Imaginez que la Commission européenne commande des études à Philip Morris pour concevoir ses politiques de lutte contre le tabac, ou que des anciens employés des entreprises pétrolières Total, Chevron ou ExxonMobil soient chargés de décider des meilleures mesures pour lutter contre le changement climatique, après avoir consulté leurs anciens collègues via des groupes d’experts et des rendez-vous de lobbying. Les instances européennes sont réputées pour être un paradis des lobbyistes, mais peut-être pas à ce point. Il est pourtant un domaine où c’est exactement ce qui est en train de se passer, selon un nouveau rapport de l’organisation bruxelloise Corporate Europe Observatory, publié en collaboration avec l’Observatoire des multinationales : celui de la lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales des grandes entreprises.
Le scandale des LuxLeaks est venu mettre en lumière le rôle central des géants de l’audit et de la comptabilité – Pricewaterhousecoopers (PWC), Deloitte, KPMG et EY, surnommés les « Big Four » — dans l’industrie de l’évitement fiscal (relire à leur sujet notre enquête : Comment les géants de l’audit ont pris le pouvoir). Ces firmes conçoivent des montages d’évitement fiscal, et se chargent de les vendre à des multinationales, mais aussi d’influencer les gouvernements. Les LuxLeaks ont révélé que PWC s’est chargé de négocier avec le gouvernement du Luxembourg et ses entreprises clientes les fameux rescrits fiscaux (rulings en anglais) accordant à ces dernières des conditions de taxations très avantageuses. Et c’est encore PWC qui a traîné devant les tribunaux les lanceurs d’alerte Antoine Deltour et Raphaël Halet, avec le journaliste Édouard Perrin, pour avoir rendu publics ces documents.
Politiques européennes « made in PWC »
Et pourtant, c’est à ces mêmes géants de l’audit et de la comptabilité que fait appel l’Union européenne pour élaborer sa politique de lutte contre l’évitement fiscal. Le rapport de Corporate Europe Observatory montre l’omniprésence de PWC et de ses concurrentes à tous les niveaux de décision. La Commission européenne leur commande des études facturées plusieurs millions d’euros. Elle les invite à siéger dans divers groupes d’experts chargés de concevoir ou de mettre en œuvre les réformes. De nombreux fonctionnaires européens chargés des questions de fiscalité et de finance — mais aussi plusieurs attachés des représentations des États membres à Bruxelles — sont des anciens employés des « Big Four ». Sans oublier que PWC, Deloitte, EY et KPMG dépensent chacun plusieurs centaines de milliers d’euros de lobbying auprès de l’Union européenne chaque année, et qu’ils sont également en mesure de faire passer leurs messages via diverses structures de lobbying, comme la European Business Initiative on Taxation, Accountancy Europe ou la Chambre de commerce américaine auprès de l’UE (AmCham EU). La première est une création de PWC, et les deux autres ont un représentant de PWC à la tête de leur commission fiscalité... De quoi s’assurer que le message passe bien.
Bien entendu, les « Big Four » peuvent aussi compter sur le soutien des grandes entreprises qui sont leurs clientes, ainsi que des lobbys patronaux européens et nationaux. Le Medef et l’Afep (Association française des entreprises privées, qui représente le CAC40) ont fait de la lutte contre la transparence fiscale l’un de leurs principaux chevaux de bataille, aussi bien au niveau français qu’à Bruxelles. Alors que les parlementaires européens débattaient de la mise en place d’une « reporting pays par pays public » pour les grandes entreprises — autrement dit l’obligation pour celles-ci de déclarer toutes leurs filiales, avec leurs données financières, partout où elles sont implantées — le Medef a organisé une session de travail pour leurs assistants au printemps 2017, avec les directeurs fiscaux de Renault, L’Oréal et Danone, pour les alerter sur les « risques » et les « implications pratiques » du reporting pays par pays public.
« Il faut créer un mur étanche entre les législateurs et l’industrie de l’évitement fiscal »
Face à la succession des scandales, et dans un contexte d’austérité budgétaire sur le vieux continent, les instances européennes se devaient de faire quelque chose pour lutter contre l’évitement fiscal des multinationales. La stratégie de PWC et des autres « Big Four » dans ce contexte est surtout de s’assurer que les mesures effectivement prises ne portent pas trop atteinte à leurs intérêts, et qu’elles restent au centre du jeu entre multinationales et gouvernements. Dernier exemple en date : les parlementaires européens n’ont validé le principe du « reporting pays par pays public » qu’en y ajoutant une clause « joker », dispensant les multinationales de déclarer les données qui seraient « commercialement sensibles ». De quoi réduire considérablement la portée de cette avancée. C’est désormais au Conseil, qui regroupe les représentants des États membres, de trancher, et l’expérience passée montre qu’il est encore plus réceptif aux arguments des « Big Four » que la Commission et le Parlement.
« Si nous voulons que les multinationales paient leur juste part d’impôts, il faut créer un mur étanche entre les législateurs et l’industrie de l’évitement fiscal », conclut Vicky Cann, de Corporate Europe Observatory. C’est ce que l’Organisation mondiale de la santé, assiégée par les lobbyistes de l’industrie du tabac, a fini par décider. Une initiative qui pourrait être reproduite dans d’autres secteurs.
Olivier Petitjean
- Lire le rapport intégral en anglais ou son résumé en français.
Photo de une : A Oslo, l’immeuble Deloitte / CC Benson Kua