C’était il y trois ans, le 9 janvier 2013, en plein coeur de Paris. Trois femmes sont froidement exécutées de balles dans la tête. Les victimes symbolisent trois générations de militantes Kurdes, proches du parti indépendantiste Kurde de Turquie, le PKK. D’abord, Leyla Söylemez, la plus jeune, âgée de 24 ans, Fidan Dogan, 29 ans et Sakine Cansiz, 54 ans, la principale cible de ce triple assassinat. Elle était l’une des responsables de l’opposition kurde en exil. Cofondatrice du PKK en 1978, ancienne combattante de laguérilla, cette proche du leader historique kurde, Abdullah Öcalan, était extrêmement influente et respectée. Plusieurs femmes Kurdes qui combattent en ce moment les forces de l’Etat islamique à Kobané arborent sur leur treillis militaire une photo de Sakine Cansiz.
Très vite, la police judiciaire appréhende l’auteur présumé de ce triple homicide : Ömer Güney. Ce jeune Turc âgé d’une trentaine d’années, agent d’entretien à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, venait de passer une année à infiltrer la communauté kurde d’Ile-de-France, et à se rapprocher des instances dirigeantes du PKK en exil en France. Au fil de l’investigation, la justice française démontre que Ömer Güney est bien l’auteur des trois meurtres. Surtout, il a travaillé en étroite relation avec une partie au moins des services secrets turcs, le MIT.
Une enquête entravée
Pour comprendre une telle action, il convient de se replacer dans le contexte turc. Emprisonné depuis 1999 sur l’île prison d’Imrali, Abdullah Ôcalan annonce alors l’abandon de la lutte armée kurde. Le PKK entame des négociations avec l’Etat turc. En 2012, depuis sa cellule, Öcalan lance le « processus d’Imrali » devant aboutir à un accord de paix. Cet accord se fonde sur l’abandon définitif des velléités indépendantistes kurdes en échange de la mise en oeuvre d’un fédéralisme turc, reconnaissant les droits et l’identité des Kurdes de Turquie. A cette époque, le gouvernement conservateur de l’AKP de Recep Tayyip Erdogan semble favorable au processus de paix. Une partie des membres de l’appareil d’état turc – police, justice, armée, services secrets – s’y opposent de façon virulente. Ce sont eux qui sont aujourd’hui mis en cause dans le triple assassinat de Paris.
En mémoire des trois victimes de l’assassinat, près de vingt mille Kurdes venus de toute l’Europe ont manifesté à Paris le 9 janvier 2016. En tête de cortège les familles des « trois martyrs qui ne meurent pas », comme le scande en kurde la foule de Gare du Nord à Bastille. Les manifestants continuent de réclamer que justice soit faite. Si Ömer Güney est toujours détenu, mis en examen pour « assassinats en relation avec une entreprise terroriste » et renvoyé devant une cour d’assises, il n’y a eu aucune réponse des commissions rogatoires adressées à la Turquie. Aucune réponse du gouvernement français quant à la levée du « secret-défense » sur les écoutes qui ont visé Ömer Güney avant les assassinats. A ce jour, il est donc la seule personne mise en examen. Le gouvernement français n’a toujours pas reçu les familles des victimes. « Nous sommes bien loin des paroles de Manuel Valls, à l’époque ministre de l’Intérieur, qui s’était rendu sur place le 9 janvier et avait déclaré vouloir faire toute la lumière sur cette affaire », déplore Cemile Renklicay, co-présidente du Conseil démocratique des Kurdes de France.
En Turquie, une situation politique alarmante
Pendant que l’enquête judiciaire est au point mort en France, la situation se dégrade profondément en en Turquie et dans le Kurdistan turc. Le « processus d’Imrali » s’est arrêté peu de temps après l’assassinat des trois militantes kurdes à Paris. Depuis, l’AKP et Recep Tayyip Erdogan ont effectué un virage à 180° : il n’est plus question de reconnaissance des droits des Kurdes, et de modification de la structure de l’état turc vers davantage de fédéralisme. Pire, la Turquie est confrontée à l’une des pires situations politiques de son existence.
