Le mois de juin a été très chaud pour les dirigeants de l’industrie automobile allemande. Le 18 juin, le patron du constructeur automobile allemand Audi, filiale de Volkswagen, est incarcéré en Allemagne. Cinq jours plus tôt, le parquet allemand de Brunswick infligeait une pénalité d’un milliard d’euros à Volkswagen pour avoir équipé ses moteurs diesel de logiciels masquant leurs véritables niveaux d’émissions polluantes. Volkswagen a annoncé accepter la pénalité et, par là, reconnaître sa responsabilité dans ce qui s’appelle le « dieselgate » [1]. Depuis les premières révélations sur les moteurs diesel truqués de Volkswagen, en septembre 2015, ce scandale n’en finit pas de grandir. Ce sont des centaines de milliers de véhicules, et pas seulement des Volkswagen, qui ont été équipés de logiciels illégaux pour masquer leurs émissions polluantes réelles.
Le 11 juin, le ministère allemand des Transports ordonnait à un autre constructeur allemand, Daimler, de rappeler 238 000 véhicules Mercedes-Benz qui circulaient dans le pays avec un même logiciel non autorisé de gestion des émissions polluantes. Dans toute l’Europe, Mercedes-Benz aurait 774 000 véhicules équipés de ce logiciel illégal [2]. La quatrième décision de ce genre en moins d’un mois : le 6 juin, l’autorité allemande de contrôle des véhicules automobiles (la KBA) ordonnait le rappel de 60 000 véhicules diesel Audi vendus à travers le monde [3]. Le 23 mai, ce sont plus plus de 5000 véhicules diesel de Mercedes qui sont rappelés, subissant le même sort que 60 000 Porsche une semaine plus tôt. [4]
Aux États-Unis, la justice a déjà demandé des comptes aux responsables des entreprises en cause. Des procureurs fédéraux ont annoncé en mai l’inculpation de l’ancien président du directoire de Volkswagen, Martin Winterkorn, accusé de conspiration. En mars, une action collective a été lancée contre le constructeur BMW, toujours pour des soupçons similaires de manipulation des émissions polluantes de modèles diesel. Fin 2017, un cadre de Volkswagen a même été condamné outre-Atlantique à sept ans de prison pour ces manipulations. Ford aussi fait l’objet d’une procédure aux États-Unis. En France, PSA et Renault sont visés par une information judiciaire pour « tromperie aggravée ».
« Merkel n’a pas compris que le dieselgate est une escroquerie massive des constructeurs automobiles »
« Il commence enfin à y avoir des actions des autorités allemandes face au dieselgate, mais il a fallu trois ans !, se désole Jens Hilgenberg, référent sur les transports à l’ONG Bund, la branche allemande des Amis de la terre. Et encore, c’est uniquement au niveau judiciaire qu’il se passe quelque chose. Le gouvernement allemand, lui, réagit de manière plus qu’hésitante. La justice voit qu’il faut agir, les régions voient qu’il faut agir, les communes aussi, même la direction du Parti social-démocrate en a pris conscience. Mais pas les conservateurs, pas Merkel. Ils ne semblent pas avoir compris l’ampleur du problème : le dieselgate, c’est une escroquerie massive des constructeurs automobiles, et dans le monde entier. »
Au-delà des seuls clients, c’est la santé des populations qui est en jeu. Selon la dernière étude sur la qualité de l’air en Europe de l’Agence européenne de l’environnement, la concentration dans l’air d’oxyde d’azote, émis en grande quantité par les véhicules diesel, est responsable de 70 000 mort prématurées par an sur le continent [5]. Or, les véhicules diesel dont les moteurs ont été truqués pour cacher leurs véritables émissions polluantes émettent bien plus de d’oxyde d’azote que les niveaux autorisés.
Hambourg, première ville à interdire les véhicules diesel
Face aux tromperies de l’industrie, il revient aux autorités locales de protéger comme elles le peuvent leur population. Le 27 février 2018, un tribunal administratif allemand a ainsi jugé que les communes du pays pouvaient dorénavant interdire aux véhicules diesel de circuler sur leur territoire, pour protéger la santé de leurs habitants. À peine trois mois plus tard, le 31 mai, une première ville allemande a mis une telle interdiction en place : Hambourg. L’initiative reste cependant très timide : seulement deux avenues du centre-ville, soit un peu plus de deux kilomètres en tout, sont interdites de circulation aux véhicules diesel les plus anciens et aux camions diesel.
