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Une zone industrielle comme il en existe des centaines en France. Une succession de magasins discount, des enfilades de magasins de bricolage ou de meubles importés à prix cassés. Au fin fond de la zone d’activité, devant un hangar, l’atmosphère bruisse des roues de chariots branlants portant des monticules de prospectus que l’on amène vers les coffres des voitures. Il est 8 h dans cet entrepôt d’Adrexo, l’un des 250 que compte ce « leader de la publicité non adressée en France ». C’est l’heure du chargement des publicités. Des dizaines d’hommes et de femmes s’affairent à entasser comme ils peuvent des centaines de kilos de publicité dans les coffres de leurs voitures personnelles.
« La vie en violet »
Les dépliants colorés fleurent bon l’encre chimique. Tous annoncent des « prix fous », des « promos », des « scoops » ou des « opérations exceptionnelles » d’un des supermarchés du coin. Pour appâter le client à domicile, les mastodontes de la grande distribution – Carrefour en tête avec 30 % des prospectus diffusés en France – sous-traitent la distribution des prospectus à Adrexo, qui emploie une armée de 23 000 colporteurs payés au Smic. En cumulant les effectifs des deux grandes entreprises du secteur, Adrexo et Mediapost (filiale privée du groupe La Poste), le nombre de distributeurs de prospectus s’élève à 36 500. Une « grande famille » où chacun « profite d’une adaptabilité et d’une flexibilité sans égal » en « organisant soi-même son temps de travail », peut-on lire sur le blog des ressources humaines d’Adrexo, intitulé « La vie en violet ».
Chez Adrexo, « le capital humain est plus important que tout ». Mais sur le parking des entrepôts, on rencontre des retraités qui « complètent leur trop petite retraite », des femmes à huit mois de grossesse qui chargent des kilos de prospectus pour pouvoir « toucher leur congé maternité », des étudiants qui bossent pour « payer leur loyer »… Un « capital humain » majoritairement composé de pauvres, de précaires, d’étrangers, d’allocataires des minimas sociaux, de jeunes en réinsertion, de retraités, de galériens en tout genre et autres naufragés du marché du travail.
Chez Adrexo, le salaire moyen est de 400 euros pour une bonne soixantaine d’heures de travail mensuelles. L’entreprise envoie des contrôleurs qui vérifient que les paquets de pub n’ont pas été jetés dans des bennes ou dans la rivière la plus proche. « C’est notre fonctionnement : si une boîte aux lettres figurant sur la feuille de route n’a pas de pub, c’est le risque de se faire licencier immédiatement. C’est un moyen de pression quotidien, particulièrement sur les gens qui osent se plaindre du fonctionnement salarial », confie l’adjoint du chef de centre. Ambiance.
Travailler le week-end, dans sa cuisine
Dans les hangars, pas de tables ni de chaises, encore moins de chauffage et de pointeuse. Rien n’est prévu pour permettre aux salariés de considérer ce lieu comme leur lieu de travail. Les 23 000 distributeurs d’Adrexo sont priés de travailler chez eux, d’utiliser leur propre voiture et de ne pas traîner au centre [1]. Devant de gros blocs de pubs pour Auchan, Carrefour et La Foir’fouille, tout frais sortis des imprimeries, Andrée et Florimont [2], retraités septuagénaires d’une usine de carton, poussent difficilement leur chariot sur lequel sont posés 194 kilos de publicité. « Nous avons été obligés de nous y mettre parce qu’avec notre retraite on n’y arrivait plus. Au début, c’était dur. Cela prend du temps de bien connaître ses tournées », dit Andrée, qui, à 71 ans, a décidé, il y a un an, de postuler à ce « métier simple » et « accessible à tous », à la suite d’une annonce découverte… dans sa boîte aux lettres.
« Nous travaillons une trentaine d’heures par semaine à deux. Pour faire les tournées des boîtes aux lettres, on met toujours au moins 30 minutes de plus que ce qui est indiqué sur la feuille de route », témoigne-t-elle. « Comme tout le monde ici, on travaille en moyenne 30 % de plus que ce qui est prévu. On le dit chaque semaine à notre direction, mais rien ne change. » Avec son compagnon, ils font le boulot à deux, « mais il n’y a qu’une paye ».
