Shirin pensait ne plus jamais pouvoir retravailler après l’effondrement du Rana Plaza. Non pas à cause de sa blessure au thorax, qui l’étreint toujours, mais parce qu’elle avait peur. Peur de tout : du simple bruit des machines à coudre, de la seule évocation des termes « travail », « immeuble », raconte la fine jeune femme au regard franc dans son sari bleu. À 18 ans, elle aurait pu rester prostrée chez elle, dans ce quartier de Savar où vivent la plupart des rescapés, tous ces voisins qui, autrefois, se rendaient au matin dans cette grande usine qui bordait la route, ce haut bâtiment dans lequel œuvraient cinq sous-traitants pour des dizaines de marques occidentales. Sur les 3 000 ouvriers qui travaillaient là, en majorité des femmes, plus de 1 000 sont morts, et 2 000 ont été blessés (voir le dossier qu’y consacre notre Observatoire des multinationales).
En juin 2015, le Comité de coordination du Rana Plaza (CCRP), présidé par l’Organisation internationale du travail (OIT), a annoncé avoir levé les fonds nécessaires pour verser l’intégralité des indemnités dues aux victimes. Des actions de formation et de reclassement ont été entamées. Mais tous les survivants n’en ont pas profité, trop atteints dans leur corps ou trop déprimés. D’ailleurs, quand Shirin a entendu parler d’Oporajeo, elle a d’abord écarté la possibilité avec lassitude. Plus de force. Puis, en se laissant le temps d’y réfléchir, elle a décidé de s’y rendre « une journée, pour voir ». Un détail la rassurait : le bâtiment ne comportait que un étage, il risquait moins de s’écrouler. Elle y est finalement restée pour la « bonne ambiance » et pour « l’administration sympathique ».
Le pays revient de loin en matière de conditions de travail
Shirin parle d’administration, et non pas de direction, parce qu’Oporajeo est une coopérative. En plus de leur salaire régulier, les ouvriers se partagent – à parts égales – 50 % des bénéfices. Les 50 % restants sont utilisés pour des prêts à court terme et pour faire vivre une école primaire gratuite destinée aux enfants du quartier. Le dispositif constitue une première au Bangladesh. Un parcours semé d’embûches, aussi.
Il faut dire que le pays revient de loin en matière de conditions de travail. La veille de l’effondrement du Rana Plaza, le 23 avril 2013, les ouvriers avaient constaté l’existence de fissures dans lesquelles « on pouvait passer la main », se souviennent les ouvrières de la coopérative, timidement dispersées dans la salle ensoleillée des machines à coudre. Ce jour-là, les travailleurs, paniqués, étaient sortis de l’immeuble. Ils avaient été autorisés à rentrer chez eux mais, le lendemain matin, ils avaient dû revenir travailler. Devant les craintes réitérées, seuls quelques managers avaient accepté que les ateliers soient évacués. Les autres avaient ignoré les alertes et, quand une panne d’électricité est survenue, comme cela arrive plusieurs fois par jour dans le pays, les générateurs placés sur le toit avaient pris le relais, et fait vaciller le bâtiment branlant.
Trois des neuf étages avaient été construits dans l’illégalité par le propriétaire, Sohel Rana, un homme politique local qui, le jour de la catastrophe, avait pris la fuite. Le 1er juin 2015, le Bangladesh a annoncé avoir engagé des poursuites contre 41 personnes impliquées. Le procès devrait mettre à jour un vaste réseau de corruption dans lequel des fonctionnaires acceptaient les pots-de-vin d’industriels pour fermer les yeux.
« Les fournisseurs confondent responsabilité sociale et bienfaisance »
En attendant, les bâtiments comme celui-là se sont raréfiés à Dacca. Suite à la pression exercée par des syndicats et par le collectif Clean Clothes Campaign, dont font partie en France les associations Sherpa et Éthique sur l’étiquette, 175 donneurs d’ordre européens ont signé avec les fédérations internationales des syndicats du textile et des services un accord quinquennal sur la prévention des incendies et la sécurité des bâtiments. De leur côté, les États-Unis ont mené leur initiative, Alliance. Et au Bangladesh, un plan national d’action a fait passer le nombre d’inspecteurs du travail de 100 à 300 en deux ans. Fin juin 2015, suite à toutes ces interventions, 3 000 usines ont été visitées, selon l’Organisation internationale du travail (OIT). Plus de 600 ont fermé, la plupart ayant perdu leurs clients.
Bien que les bâtiments de la plupart des usines inspectées aient été consolidés, des détecteurs de fumée, installés, des armoires à pharmacie, placardées, les mentalités n’ont cependant guère évolué du côté des employeurs de ce pays dans lequel les écarts de richesses sont spectaculaires, et où 30 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. « Les fournisseurs confondent souvent responsabilité sociale [RSE] et bienfaisance », constate un consultant en RSE – un métier encore rare au Bangladesh. « Ils créent des fondations, ils donnent de l’argent aux Bangladais pauvres », mais vérifier que les ouvriers travaillent à des cadences qui préservent leur santé, qu’ils portent des équipements de sécurité, ou que leurs salaires sont versés à l’heure fait rarement partie de leur culture. « D’où la nécessité de créer une structure qui permette de travailler autrement », raconte Leeza, qui coordonne les projets de la coopérative depuis son petit bureau décrépi. « C’est dans ce but qu’Oporajeo a été fondée. Une telle manière de voir les choses n’existait pas dans notre pays. »
À l’origine du projet, un groupe hétéroclite s’est constitué pour participer aux opérations de secours dans les décombres du Rana Plaza. Deux responsables d’associations, un homme d’affaires, une ouvrière du textile et d’autres volontaires ont décidé de créer un fonds pour aider les victimes. Une fois les sauvetages terminés, ils se sont demandé ce qu’ils pourraient faire avec l’argent restant. « On voyait les survivants dévastés, hagards, faisant la queue pour manger, comme des mendiants », confie Hossain, qui fait partie de l’équipe.
