9 h 30, la conférence de rédaction de la Tageszeitung (Le Journal) débute. Une vingtaine de personnes sont assises autour de la table, devant une baie vitrée qui donne sur la Rudi-Dutschke-Strasse, cette avenue de Berlin dont une partie est rebaptisée depuis 2007 d’après le nom du militant de la gauche allemande Rudi Dutschke. Ce vendredi, la Tageszeitung, aussi appelée Taz, a fait sa une sur la crise boursière en Chine. Un choix critiqué par le chef de la rubrique économique : « Les crises financières, ça va, ça vient. Il y en aura d’autres. On aurait pu attendre pour faire cette une. »
À peine une semaine après les festivités de la Saint-Sylvestre, les agressions commises à Cologne le 31 décembre font la une d’une large partie de la presse allemande. La Taz en parle aussi. Pour l’édition du lendemain, elle a entre autres prévu de publier l’interview d’un sociologue germano-iranien et la prise de position d’une féministe musulmane. « Du côté des politiques, les discussions sur les expulsions, toujours les expulsions, c’est du pur populisme ! », s’indigne un des journalistes. Le ton tranche avec le flot médiatique du moment.
Depuis sa naissance en 1979, la Taz a une place bien à part dans le paysage de la presse allemande. Le quotidien a été fondé après la chape de plomb qui s’est abattue sur les médias lors de l’« automne allemand » de 1977. Les autorités du pays mettent alors en place des mesures d’exception suite aux enlèvements et assassinats du groupe terroriste de la Fraction Armée rouge. Depuis cette époque, la Taz est restée résolument de gauche, écolo et alternative. Sans être rachetée par personne ! La Taz n’appartient à aucun groupe de presse. Et pourtant le journal réussit depuis trente-sept ans à maintenir et son indépendance et sa ligne politique. Son secret ? En grande partie sa forme coopérative.
15 500 coopérateurs, mille de plus chaque année
« En 1979, la Taz s’est créée comme association autour d’initiatives politiques, retrace Konny Gellenbeck, directrice depuis vingt ans de la coopérative de la Taz. Ensuite, après la chute du Mur, le journal a fait face à une grave crise. Il était à vendre. Il y a eu des discussions en interne : soit on le vendait à un éditeur de presse, soit on fondait une coopérative. Les salariés ont choisi la deuxième solution. »
Dès sa création en 1992, la nouvelle coopérative réunit environ 3 000 membres prêts à investir dans le journal. Aujourd’hui, la Tageszeitung compte plus de 15 500 membres coopérateurs, qui ont acquis une part d’au minimum 500 euros (payable en 20 mensualités de 25 euros). « Mais on a aussi beaucoup de membres qui commencent avec ce montant et choisissent d’investir plus ensuite, souligne Konny Gellenbeck. Il y a beaucoup de coopérateurs qui donnent 10 000 ou 20 000 euros. Et nous accueillons constamment de nouveaux membres. » Environ mille par an depuis 2008. L’un des derniers arrivés est Bernhard Melchior, habitant de Bavière. Déjà abonné depuis deux ans, il a rejoint l’aventure à la toute fin de 2015, parce que « c’est une manière idéale de soutenir le journal, d’assurer son indépendance et de garantir qu’il ne fasse pas appel à la publicité ».
Ce modèle a en tous cas permis à la Taz de traverser une nouvelle période difficile au tournant des années 2000. Puis de se maintenir à flot à travers la crise structurelle qui touche la presse allemande depuis 2008 : un titre a disparu complètement (le Financial Times Deutschland), plusieurs ont été rachetés, et d’autres ont licencié une partie de leurs équipes. Rien de cela n’est arrivé à la Taz. Grâce à ses membres, la coopérative dispose d’un capital de 15 millions d’euros, qui permet de financer des investissements lourds sans lever de fonds extérieurs. Comme pour le nouveau système informatique d’édition mis en place en 2015. C’est le capital de la coopérative qui a fourni les 1,6 million d’euros nécessaires. La coopérative construit aussi un bâtiment écologique pour abriter les nouveaux locaux du journal à l’horizon 2017.