Andrée et Florimont passent une bonne partie de leurs week-ends à encarter des publicités dans leur cuisine, avec l’aide de leurs petits-enfants. Puis, les trois premiers jours de la semaine, car les « promos » des supermarchés commencent le mercredi, ils poussent leur chariot dans les rues de leur ville pour fourguer leur lot de prospectus. « Toutes les boîtes aux lettres, sauf celles où il y a un "Stop pub" », précise Florimont, en référence à l’autocollant diffusé par le ministère de l’Écologie en 2007 pour amoindrir la masse de déchets liés à ces publicités et prospectus (31 kg de déchets par an et par foyer).
Pour nos deux septuagénaires, la semaine commence le lundi à 5 h du matin. « Cela nous a pas beaucoup changé des rythmes de l’usine », sourit Andrée, qui a passé vingt-trois ans de sa vie comme « simple ouvrière à la chaîne ». Pour charger, puis « encarter » et enfin distribuer ces centaines de kilos de pubs mensuelles, « qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige », ce couple de retraités touche 359,62 euros par mois, soit moins de 180 euros mensuels par personne. « 360 euros, ce n’est pas désagréable, mais c’est quand même pas des payes ! Ici, il ne faut pas compter ses heures parce que vous êtes perdants à tous les coups », dit Andrée.
« La semaine dernière, cela nous a pris cinq heures et demie de préparation à deux ! Pareil pour distribuer. Pour les vieux comme nous, c’est une occupation. Cela nous permet de vivre un peu normalement et de financer quelques travaux à la maison. » Un treizième mois ? Des avantages en nature pour compenser la perte de salaire ? « Rien. Même pas une boîte de chocolats », souffle Florimont, qui, comme 98 % des salariés, n’est pas syndiqué. « C’est comme ça, glisse le vieil homme. Des vieux comme nous, avec de trop petites retraites, obligés de bosser pour continuer à vivre normalement. »
Dérogation au droit du travail
« Ça », c’est ce que les managers appellent la « préquantification du temps de travail ». En clair : c’est l’employeur qui quantifie en amont le temps de travail nécessaire à l’exécution d’une mission, sans possibilité pour le salarié de déclarer des heures supplémentaires si le temps de travail prévu ne correspond pas à la réalité. Adrexo et Mediapost disposent pour cela d’une dérogation au code du travail, validée par deux décrets ministériels. Elle a été intégrée dans la première convention collective du secteur, signée en 2004 après plus de huit ans de négociation entre le Syndicat patronal de la distribution directe (SDD) et les cinq syndicats représentatifs, à l’époque, des salariés (CGT, CFTC, CGC, FO, CFDT). Des syndicats qui n’apposeraient peut-être plus leurs signatures aujourd’hui.
« Plusieurs fois, nous nous sommes posés la question de nous lever et de nous tirer, témoigne Marc Norguez, signataire pour la CGT. Le problème, c’est que les patrons n’attendaient que ça. On croyait vraiment que c’était une avancée, comparé au travail à la tâche. Mais force est de constater que nous nous sommes trompés. » Cette signature a cependant permis d’obtenir « la reconnaissance du droit syndical » et, surtout, des « postes de branche », des postes de permanents syndicaux payés par la branche. « Inadmissible », dénonce Jean-Louis Frisulli, secrétaire fédéral à SUD-PTT, seule organisation à n’avoir pas signé la convention, puisqu’elle n’était pas, en 2005, représentative dans le secteur. « Cette convention collective, c’est une sorte d’échange entre quelques droits syndicaux aux dépens des conditions de travail et des intérêts des salariés. C’est dur à admettre pour nous, syndicalistes, mais il ne faut plus que cela se reproduise. » [3]
Pour Jacqueline Becker, de Force ouvrière, « la préquantification aurait pu marcher si les entreprises jouaient le jeu et appliquaient des cadences réalistes. Sauf que nous sommes face à un patronat des plus rétrogrades, qui ne lâche rien. Je n’ai jamais vu ça ! ». Dénoncer la convention collective ? « C’est une tentation pour beaucoup de nos délégués. Mais vous savez, habituellement, ce sont les employeurs qui dénoncent les conventions et souvent pour revoir les acquis sociaux à la baisse. »