« Ce sont en fait les deux rues où se trouvent les stations de mesures… », précise Jens Hilgenberg. C’est une plainte déposée par son organisation, Bund, qui a abouti à cette mesure. « La plainte ne visait pas à interdire les véhicules diesel, mais que les niveaux maximum d’oxyde d’azote autorisés dans l’air soient respectés. » Fermer ces deux axes à la circulation des vieux diesel fera baisser mécaniquement le niveau des émissions mesurées. Mais « la pollution sera tout simplement reportée sur d’autres rues », regrette Dorothee Saar, de l’ONG de protection de l’environnement Deutsche Umwelthilfe.
Des actions en justice dans 28 villes pour réduire la pollution de l’air
« Ce sont les rues les plus exposées au trafic qui ont été interdites, défend de son côté Ulrike Sparr, conseillère municipale verte à Hambourg, où les Verts gouvernent avec les sociaux-démocrates. Avant cela, nous avions déjà pris de nombreuses mesures contre la pollution de l’air dans la ville en construisant plus de pistes cyclables, en développant le transport public. D’ici 2020, tous les bus de la ville seront électriques. Tout cela ne suffisait cependant pas pour respecter les limites d’émissions maximales. Il fallait bloquer ces deux rues », justifie la conseillère municipale.
Une autre ville allemande pourrait bientôt suivre la voie hambourgeoise : Aix-la-Chapelle, dans le nord-ouest du pays. Là aussi, c’est une action d’une ONG environnementale qui a conduit à une décision de justice. Celle-ci oblige la ville à baisser le niveau des émissions polluantes, ce qui devrait à son tour pousser la municipalité à prendre des mesures d’interdiction de circulation de certains véhicules diesel. « De fait, aucune ville, qu’elle soit dirigée par la gauche ou par la droite, ne met en place volontairement de telles interdictions de circulation, il faut que cela vienne de la justice », constate Dorothee Saar.
En France, plaintes d’une Parisienne malade de la pollution et des Amis de la terre
Dès 2015, l’ONG Deutsche Umwelthilfe a lancé une série d’actions contre les niveaux trop élevés d’oxyde d’azote dans l’air des villes de Stuttgart, Francfort, Düsseldorf, Essen… Au total, l’ONG a déposé des plaintes dans 28 villes allemandes. « Une des raisons de la mauvaise qualité de l’air en Allemagne, c’est la tromperie sur les émissions des véhicules diesel », souligne Dorothee Saar. Face au scandale du dieselgate, la Deutsche Umwelthifle a également commencé en 2016 à mesurer elle-même les émissions des véhicules diesel, sur la route, pas en laboratoire comme le font les constructeurs. « Les véhicules émettent plus en circulation que lorsqu’ils sont testés en laboratoire, précise-t-elle. Les villes peuvent décider de restreindre le trafic lié au diesel, mais c’est l’État qui décide quel type de véhicules a le droit de circuler ou pas. » « De fait, les communes prennent des mesures, mais si ce type de véhicules n’avaient pas été autorisés à rouler, nous n’aurions pas ce problème », renchérit l’élue municipale Ulrike Sparr.
Comment faire quand l’État ne prend pas de mesures pour protéger la santé de ses citoyens face à la pollution automobile ? En France, pour la première fois l’an dernier, une Parisienne a déposé plainte contre l’État pour la mauvaise qualité de l’air dans la capitale. La femme âgée d’une cinquantaine d’année souffre de troubles respiratoires graves et chroniques dus à la pollution. « L’affaire devrait être auditionnée dans les mois qui viennent, nous précise son avocat, maître François Lafforgue. D’autres plaintes de ce type sont en cours d’examen. » Il s’agit ici de procédures en indemnisation. « C’est à dire que s’il y a condamnation, l’État devra payer pour le préjudice subi. Nous demandons plusieurs dizaines de milliers d’euros. » Ce n’est pas le seul type de procédures en cours en France pour les dégâts causés par la pollution de l’air.
