupent du linge à laver, 150 kg chaque semaine. Sur les murs de la grande pièce qui sert aussi de cuisine, les messages de gratitude fleurissent à l’intention des bénévoles.
Complémentarité des formes d’hébergement
Dans la salle d’à-côté, David, interne en médecine générale, assure la permanence de soins : « Des engelures, mais aussi beaucoup de choses liées au stress et à la grande fatigue », résume celui qui n’hésite pas à renvoyer, au besoin, vers le Centre hospitalier où le service d’urgence a déjà accueilli de nombreux migrants. Depuis le bureau à l’entrée, Pauline coordonne les multiples activités de cette petite fourmilière. Tout en rappelant la dure loi qui s’y applique : « Nous sommes une structure d’urgence. Les séjours ne durent jamais plus de quatre ou cinq jours, ce qui peut être dur à faire entendre. Il nous faut préparer à l’étape d’après, qui est bien souvent la clandestinité, et donc la rue ».
A fortiori, quand ceux qui comptent demander l’asile s’avèrent être des « dublinés » – qui ont étés enregistrés dans un autre pays lors de leur entrée en Europe, et peuvent y être renvoyés – ou que leur minorité en âge se trouve contestée. En 2017, 59% des migrants passés au Refuge se revendiquaient mineurs. Pour prolonger cet accueil, et pallier aux carences de l’État en la matière, d’autres structures d’hébergement ont vu le jour à Briançon. Notamment le très actif réseau Welcome, un programme national d’hébergement provisoire et gratuit mis en place par l’association jésuite JRS France (Jesuit refugee service).
Entre le manque de places dans les dispositifs officiels et tous ceux qui n’y sont pas éligibles, Welcome permet d’offrir un toit de manière plus pérenne : « Le dublinage est une purge qui prend des mois, et pendant tout ce temps, les migrants sont hors-radar des procédures officielles, témoigne Christophe, le responsable de l’antenne briançonnaise. Nous sommes là pour assurer un besoin essentiel qui n’est pas pris en charge par l’État. » Depuis sa création ici il y a tout juste un an, le réseau Welcome a vu plus de 150 familles ouvrir leurs portes pour une durée d’un mois, renouvelable à l’envi à condition d’alternance, tel que le prévoit la charte.
Bienvenue chez Marcel
D’autres trouvent refuge « Chez Marcel », le squatt qui a ouvert à l’été sur les hauteurs de la ville, à Puy Saint-Pierre. Sous la banderole « Ouvrons nos frontières », quatre panneaux photovoltaïques assurent l’autoconsommation de cette maison de trois étages, héritée du célèbre ermite Marcel Amphoux, agriculteur de la région dont le mariage puis le testament ont défrayé la chronique. Une vingtaine de personnes y vivent en continu, parfois sur plusieurs mois, à l’image de Justin qui a quitté le Cameroun pour des raisons politiques.
Autour du poêle qui chauffe la vieille bâtisse, Denis amuse la galerie : surnommé « Attila », il a retrouvé toute la fougue que ses parents, originaires du Nigeria, lui connaissent habituellement. Âge de quatorze mois, il fait partie des plus jeunes enfants arrivés jusqu’à Briançon. La situation est nouvelle : jusque-là, seuls des jeunes hommes – à 60% originaire de Guinée, selon les statistiques du Refuge – passaient. Depuis le début de l’année, des femmes, parfois enceintes, et des familles entières tentent l’expédition. Sans nécessairement trouver un point de chute approprié : « C’est un phénomène que nous n’avions pas vraiment anticipé, et auquel le Refuge ou Welcome ne répondent pas toujours de manière très adaptée, admet Véronique, bénévole au Refuge. Il y a une vraie complémentarité avec Chez Marcel, qui offre un autre espace d’accueil ».
Et puis il y a toutes ces familles qui, sans s’inscrire dans un mouvement en particulier, se sont organisées pour dégager un lit, offrir le couvert et un peu de répit. Parfois pour plusieurs mois : depuis l’été, Hassimiou vit chez Pascale et François à Saint-Sauveur, au sud de Briançon. Cet ancien cultivateur de riz en Guinée-Conakry, âgé de 27 ans, en profite pour apprendre à lire et à écrire avec Pascale, enseignante, le temps que son « dublinage » en Italie prenne fin. Il espére que sa demande d’asile pour persécution – Hassimiou est peul, un groupe ethnique minoritaire en Guinée – aboutisse, et lui permette de travailler : « N’importe quel travail que je gagne, je le fais », répète-t-il.
« On sort de la politique abstraite pour revenir à son essence, en actes »
Au fil des mois, dans un contexte national assombri par le nouveau projet de loi sur l’asile et l’immigration, cette symbiose briançonnaise dans l’organisation d’un accueil digne est devenue un contre-modèle, quasiment érigé en laboratoire. Au point d’en irriter certains comme Michel, qui lève les yeux au ciel à l’évocation de la comparaison éculée avec les « Justes » [6] : « On fait de petits gestes, rien d’héroïque. Cela donne de jolies histoires, mais la métaphore va trop loin et passe à côté du sujet. La réalité, c’est que tout le monde peut se montrer solidaire ! Dans la devise française, liberté et égalité sont des mythes nécessaires mais inaccessibles – on ne choisit pas où on naît. La fraternité, c’est autre chose : c’est le seul véritable levier à la disposition de chacun ».
A Briançon, l’exemplarité fait donc vœu d’humilité et de sobriété – la légende du Colibris, où chacun « fait sa part », s’y raconte plusieurs fois par jour. Si le défi humanitaire et logistique est relevé chaque jour, ce fonctionnement en rhizome n’y est sûrement pas étranger. Ici, pas de porte-parole au sens traditionnel. Du côté de l’Hôtel de ville, le maire Gérard Fromm, détaché du Parti socialiste dont il a rendu sa carte en décembre 2015, prend soin de n’en tirer aucune couverture, une discrétion à la mesure du soutien, sans faille, qu’il apporte sur le terrain.
Derrière son atour dépolitisé voire apolitique, la mobilisation n’en redonne pas moins ses lettres de noblesse à l’idée de désobéissance civile : « On sort de la politique abstraite pour revenir à son essence, en actes. Quand on se plonge dans l’aide aux migrants, on est très vite confronté à la violence de l’État. J’ai vu bon nombre de gens qui ont voté Macron, ou pire, se mettre à contourner des barrages de policiers, et à enfreindre la loi en cas de besoin », assure Marie-Danielle. Ne faut-il y voir que la force de l’évidence ? A Briançon, cet écosystème de l’accueil a transformé la solidarité envers les migrants en une réalité aussi généreuse qu’efficace. Tel un simple devoir. Pour d’autres, ces phares qui continuent de s’allumer dans la nuit sont aussi synonymes d’espoir.
Barnabé Binctin
Photo de une : Manifestantes contre les restrictions du droit d’asile prévues par le projet de loi gouvernemental, le 21 février à Paris / © Serge D’ignazio
Autres photos : Barnabé Binctin, sauf vue de Briançon : Maëlys Vésir