Tout d’abord, Erdogan et l’AKP ont entamé une modification des institutions politiques qui déstabilise profondément le pays. Après avoir été Premier ministre d’un régime parlementaire, Erdogan, désormais Président de la République, cherche à concentrer tous les pouvoirs exécutifs en transformant la Turquie en régime présidentiel. Celui que certains appellent « le Sultan Erdogan », espérait une série de victoires électorales écrasantes en 2015, pour faire aboutir son projet de réforme constitutionnelle. En plus de la résistance d’une partie de l’opposition et des médias, ce sont les victoires du nouveau parti HDP aux deux élections législatives de juin et novembre 2015 (respectivement 13% et 10%), qui ont empêché l’AKP d’obtenir la majorité absolue au Parlement (lire notre article : Turquie : cette nouvelle gauche qui s’oppose au projet nationaliste et néolibéral du président Erdogan). Le HDP (Parti Populaire Démocratique) regroupe la majeure partie des forces politiques Kurdes de Turquie ainsi qu’une partie de groupes de gauche.
L’armée turque combat les Kurdes plutôt que Daech
Depuis ces élections, la situation s’est dégradée. La liberté et les droits de la presse sont de plus en plus restreints, avec la fermeture de médias, l’arrestation et l’assassinat de journalistes ou de blogueurs. La Turquie est l’un des pays où l’emprisonne le plus les journalistes. Et la guerre civile a repris. Depuis juillet 2015, les forces armées et de sécurité turques ont mené plusieurs attaques dans les zones à majorité kurde dans le Sud-est, prétextant combattre des « forces terroristes » du PKK et du YDG-H (Mouvement patriotique et révolutionnaire de la jeunesse). Le gouvernement impose à plusieurs villes de cette zone un état de siège et un couvre-feu.
L’organisation internationale Human Rights Watch (HRW) dénonce la mort de plus de 157 civils, entre le 24 juillet et le 9 décembre. Ce « nombre est susceptible d’augmenter fortement dans les prochains jours », est-il précisé. Cemile Renklincay, du Conseil démocratique des Kurdes de France, dénonce les assassinats de civils dans plusieurs villes proches de la frontière syrienne. Ces exactions sont confirmées par plusieurs organisations humanitaires. Plus de 10 000 soldats se sont déployés dans les villes de Cizre et Silopi, à la fois proche de l’Irak et de la Syrie. C’est davantage que les forces déployées contre les milices de l’Etat islamique, malgré l’attentat qui a causé la mort de dix touristes allemands à Istanbul le 12 janvier, revendiqué par les djihadistes ! Chacun ses priorités…
Dans la ville de Silopi, trois militantes pour la cause féministe et kurde ont étés assassinées le 4 janvier, dans les mêmes conditions qu’en France. A Istanbul, Ankara ou à Paris la semaine dernière, des milliers de femmes Kurdes ont défilé avec les photos des trois victimes, Seve Demir, Fatma Uyar et Pakize Nayir. Les militantes de la société civile kurde, ou supposées telles, paient un lourd tribut depuis la reprise du conflit : au moins 79 femmes ont déjà été assassinées. Emma Sinclair-Webb, en charge des recherches sur la Turquie pour Human Right Watch appelle « le gouvernement turc à retenir ses forces de sécurité, à arrêter immédiatement le recours abusif et disproportionné à la force et à enquêter sur les décès et les blessures causées par ses opérations ».
Les Etats-Unis et l’Europe laissent faire
La pression de la « communauté internationale » sur le gouvernement turc constitue l’un des moyens de stopper cette escalade. On en est loin. La Turquie, en tant que membre de l’Otan, permet aux chasseurs de l’US Air force de décoller de ses bases pour bombarder Daech. Le gouvernement n’a donc rien à craindre de la part des Etats-Unis. Quant à l’Union européenne, trop empressée de se dépêtrer de la crise ouverte par la vague de migrants venant de Syrie et d’Irak via la Turquie, a signé fin novembre un accord avec le gouvernement turc en vue de tenter de retenir les réfugiés sur son sol… Et lui versera trois milliards d’euros d’aides financières.
Le gouvernement turc peut continuer de commettre exactions et violations des droits humains en toute impunité. La police vient d’ailleurs d’arrêter ce 15 janvier, vingt-et-un universitaires. Leur tort ? Avoir signé une pétition appelant à la paix et dénonçant les opérations militaires turques au Kurdistan. Ils sont inculpés d’ « apologie du terrorisme ». Le gouvernement Erdogan, ainsi que les forces les plus réactionnaires de l’État turc, semblent aujourd’hui totalement hors de contrôle.
Eros Sana
En photos : manifestation du 9 janvier 2016 à Paris / © Eros Sana