« Arrêter de promouvoir les véhicules polluants avec des niches fiscales »
À la suite d’une plainte des Amis de la terre, le Conseil d’État, l’une des plus hautes juridictions françaises, a ordonné en juillet 2017 au Premier ministre Édouard Philippe et à Nicolas Hulot de « prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit élaboré et mis en œuvre », pour 13 zones du territoire français extrêmement polluées, « un plan relatif à la qualité de l’air permettant de ramener les concentrations en dioxyde d’azote [un type d’oxyde d’azote, ndlr] et en particules fines » aux valeurs limites fixées par la loi [6]. Que s’est-il passé depuis ? « Rien », répond François Lafforgue. En France, c’est aux préfectures, pas aux municipalités, d’adopter ces plans de protection de l’air. Des mesures telles qu’une interdiction de circulation de certains véhicules peuvent en faire partie, indique l’avocat des Amis de la terre dans cette requête, Louis Cofflard.
Même l’Union européenne tente de faire agir les États pour réduire la pollution automobile. En mai, la Commission européenne a annoncé des « mesures coercitives » a l’encontre de sept États membres de l’UE, dont la France et l’Allemagne, « qui ont enfreint les règles de l’Union concernant les valeurs limites de pollution de l’air » [7]. « La Commission européenne ne peut pas vraiment obliger à des mesures pour améliorer la qualité de l’air, mais elle peut faire des propositions, explique Jens Hilgenberg de l’ONG Bund. J’ai pu consulter l’échange de courrier entre la Commission et l’Allemagne en amont de l’annonce de mai. La Commission a par exemple proposé à l’Allemagne de prendre des mesures de soutien aux véhicules électriques, au vélo, au transport public, et aussi d’arrêter de promouvoir les véhicules polluants avec des niches fiscales et de supprimer la différence de prix trop importante entre le diesel et l’essence. » L’Allemagne n’a rien fait de tout cela.
Quand anciens ministres et conseillers politiques deviennent lobbyistes de l’automobile
Outre-Rhin, le lobby automobile pèse très lourd. « L’industrie automobile, ce sont de gros intérêts à protéger », résume Jens Hilgenberg. Des régions comme la Bade-Wurtemberg, dans le Sud-est, sièges de Daimler, Porsche et Audi, ou la Basse-Saxe, siège de Volkswagen, sont extrêmement dépendantes du secteur, économiquement et politiquement. Les liens forts entre l’automobile et le politique existent en Allemagne jusqu’aux plus hauts niveaux du pouvoir. En 2016, le livre noir du lobby automobile publié par Greenpeace dressait le portrait de plus de 30 politiciens qui entretenaient des relations étroites avec le lobby automobile [8]. Parmi eux, figurent de très proches collaborateurs de la chancelière Angela Merkel : chef de campagne, ministre, chef de cabinet, passés avant ou après par les services de lobbying d’Opel, Daimler ou Volkswagen [9].
Les gros constructeurs automobiles allemands sont par ailleurs de grands soutiens financiers des principaux partis politiques du pays. Daimler a par exemple donné ces trois dernières années 100 000 euros par an aux deux grands partis au pouvoir, la CDU de Merkel et le parti social-démocrate. De 2010 à 2017, les patrons de BMW, les milliardaires Susanne Klatten et Stefan Quandt, ont quant à eux offert plus d’un million d’euros au parti de droite CDU, plus de 700 000 euros au parti de droite bavarois CSU, plus de 550 000 euros au parti libéral FDP et 450 000 euros au parti social-démocrate allemand SPD [10].
« Il ne peut être dans notre intérêt d’affaiblir l’industrie automobile au point qu’elle n’ait plus la force d’investir dans son propre avenir », disait la chancelière allemande en mai dernier au Bundestag [11]. « Pourtant, les constructeurs automobiles allemands n’ont jamais fait autant de profits que l’année dernière, ni jamais distribué autant de dividendes aux actionnaires », rappelle de son côté Jens Hilgenberg de l’ONG Bund. Chez BMW, les actionnaires se sont attribués en 2016 les plus hauts dividendes de l’histoire de l’entreprise, soit 2,3 milliards d’euros. Chez Daimler, 3,9 milliards d’euros de dividendes ont été distribués en 2017, contre 2,8 milliards – seulement – en 2015. Même pour Volkswagen, le constructeur pourtant le plus empêtré dans le scandale du dieselgate, les dividendes sont repartis à la hausse en 2017 après deux années de baisse : 1,9 milliard d’euros distribués aux actionnaires, soit plus qu’en 2013. Ces milliards ne seraient-ils pas suffisants pour fabriquer des véhicules réellement moins polluants et moins nocifs pour la santé ?
Rachel Knaebel
Photo de une : Une manifestation de l’ONG BUND : « Madame Merkel, ça pue ! », CC BUND via Flickr.
Photos : CC ShinyPhotoScotland / Liquid Oh