« Mais le capital de la coopérative ne peut en aucun cas servir à maintenir le budget courant du journal », rappelle Konny Gellenbeck, d’un montant d’environ 22 millions d’euros annuels, il est alimenté par plus de 33 000 abonnements au quotidien papier et 12 000 à l’édition du week-end. À cela s’ajoutent 5 600 abonnés à la version PDF du quotidien ou sur tablette ainsi que 6 500 lecteurs qui paient volontairement une contribution minimum de 5 euros par mois pour lire les articles directement sur le site, pourtant en accès gratuit. La Taz détient aussi la licence de la version allemande du Monde diplomatique, qui compte environ 12 000 abonnés outre-Rhin.
Au plus fort de son existence, la Taz a imprimé 60 000 exemplaires quotidiens. Le journal coopératif ne joue donc pas dans la même catégorie que le tabloïd populiste Bild, deux millions d’exemplaires vendus chaque jour. Il est aussi très loin des plus de 370 000 exemplaires quotidiens du journal de centre gauche Süddeutsche Zeitung ou des 260 000 exemplaires du journal libéral conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung. Bien qu’il soit beaucoup plus modeste que les autres quotidiens nationaux allemands, la Taz a cependant trouvé sa place dans le paysage de la presse du pays.
« Personne ne vient nous dire “les ventes baissent, il faut changer de ligne” »
La Taz parle de tout, de la politique jusqu’au sport, avec 36 correspondants dans le monde entier, de la Chine aux États-Unis, mais aussi en Afrique du Sud, en Ouganda, en Afrique de l’Ouest… « On lit des choses dans la Taz qu’on ne trouve pas ailleurs. Des nouvelles régulières sur des pays d’Afrique par exemple, note le nouveau coopérateur Bernhard Melchior, et j’aime beaucoup leur ton insolent, et parfois très ironique pour certains papiers. » Il y a un an, au moment du bras de fer entre l’Allemagne et la Grèce, le journal a mis en une le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble. À ses côtés, on pouvait lire : « Le commandement en chef de la puissance européenne fait savoir : la Grèce doit faire des économies, la Grèce doit faire encore plus d’économies, la soupe populaire, il faut pouvoir se la payer, la démocratie, il faut pouvoir se la payer, l’élection de partis non autorisés est interdite… Rompez. »
« Nous sommes très libres ici. Personne ne vient nous dire “les ventes baissent depuis trois mois, alors il faut changer la ligne du journal”. Ce serait sûrement différent si la Taz appartenait à un grand éditeur de presse », témoigne Franziska Seyboldt, l’une des 250 salariés de la Tageszeitung. La jeune femme travaille depuis 2008 pour le site web du journal. « Quand on reçoit beaucoup de courriers des membres de la coopérative sur un article, ça arrive qu’on demande au rédacteur de leur répondre dans une lettre, pour expliquer sa position. Mais les coopérateurs ne peuvent pas décider de ce qui est écrit. Ce n’est de toute façon pas ce que les coopérateurs veulent. Avec leur contribution, ils financent la liberté de la presse. Cela n’aurait pas de sens qu’ils cherchent à influer sur ce qui est publié dans nos colonnes. »
Même si deux tiers des coopérateurs sont aussi abonnés au journal, et que la plupart se disent politiquement proches de sa ligne, leur motivation principale semble bel et bien l’indépendance du titre. « Nos coopérateurs ont en moyenne plutôt plus de 55 ans. Environ la moitié sont électeurs des Verts, un quart du parti de gauche Die Linke. Mais il y a aussi des soutiens du Parti social-démocrate. Et même des conservateurs de la CDU, parce qu’il s’agit pour eux de défendre la pluralité de la presse en Allemagne, détaille Konny Gellenbeck. Depuis la crise de la presse de 2008, il y a toujours plus de gens qui donnent de l’argent à la Taz alors qu’ils n’appartiennent pas forcément au milieu politique du journal à l’origine. »
Des rédacteurs en chef élus par les salariés
De toute façon, les coopérateurs n’ont formellement aucun pouvoir sur la ligne du journal. En tant que membres, ils peuvent participer à l’assemblée générale annuelle et, ainsi, aux décisions importantes d’investissements. Ils prennent aussi part à l’élection du conseil de surveillance. Mais ils n’ont aucune prise, par exemple, sur la désignation des rédacteurs en chef, qui sont élus par les salariés. Ceux-ci, également, membres coopérateurs, forment un collège spécial qui peut s’opposer aux décisions de l’assemblée générale.