Faute d’action syndicale commune et en raison des décrets ministériels, les quelque 36 000 distributeurs sont poussés au rendement par le système de la préquantification. Libre à eux de se coltiner plusieurs années de procédure pour obtenir réparation. Quand on a derrière soi une vie de dur labeur et qu’on se retrouve obligé de colporter des pubs pour arrondir ses fins de mois, la perspective d’un long conflit prud’hommal n’est pas des plus réjouissants. Pour Roger, adjoint au chef de centre et syndicaliste, les choses sont très claires : « Les cadences de distribution sont prédéterminées à l’avance, les gens doivent rentrer dans les clous de ces calculs théoriques, mais ces cadences théoriques ne correspondent quasiment jamais avec les temps réels. »
« Rémunérés pour faire du sport »
Il est 10 h. Henri, retraité de 75 ans, revient du dépôt, sa voiture chargée de 700 kg de publicité. Henri est un « distributeur confirmé ». Son « record » : 1,4 tonne de publicité distribuée. « C’était à Noël. Je l’ai fait en quatre trajets ! », se souvient-il. Énergique, optimiste, plein d’allant, cet homme explique que sa retraite d’agent d’assurances est « bien trop petite » (environ 1 500 euros par mois) pour lui permettre de payer son loyer, de vivre au quotidien et d’aider sa « fille en situation de précarité ». Son activité de distributeur pour Adrexo, il la mène sur ordonnance. « J’ai fait un arrêt cardiaque, il y a quelques années. Mon cardiologue m’a prescrit tout un tas de médicaments à prendre tous les jours, mais m’a dit que le meilleur médicament, c’est la marche à pied, la marche sportive. »
Du coup, Henri enchaîne chaque semaine les tournées, remplace des collègues, fait du zèle et ne compte plus les week-ends d’encartage de pubs dans sa cuisine. Un métier où les gens sont payés pour faire du sport : c’est la vision qu’a défendue le patron d’Adrexo, Frédéric Pons, dans une interview donnée à l’hebdomadaire Marianne : « Le conditionnement puis la livraison de prospectus sont un exercice un peu physique pour cette main-d’œuvre vieillissante, mais, honnêtement, j’estime qu’Adrexo rend service à ces gens : grâce à ce boulot, ils se maintiennent en forme et économisent un abonnement au Gymnase Club. Rémunérés pour faire du sport : il n’y a pas de quoi crier au servage », avait alors déclaré Frédéric Pons [4].
Dans la petite maison d’Henri, l’entrée, la cuisine et le salon sont désormais engloutis sous les montagnes de publicité, des « Promos de Cora » au « Blackberry à un euro » en passant par les « 6 plaques de chocolat à 3,99 € ». 25 000 prospectus à déposer dans 1 108 boîtes aux lettres en moins de trois heures. « On ne distribue pas que des pubs pour des supermarchés ! Il y a aussi les journaux municipaux, la gazette du conseil régional et, dans certaines régions, les distributeurs d’Adrexo remettent même les plis électoraux ! », précise Henri [5]
Il saisit le « prospectus des prospectus », celui de l’opération « J’aime mon prospectus », une campagne de promotion distribuée à 13 millions d’exemplaires par Adrexo, Mediapost et les autres acteurs de la filière, sous l’égide de l’Observatoire du Hors Média. Sur la une du dépliant, un petit chien tient un prospectus devant une rangée d’arbres, sous l’inscription : « Comment vivrait-on dans un monde sans amour et zéro papier ? » « Vous voyez, dit Henri, tout est écrit : pas d’arbres coupés et 250 000 emplois non délocalisables liés au prospectus en France, les distributeurs, les imprimeurs, les graphistes… »
Une campagne largement mensongère, selon le Centre national d’information indépendante sur les déchets (Cniid), qui a porté plainte auprès de l’autorité de régulation professionnelle de la publicité et a eu gain de cause. « Ce que l’Observatoire du Hors Média n’a pas écrit, c’est que ces boulots sont précaires ! Un peu comme les esclaves dans le temps », ajoute Henri, qui n’a pas vraiment le profil du gauchiste. Mais ne veut pas être considéré comme ce petit Yorkshire, serviable et dévoué, qui tient son prospectus dans sa gueule, assis sur son arrière-train. « Vous demanderez au PDG s’il a lui-même déjà fait une tournée et s’il a conscience d’exploiter la misère », souffle-t-il. Entendu. Rendez-vous est pris avec le PDG d’Adrexo, au siège de son club patronal, à deux pas de l’Arc de triomphe, à Paris.