La coopérative Oporajeo : « un havre de paix »
C’est là qu’a germé l’idée de créer « un havre de paix qui favorise un environnement de travail sain et sécurisant ». Un endroit où les ouvriers ne seront ni frappés ni menacés – comme cela se pratique parfois dans les usines locales –, où ils pourront se reposer quand un coup de fatigue se fera sentir. Un endroit où ils seront aussi accompagnés par des psychologues, et où ils seront embauchés pour une longue durée. Oporajeo, qui signifie « les invincibles », était née.
Un an plus tard, la coopérative comptait 23 travailleurs permanents et 15 travailleurs temporaires. Près de 40 ouvriers travaillaient également chez eux, à domicile, avec des machines à coudre prêtées. Sacs en toile de jute, tee-shirts puis polos en coton : peu à peu les productions se sont diversifiées. Au marché local ont succédé les débouchés internationaux. Pas facile cependant de se faire remarquer sur un circuit, vieux de trente ans, sur lequel les prix bas demeurent le principal argument. Dès le début, Oporajeo a décidé de viser un autre public et de parier sur la transparence, prenant le contre-pied de la plupart des usines, qui communiquent peu et privilégient la discrétion, voire l’opacité, tandis que les grandes marques multiplient chartes éthiques et codes de bonne conduite.
« Avec autant de revendications “éthiques” déployées par les entreprises d’aujourd’hui, il est difficile de savoir où vous vous situez en tant que client », interpelle la coopérative sur sa page Facebook. « Derrière ces grandes déclarations, il n’est pas facile de savoir quel est l’impact de vos achats sur la vie des autres, à l’autre bout de la planète. Chez Oporajeo, nous cherchons à faire différemment. Nous croyons qu’il est essentiel que le commerce soit équitable et nous voulons que les travailleurs soient propriétaires de leur outil de travail. » Le discours plaît. Journalistes et ONG défilent. Les marques aussi. Même H&M se lance dans l’expérience [1]. Pas longtemps pourtant.
Pas assez de commandes pour que toutes travaillent
Le 14 mars 2015, un incendie ravage la coopérative. Quelques temps auparavant, une mafia locale avait demandé de l’argent, raconte l’équipe. Le feu détruit la plupart des machines et 19 000 sacs qui venaient d’être fabriqués pour une entreprise suisse. Les exportations sont annulées. La coopérative doit déménager. Finalement, deux salles de classe sont libérées dans l’école primaire qui avait été créée pour les enfants du quartier, avec une partie des bénéfices. Dix ouvrières continuent à venir tous les jours, mais le travail vient à manquer.
Une entreprise berlinoise a récemment commandé 500 tee-shirts à fabriquer en une semaine, mais ce n’est pas assez pour que toutes les ouvrières travaillent, encore moins pour qu’elles aient des heures supplémentaires à effectuer afin de gagner un peu plus que leur salaire de base, 80 euros par mois pour les plus qualifiées. Les bénéfices à partager ne sont pas au rendez-vous. Même l’école, qui accueille aujourd’hui 225 enfants, doit revoir ses ambitions à la baisse : le matériel scolaire ne peut plus être fourni. Aux élèves de s’arranger pour se le procurer.
Shirin, Mily, Rupali, Komela, Beauty, Nasima ont beau être déçues, pour elles, le plus important n’est pas là. « Ici, nous sommes psychologiquement heureuses, explique Shirin en souriant, voir des enfants jouer toute la journée, c’est bon pour guérir ». Les collègues qui s’étaient, jusque-là, tenues à distance s’approchent, forment un petit groupe compact. « Enfin, il ne faut pas qu’ils crient trop fort non plus ! » précise Rupali. Les autres jeunes femmes rient en silence. « On est toutes pareilles, dès qu’ils font trop de bruit dans leur classe, au-dessus de nos têtes, on sort en courant ! On a trop peur ! » « Au moins, ici nous sommes ensemble », tempère Mily. « On ne peut pas rester seules, en fait. Sinon, le problème recommence dans notre tête ».
Elsa Fayner
En photos : Des ouvrières et ouvriers de la coopérative Oporajeo et des enfants de l’école qui a été créée / © Axelle de Russé
Pour aller plus loin :
– La page Facebook et le site web de la coopérative.
– Oporajo - Les invincibles, bande-annonce du film de Bruno Lajara.
– Notre dossier sur les pratiques sociales et environnementales de l’industrie textile.
– Le dossier consacré par le magazine Santé et Travail d’octobre 2015 : Derrière l’étiquette : enquête dans les usines textiles au Bangladesh.