« Ici, tous les salaires suivent la même grille, de manière totalement transparente, note Franziska Seyboldt. Il y a un niveau de base, et des majorations selon les années d’ancienneté et les responsabilités pour les chefs de rubriques et les rédacteurs en chef. Cela signifie aussi que, ici, les femmes ne gagnent pas moins que les hommes. » Mais tout le monde gagne peu si on compare aux salaires de la branche en Allemagne : de 1 500 euros nets pour un jeune rédacteur tout juste embauché à 3 000 euros nets maximum pour les plus hauts salaires. « Il n’y a pas seulement la coopérative qui finance la Taz. Nous aussi, les salariés, nous contribuons à financer le journal parce que les salaires sont très bas », analyse Waltraud Schwab, qui y travaille depuis douze ans.
C’est aussi cet aspect qui rend difficile la transposition du modèle à d’autres titres de la presse allemande. Selon Konny Gellenbeck, « ce serait beaucoup plus difficile de transformer en coopératives des structures qui se sont constituées comme des entreprises classiques, avec des salaires qui sont beaucoup plus importants au niveau de la direction. Nous, nous sommes une entreprise crédible quand nous disons que tous les bénéfices sont immédiatement réinvestis dans le produit. Nous ne faisons pas de grosses dépenses. Chez nous, un lien très fort avec nos lecteurs nous a accompagnés depuis le berceau. Il faut se souvenir que nous avons été fondés avec 7 000 abonnements payés d’avance, sans aucune garantie, pour permettre au journal de naître ».
Un seul autre quotidien allemand a adopté la forme coopérative depuis la Taz. Il s’agit là aussi d’un journal de gauche radicale, Junge Welt, créé en RDA et passé en coopérative à la fin des années 1990, avec aujourd’hui un peu moins de 2 000 membres.
« Quand on y pense, c’est un petit miracle que la Taz existe encore ! » lance Waltraud Schwab attablée au café du journal, ouvert à tous au rez-de-chaussée des bureaux. Elle jette un œil sur les chiffres des ventes de 2015, publiés dans l’édition du week-end passé. Même si les abonnements ont, au global, légèrement augmenté, ce qu’elle voit ne l’enchante pas : « Il y a quand même moins d’exemplaires imprimés du quotidien. »
Puis, dans la double page qui rend compte de la vie du journal, la journaliste pointe du doigt un article sur l’un des projets de la Taz : acheter 4 mètres carrés d’un terrain de 1 000 mètres carrés que la ville de Brême va vendre à une entreprise de logistique. Celle-ci a largement collaboré avec le régime nazi entre 1933 et 1945, mais refuse toujours d’ouvrir ses archives aux historiens. Sur le bout de terrain qu’il aura acquis, le journal projette d’installer un petit mémorial qui rappellerait cet épisode. « C’est aussi le genre de choses que fait la Taz. On ne trouve ça nulle part ailleurs ! » En 2008, c’était déjà à l’initiative du journal à la bannière rouge que l’avenue dans laquelle il siège avait changé de nom. Pour prendre celui d’un militant de gauche qui a tant compté en Allemagne, dans les années 1970, et qui est mort l’année où la Taz a été créée.
Rachel Knaebel
Photos :
- Les membres coopérateurs lors de la dernière assemblée générale : ©Pietro Chiussi/Die Tageszeitung ;
- Les salariés : ©Jonas Maron/Die Tageszeitung.
Les unes du Die Tageszeitung :
- « 100 raisons de rester cool », 20 novembre 2015 ;
- « Des temps de travail flexibles pour tous », 23 avril 2015 ;
- « Voici à quoi ressemblent les vainqueurs ! », 30 juin 2011 (le Parlement allemand vient de voter la sortie du nucléaire) ;
- « Savez-vous ce qui est de gauche aujourd’hui ? », 10 septembre 2005 ;
- le premier numéro, 17 avril 1979.