Foncièrement impopulaire, la loi El-Khomri, en élargissant les possibilités de dérogation au code du travail par accord d’entreprise, a suscité le plus long et l’un des plus intenses mouvement social des cinquante dernières années. Qu’importe. Fraîchement élu président de la République, Emmanuel Macron est déterminé à en élargir – le plus vite possible – le champ d’application, à l’aide d’une nouvelle réforme, cette fois dictée par la voie des ordonnances. Et il ne compte pas s’arrêter là. Le nouveau pensionnaire de l’Élysée promet de restructurer deux autres piliers du compromis social tissé au sortir de la guerre : d’une part le système d’assurance-chômage, d’autre part celui des retraites. Avec en toile de fond, un double objectif : maîtriser les dépenses budgétaires et, s’agissant du code du travail, « simplifier la vie des entreprises » au risque d’augmenter encore le chômage et la précarité. En cinq ans, le nombre d’inscrits au Pôle emploi, sans activité ou en activité réduite, a bondi de 30 %, et concerne désormais plus de 5,5 millions de personnes [1].
Une nouvelle réforme du travail, version XXL
La vivacité de l’opposition à la loi El-Khomri avait suscité la consternation à Bruxelles : pour les fonctionnaires de la Commission, la réforme, qui concernait essentiellement la question du temps de travail, n’était qu’un minimum. Publiée le 9 août 2016, la loi travail consacre notamment la primauté de l’accord d’entreprise, qui peut désormais prévoir des dispositions moins favorables que la loi ou l’accord de branche – la fameuse « inversion de la hiérarchie des normes » – dans un plus grand nombre de domaines : durée maximale de travail hebdomadaire (qui peut désormais être portée de 44 à 46 heures sur douze semaines d’affilée), durée quotidienne (12 heures maximum au lieu de 10, toujours sur simple accord d’entreprise), ou encore taux de majoration des heures supplémentaires (10 % au lieu de 25 %)...
Les rémunérations sont aussi visées par la loi El-Khomri, via les « accords de préservation ou de développement de l’emploi », qui peuvent être conclus non seulement en cas de difficultés économiques mais aussi, désormais, pour « conquérir de nouveaux marchés » – on parle alors d’accords « offensifs ». Emmanuel Macron veut aller plus loin, et profiter de la légitimité issue de son élection pour taper vite et fort : une nouvelle loi travail, si possible bien plus ambitieuse que la précédente. Il compte étendre encore les possibilités de dérogation dans plusieurs domaines essentiels, en particulier les salaires ou les conditions de travail, relativement épargnés jusqu’ici. À ce jour, le contenu détaillé de ces mesures n’est pas arrêté – du moins officiellement. Il dépendra pour partie du futur rapport de forces avec les organisations syndicales, et du résultat des élections législatives.
Référendum d’entreprise et sécurisation... des licenciements
Au sein du code du travail, le gouvernement souhaite aussi renforcer plusieurs dispositifs contenus dans les dernières réformes. D’abord, le référendum d’entreprise. Suite à la loi El-Khomri, celui-ci peut être convoqué par des syndicats représentant 30 % des salariés (donc minoritaires), afin d’entériner un accord d’entreprise. Le gouvernement souhaite aujourd’hui étendre cette possibilité à la direction. Mis en place pour faciliter la production d’accords collectifs, les référendums sont très mal vus par les organisations opposées à la loi travail, qui y voient un moyen de contourner les représentants syndicaux, mais aussi un risque de division des salariés ou de chantage à l’emploi. Ainsi chez Novo Disk, un passage aux 39 heures payées 37 a récemment été validé par les employés, alors que les syndicats majoritaires étaient contre.
Autre mesure qui fait son retour : le plafonnement des indemnités prud’homales pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, ou « licenciement abusif ». Une vieille demande patronale. Rappel : après un premier échec avec la loi Macron en 2015, la mesure revient l’année suivante par la fenêtre de la loi travail. Sous la pression des syndicats, elle y perd cependant son caractère obligatoire : le juge peut s’inspirer de ce « référentiel indicatif », mais n’y est pas contraint. C’est sur ce dernier point qu’entend revenir le président. Problème : les salariés ont peu à y gagner, et sans doute beaucoup à y perdre. Par exemple, si le barème actuel devenait obligatoire, un salarié en CDI depuis 18 mois et licencié de manière abusive, aurait droit au maximum à deux mois d’indemnités prud’homales… De quoi licencier à moindre frais ?
