Les 26 et 27 mai 1967, l’Etat français encadrait le massacre de révoltes populaires en Guadeloupe. Structuré par le racisme et la colonialité du pouvoir, ce crime découle aussi de l’application d’une doctrine de guerre policière. Des archives inédites du préfet de la Guadeloupe Pierre Bolotte montrent qu’un modèle de contre-insurrection a été expérimenté. Formé pendant la guerre d’Indochine puis sous-préfet en Algérie, ce professionnel de ce que l’armée appelle « la pacification » deviendra le premier préfet de la Seine-Saint-Denis où il supervisera la création et le déploiement de la Brigade anti-criminalité (BAC). Le parcours du préfet Pierre Bolotte retrace à lui seul la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire contemporain.
Une guerre anti-subversive forgée en Indochine
Entré dans le corps préfectoral en 1944, sous l’occupation nazie, Pierre Bolotte est reconduit à son poste après la Libération. Sa carrière de pacificateur colonial commence au début des années 1950. Secrétaire général de la Guadeloupe en 1951-1952, il rejoint en avril 1952 le cabinet du ministre d’Etat pour l’Indochine. Il y fait le lien entre la colonie et la métropole.
Bolotte fait alors partie des cadres civils qui participent à la réflexion et à l’expérimentation de formes militaro-policières de répression et de gouvernement qui donnent naissance à la doctrine de la « guerre contre-révolutionnaire ». Ce modèle de contre-insurrection programme la destruction de l’« organisation ennemie » en brisant toute forme de résistance dans la population [1].
Une méthode systématisée en Algérie
Après l’Indochine, Bolotte est affecté à sa demande en Algérie. Sous-préfet de Miliana de mai 1955 à août 1956, il a « la possibilité de mettre en action ce que m’avaient appris les affaires d’Indochine », écrit-il dans ses mémoires [2]. Bolotte transfère alors et réagence des « hiérarchies parallèles », structures d’encadrement et de surveillance de la population. Il établit un « bureau militaire » et met en place des unités mixtes militaires et policières. Selon lui, il faut quadriller le territoire, fournir du travail aux populations et taper fort dès les prémisses de résistances collectives.
Dans une lettre confidentielle qu’il envoie au premier ministre le 28 février 1956, il propose pour l’Algérie « un pouvoir fort – peut-être même dictatorial – [qui] comporterait [...] le retour à l’ordre et le véritable progrès économique et social [3]. » Il est promu directeur de cabinet du préfet d’Alger en août. Il y renforce la police et établit des échanges entre les préfectures d’Alger et de Paris.
Appliquée à Alger
À Alger, Bolotte crée et répartit des patrouilles de huit à dix hommes dans les « quatre quartiers sensibles ». Il étend ensuite leur « mission de surveillance » puis développe « de nouvelles méthodes » en composant ces patrouilles de militaires ou de CRS « livrées à elles-mêmes ». Il expérimente ainsi des prototypes de commandos de police autonomisés. Cette expérience est fondatrice de son savoir-faire en matière de répression.
Bolotte forge à Alger un modèle d’encadrement militaro-policier, racialisé et sexualisé des quartiers colonisés, depuis le répertoire contre-insurrectionnel indochinois. Il participe aussi à la conception de la bataille d’Alger, première grande application de cette guerre moderne en ville par la militarisation de la Casbah en 1957 [4]. Menacé par la montée en puissance de la connexion entre militaires et colons “ultras”, Bolotte maintient l’idée que « toute guerre anti-terroriste est une "sale guerre’’ » et qu’« il faut en passer par là si l’on veut ramener l’ordre et la paix ».
Comme tous les partisans d’un déploiement et d’une exportation de cette doctrine, il considère que la bataille d’Alger a réussi à soumettre le mouvement de libération algérien. Il omet et cache ainsi les soulèvements populaires de décembre 1960, qui ont ruiné ce mythe [5].
Adaptée à la Guadeloupe
En septembre 1958, Pierre Bolotte est muté à la Réunion. Il y développe une politique de “pacification” néocoloniale « pour éviter le développement d’une tendance plus ou moins autonomiste ». Depuis cette grille de lecture, il dirige des programmes de contraception forcée et de déportation en métropole.
En juin 1965, il obtient le titre de préfet et est nommé en Guadeloupe. Après un tour des notables et des administrations, il se dit « informé et convaincu de l’existence de plusieurs petits organismes qui militaient pour l’autonomisme, et même pour l’indépendance ». Il met alors en alerte les cabinets ministériels, Matignon et l’Elysée. « Je fus entendu, et je revins persuadé qu’il y avait là […] une menace directe contre les départements français de la Caraïbe », écrit-il, confirmant déjà l’application de la grille de lecture anti-subversive à la Guadeloupe.
L’Etat se focalise alors sur le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG). Fondé à Paris en 1963, celui-ci compte une dizaine de membres qui revendiquent l’autodétermination, écrivent des slogans indépendantistes sur les murs et diffusent des tracts dans les luttes sociales.