« On ne fait qu’obéir à un système »
Dans le salon feutré du collectif Libre Choix, une amicale de patrons dont il est le porte-parole [6] Frédéric Pons, 45 ans, ancien directeur marketing du café Carte noire, des barres Mars puis des aromates Ducros et Vahiné, nous accueille les bras ouverts, prêt à raconter la formidable ascension de son groupe.
Après les précisions d’usage (« 250 centres en France, 26 millions de boîtes aux lettres, un marché compétitif, 23 000 distributeurs »), on lui propose d’entrer dans le vif du sujet. « Si j’exploite la misère ? Votre question a le mérite d’être directe », réagit le PDG. « J’ai vraiment le sentiment d’essayer d’apporter des solutions à des gens qui ont besoin de travailler en complément de retraite. Mais il n’y a pas que cela. Nous avons aussi des mères au foyer, des jeunes, des personnes en situation de détresse professionnelle. » A-t-il déjà « fait une tournée », comme s’interroge Henri ? « Oui, mais je n’étais pas rentré dans les clous car je ne connaissais pas le parcours », se souvient-il. Autrement dit, le patron lui-même constate que les cadences et la préquantification du travail sont irréalistes. « Ce système a été validé, négocié et signé par les deux parties, à la suite de longues années de négociation », répond-il.
Dans le centre de dépôt d’Adrexo, ce système du travail préquantifié génère un véritable malaise pour ceux qui sont chargés d’en assurer la mécanique. « Ce n’est pas quelque chose dont nous aimons parler », confie le chef de centre, aussi mal à l’aise qu’un poisson rouge dans un aquarium de piranhas. « Nous souhaiterions que les distributeurs soient payés pour ce qu’ils font, mais c’est rarement le cas », concède-t-il. « Nous aussi, les chefs de dépôt, on travaille parfois 60 à 70 heures par semaine, mais nous sommes payés sur une base de 35 heures. Nous n’avons pas le pouvoir de changer ces choses-là. On ne fait qu’obéir à un système. Je pense qu’il faudrait mettre le système à plat, aussi bien chez nous que chez le concurrent, Mediapost, où c’est quasiment pareil. »
En 2010, le chiffre d’affaires du pôle « distribution d’imprimés publicitaires » d’Adrexo s’élevait à 227,8 millions d’euros, tandis que le bénéfice atteignait 16,3 millions d’euros. Le véritable propriétaire d’Adrexo est François Régis Hutin, patron du journal breton Ouest-France, premier quotidien français. Il possède Adrexo via le groupe Spir Communication (qui possède aussi les magazines gratuits Top Annonces, Logic Immo, La centrale.fr ou 20 minutes), lequel a réalisé en 2010 près de 120 millions d’euros de bénéfices. Le cours de l’action Spir, cotée sur le marché Euronext, a bondi de 28,4 % sur l’exercice 2010, principalement « grâce à un rapprochement avec le norvégien Schibsted » (fondateur de 20 minutes). Les synergies avec les géants du gratuit ont rassuré les actionnaires. Mais c’est surtout grâce aux économies réalisées sur le personnel que la société affiche de si bons résultats.
« Il n’y a pas de secret, quand il faut faire des économies, c’est toujours sur la masse de travail que cela se répercute. Ici, les gens gagnent en moyenne 400 euros par mois, alors qu’ils travaillent au moins une quinzaine d’heures chaque semaine », commente Roger. Quant au salaire du PDG d’Adrexo, Frédéric Pons, il représente près de 50 fois le salaire moyen d’un distributeur. « Oui, je gagne 20 000 euros par mois, lâche-t-il. Effectivement, mon salaire n’est pas calculé sur des grilles préquantifiées. Mais il y a des tas de patrons qui gagnent beaucoup plus ! » Et alors ?
Julien Brygo