Enfin, dernier élément du train de mesures prévues pour l’été, la généralisation de la délégation unique du personnel (DUP), déjà étendue par la loi sur le dialogue social (loi Rebsamen) de 2015. Jusqu’ici, la DUP, qui permet – sur décision de l’employeur – de fusionner les trois instances de représentation du personnel (délégué du personnel, comité d’entreprise, CHSCT [2]) en une seule, était réservée aux entreprises de moins de 300 salariés. Là encore, les syndicats « non-alignés » n’ont jamais été chauds : ils y voient un affaiblissement des instances, avec moins de moyens consacrés, en particulier pour les questions relatives à la santé et la sécurité des travailleurs. « Ces dernières vont perdre leur spécificité, être écrasées par l’impératif économique », juge ainsi Eric Beynel, porte-parole de Solidaires.
Délivrance uniquement sur ordonnances
Sur ces différents points, la méthode envisagée irrite déjà plusieurs organisations syndicales. Emmanuel Macron l’a dit et répété : il compte aller vite, et pour cela réformer le code du travail par la voie des ordonnances. Prévue par l’article 38 de la Constitution, cette procédure permet au gouvernement d’édicter des normes de valeur légale à partir d’ordonnances prises en Conseil des ministres. Au préalable, une loi d’habilitation doit être votée par le Parlement : elle fixe la thématique et la durée sur lesquels le gouvernement est autorisé à agir. Elle prévoit aussi un délai au terme duquel l’exécutif doit, sous peine de nullité des ordonnances, avoir déposé un projet de loi de ratification, permettant in fine au Parlement de valider (ou non) ces mesures.
Sur le calendrier précis, le gouvernement entretient un certain flou. Le premier ministre Édouard Philippe a annoncé, mardi 30 mai, une loi d’habilitation pour juillet, et une publication des ordonnances « avant la fin de l’été », donc avant le 21 septembre [3]... Formellement, la concertation avec les syndicats est prévue pour s’achever mi-juillet. Mais ces derniers, tout en étant pour certains prêts à se mobiliser, réclament a minima des échanges jusqu’à fin septembre. Pour l’instant, « tout le monde s’observe », commente Fabrice Angéï, membre du bureau confédéral de la CGT. Un chose est sûre : jusqu’aux élections législatives, qui donneront une idée plus précise de ses marges de manœuvre, le gouvernement n’a pas intérêt à donner l’impression de vouloir passer en force. Pour autant, même après les élections, il devra prendre en compte un calendrier qui ne s’arrête pas à la nouvelle réforme du travail.
L’assurance-chômage sous la coupe de l’État
Un embrasement dans les rues et dans les entreprises, comparable au scénario de l’année 2016, pourrait en effet compromettre la suite du calendrier social, dont la deuxième étape devrait être une profonde réforme de l’assurance-chômage. L’exécutif souhaite, en premier lieu, procéder à l’étatisation de cette caisse, gérée de manière paritaire depuis 1967 [4]. Dans quel but ? Officiellement, pour prendre acte du rôle de l’État dans sa gestion, celui-ci étant garant de son financement. Dans les faits, il s’agit d’abord pour le gouvernement de reprendre la main sur les paramètres d’indemnisation (durée, montant...) pour effectuer, le cas échéant, les ajustements jugés nécessaires. Ensuite, via un recours accru à l’impôt (la CSG), d’alléger la part des cotisations sociales dans le financement du système, avec le risque de glisser progressivement d’une véritable assurance-chômage à un « filet de sécurité » minimaliste, sur le modèle anglo-saxon...
Autre volet de la réforme, la couverture chômage doit être étendue à des catégories jusqu’ici non-protégées : auto-entrepreneurs, chefs d’entreprise, artisans et commerçants, professions libérales, ou encore agriculteurs. Un droit à la démission tous les cinq ans, permettant de toucher des indemnités, doit aussi être instauré. Des mesures présentées comme progressistes, mais dont le financement pose là-encore problème : d’après les annonces du nouveau président, il sera reporté sur les demandeurs d’emploi, via un renforcement des dispositifs de contrôle des recherches. Un corps de contrôleurs doit être créé pour assurer ces vérifications. Une nouvelle fois, le calendrier n’est pas précisément connu, mais ces réformes pourraient intervenir d’ici le début de l’année 2018.