« À traiter sans ménagement aucun »
En 1966, l’île est dévastée par un cyclone. Les inégalités structurelles amplifient la dégradation des conditions de vie et la colère sociale se renforce. Le 20 mars 1967, à Basse-Terre, un riche marchand blanc lance son chien contre un cordonnier noir handicapé. Une révolte éclate et le magasin est mis à sac. « Des jeunes gens, plus ou moins organisés [...] arrivèrent et il y avait parmi eux des adhérents bien repérés du GONG, l’organisme leader de l’autonomisme », affirme Bolotte. « Redoutant le pire de la part des autonomistes », il envoie la police et des renforts de gendarmerie pour « disperser ». Il interdit toute réunion et menace « les agitateurs irresponsables ». Le gouvernement lui assure sa « pleine confiance » et lui affirme que « cette organisation séparatiste est à traiter sans ménagement aucun ».
Fin mai, les ouvriers du bâtiment entament une grève pour des augmentations de salaire. Le 26 mai, devant le siège où les négociations sont bloquées par le patronat et le préfet, des insultes fusent contre les CRS. L’ordre est donné de disperser et des manifestants contre-attaquent. Les forces de l’ordre reçoivent des projectiles et comptent des blessés. Bolotte décrit le centre de Pointe-à-Pitre « proie d’une véritable flambée de violence ».
Jacques Nestor, un militant du GONG ciblé par les renseignements depuis mars 1967 est abattu. Comme l’a confirme une commission d’information et de recherches mise en place en 2014, il a « sans doute été visé intentionnellement » par un policier [6]. Deux autres manifestants s’effondrent une balle dans le front. « Il a fallu dégager la place avec une certaine violence », écrira Jacques Foccart, secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches [7]. La nouvelle se répand et Pointe-à-Pitre se soulève. Des Blancs sont attaqués et deux armureries pillées. Des jeunes des bidonvilles accourent vers le centre ville pour défier l’ordre colonial comme en décembre 1960 en Algérie.
Bolotte déploie des gardes-mobiles formés dans et par la guerre Algérie, comme une grande part des troupes et des cadres dirigeant les états-majors policiers, militaires et politiques à l’époque. Le préfet est dès lors couvert par Foccart auprès de De Gaulle. L’armée est autorisée à tirer pour maintenir une forme de couvre-feu. Des témoins décrivent plusieurs personnes abattues dans la rue, des tabassages et des corps à la sous-préfecture, des tortures lors d’interrogatoires et des disparitions forcées. L’aspect technique et systématisé de ces violences militaro-policières est caractéristique de l’appareillage “anti-subversif”.
Le lendemain, 27 mai, un millier de lycéens défilent dans les rues pour soutenir les ouvriers et dénoncer la répression. Bolotte assure que « des meneurs du GONG incitaient les élèves [ …] à manifester ». Il fait alors procéder au « quadrillage des carrefours de la ville et de ses accès ». Les lycéens sont dispersés sans ménagement. Les affrontements reprennent et les gendarmes tirent. L’État reconnaîtra officiellement huit morts mais des témoignages suggèrent un chiffre bien supérieur. Le procès intenté en 1968 contre différents militants, notamment du GONG, prouvera par ailleurs son absence d’implication et le caractère spontané de la révolte de Mé 67 [8].
Des colonies à la Seine-Saint-Denis
Fin juin 1967, Pierre Bolotte est envoyé à Paris et devient en 1969 le premier préfet d’un nouveau département expérimental, la Seine-Saint-Denis. Le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, passionné de contre-insurrection, le charge de concevoir une nouvelle architecture de police. Sous l’autorité de Bolotte, l’officier Claude Durant conçoit une police “anticriminalité” pour chasser les nouvelles figures de l’ennemi intérieur dans les quartiers populaires. La première Brigade anti-criminalité (BAC) est fondée le 1er octobre 1971 à Saint-Denis, en adaptant pour la ségrégation néolibérale les techniques de police élaborées par Bolotte à Alger.
Ces unités sont généralisées en avril 1973. Le préfet s’implique pour qu’on développe ces « îlotages » dans tous les quartiers des « banlieues à forte population immigrée » où « tous ces actes criminels de plus en plus nombreux, insensibles et agressifs, sont allés se développant. Tout cela représente le retour d’une barbarie primitive, et c’est un pas en arrière de nos civilisations », résume-t-il au tournant des années 2000.
La carrière du préfet Bolotte montre comment l’ordre sécuritaire émerge au croisement de la restructuration néolibérale et de la contre-révolution coloniale. On y voit l’industrie de la guerre policière se développer face à la recomposition constante de résistances populaires.
Mathieu Rigouste est chercheur indépendant en sciences sociales. Il est l’auteur, notamment, de La domination policière, une violence industrielle, La Fabrique, 2013 et Etat d’urgence et business de la sécurité, Niet Editions, 2016. )