Il en va de même pour la future réforme de la formation professionnelle, qui est aussi dans les cartons. Il s’agirait d’une petite révolution, puisque la gestion des financements pourrait échapper aux OPCA, les organismes paritaires chargés de collecter la contribution patronale, et revenir à la Caisse des dépôts et aux Urssaf. Les crédits seraient directement affectés aux comptes personnels de formation (CPF) des salariés, qui s’adresseraient ensuite eux-mêmes à des organismes de formation labellisés. Le système viserait à réduire les intermédiaires pour faciliter l’accès à la formation. Plus proche d’une logique de marché, il éloignerait aussi les représentants des salariés de sa gestion effective.
Les pièges de la retraite par points
Quatrième gros dossier : la remise à plat du système des retraites. Un temps évoquée pour l’après 2022, son calendrier vient de connaître une accélération notable : il est désormais question d’une loi déposée d’ici la fin de l’année, pour un vote du Parlement, là encore, début 2018. Quel sera le contenu de cette réforme ? L’ancien ministre de l’Économie devenu président veut d’abord mettre fin à la multiplicité des régimes existants, au nombre de 35 aujourd’hui entre les régimes de base et les régimes complémentaires, pour instaurer un « système universel », dans lequel « un euro cotisé donne les mêmes droits, quel que soit le moment où il a été versé, quel que soit le statut de celui qui a cotisé ».
En clair, tout en restant à ce stade sur un système par répartition – dans lequel, selon le principe de solidarité intergénérationnelle, les actifs paient les pensions des retraités – il s’agirait de fusionner l’ensemble des régimes de retraite (régime général, régime agricole, fonctions publiques, régimes spéciaux, indépendants, etc.) en un seul et unique système. Seconde clé de voûte de la réforme : la cotisation par points, accumulés sur un compte personnel tout au long du parcours professionnel, quel que soit le secteur d’activité. Le montant de la pension serait ensuite calculé en multipliant le nombre de points par leur valeur au moment du départ en retraite, comme cela est déjà le cas dans les régimes complémentaires AGIRC et ARRCO, en prenant en compte la durée de cotisation, ou encore des critères de pénibilité.
120 000 fonctionnaires en moins ?
Touchant aux régimes spéciaux, la réforme est potentiellement explosive, puisqu’elle promet, à terme, de niveler les modalités de départ en retraite, de même que le calcul des pensions. Bien que le nouveau président se soit engagé à ne pas modifier ces éléments durant le quinquennat, l’unification du système permettra à terme à l’État, comme pour l’assurance chômage, de jouer plus facilement sur ses paramètres généraux. Pour l’économiste Jean-Marie Harribey, le système par point pose également problème, en accentuant l’individualisation du système et en affaiblissant sa logique redistributive. Pour ce dernier, l’introduction d’un critère d’âge de départ à la retraite pour calculer le montant des pensions (plus quelqu’un part tard, plus sa retraite est élevée) aurait aussi pour effet de pousser les salariés à se maintenir plus longtemps sur le marché du travail, en particulier pour les revenus les plus faibles.
Enfin le compte pénibilité, instauré sous François Hollande mais dont la conception fait l’objet de vives critiques, notamment patronales, devrait être réexaminé, potentiellement en parallèle de la réforme des retraites. Emmanuel Macron a déjà annoncé un moratoire sur la mise en œuvre du dispositif, initialement prévue au 1er septembre. Mais sur tous ces dossiers, auxquels on pourrait encore ajouter la réduction des effectifs prévue dans la fonction publique – annoncée à 120 000 fonctionnaires en moins, dont 70 000 dans les collectivités locales – l’exécutif n’abattra ses cartes qu’une fois les résultats des élections législatives connus. Emmanuel Macron bénéficiera-t-il d’une majorité pour conduire ses réformes tel qu’il l’entend ?
Photo : © Eros Sana