Basta! : Toute notre société est organisée autour du travail, qui est devenu central et fondamental. Comment en est-on arrivé à cette situation ?
Le concept de travail s’est développé en trois temps, avec trois couches de significations. La première couche de signification est posée au 18e siècle par des économistes qui nous racontent que le travail, c’est un facteur de production, le moyen de créer de la richesse (...). Au 19e siècle, une seconde couche s’applique sur cette première. C’est une véritable révolution mentale : c’est l’idée que le travail est une « liberté créatrice ». L’homme transforme le monde qu’il a devant lui grâce au travail et se transforme lui-même. Le travail devient l’essence de l’homme. Le travail est alors un « fait total », mais aussi un idéal. Vers le milieu/fin du 19e, le travail devient le système de distribution des revenus, des droits et des protections. On entre dans la société salariale. Le 20e siècle voit la consolidation de ces trois dimensions. (...) Toute la vie sociale est aujourd’hui organisée autour du travail. Ne pas avoir de travail est une sorte de déviance, un phénomène anormal.
Quand on voit les conditions de travail actuellement dans certains secteurs d’emploi, la souffrance au travail des salariés, comment peut-on considérer que le travail est une « liberté créatrice » ?
Souvent les gens disent le travail est « en-soi » porteur de sens. C’est là que se tient tout le problème. Au 19e, des auteurs comme Marx affirment que le travail est le premier besoin vital de l’homme. Mais Marx dit aussi que le travail est aliéné. Donc pour pouvoir actualiser les potentialités du travail, il va falloir le désaliéner, le libérer. Il va falloir sortir du salariat. Dans la seconde partie du 19e siècle, l’idée que le travail est la valeur fondamentale s’est diffusée partout. Sauf qu’on oublie les conditions que Marx y avait mises. (...) Et on va au contraire installer sur le lien salarial le droit du travail, le droit de la protection sociale, etc. Ce qui devait être supprimé pour permettre au travail d’être épanouissant est au contraire stabilisé et renforcé. C’est la contradiction dans laquelle on est aujourd’hui.
La salariat est devenu désirable. Le travail y est subordonné, et en même temps on y acquiert des droits sociaux. (...) Il faut continuer à avoir comme objectif la sortie du salariat. Et réfléchir aux formes que le travail pourrait prendre. Par exemple, ce que les années 1970 avaient proposé autour de l’autogestion, des coopératives, d’une organisation commune où les travailleurs s’auto-organisent et ont une partie du pouvoir... Ce qui permet de sortir du capitalisme et du salariat. Mais on n’en est pas du tout là. On ne peut pas sortir comme ça du salariat, parce qu’on risque de tomber dans des formes de domination bien pires. Les autres formes possibles d’organisation du travail comme l’auto-entreprenariat sont extrêmement dérégulées, et peu intéressantes et épanouissantes pour les travailleurs.
Tout le monde pourrait-il être heureux et libre au travail ? Le travail perçu comme « épanouissant » n’est-il pas une vision d’intellectuels peu concernés par la rudesse de certains travaux ?
Les enquêtes dont on dispose sur ce sujet montrent une extrême polarisation de la société entre d’un côté les cadres, les professions intellectuelles, les professions des arts et spectacles, pour lesquelles le travail est un lieu possible d’épanouissement. Et à l’autre bout de la chaîne, les ouvriers peu qualifiés qui ne s’épanouissent pas. Quand on sort une moyenne, cela masque complètement cette réalité. Le véritable scandale, pour reprendre Galbraith dans son livre Mensonges de l’économie, c’est d’employer le même mot pour désigner d’un côté une activité très épanouissante et bien payée pour les uns, et d’un autre côté des tâches fastidieuses et mal payées pour les autres. (...)
À la fin du Capital, Marx dit que le « règne de la liberté » commence au- delà du « règne de la nécessité », au-delà de la reproduction des conditions matérielles. Il met une croix sur la possibilité de rendre le travail idéal et épanouissant. Et dans cette sphère de la nécessité, il faut selon Marx faire en sorte que les conditions de travail soient le plus dignes possible. La condition de cette dignité, c’est la réduction du temps de travail, et le partage des tâches les plus difficiles, qu’il faudrait répartir sur l’ensemble de la société.
Vous dites qu’une réduction du temps de travail est souhaitable. Quel est votre bilan des 35 heures en France ? Faut-il aller plus loin ?
Les 35 heures ont été une bonne étape. Quand on regarde les statistiques, on voit que tous les pays ont réduit le temps de travail. Mais certains l’ont réduit par le temps partiel et d’autres par la réduction du travail à temps complet. (...) Les 35 heures ont été très appréciées par les femmes qui ont pu s’inscrire davantage dans leur activité professionnelle. Mais je partage toutes les critiques qui ont été faites sur les 35 heures. Cela n’a pas été utilisé comme un instrument pour la création d’emploi, pour l’égalité hommes-femmes. Les préoccupations de croissance sont revenues très vite. (...) Si on veut donner un coup d’arrêt à la croissance, sans provoquer une crise majeure de l’emploi, il faudra l’accommoder d’un véritable partage du travail. Et passer aux 32 heures ou à autre chose. Mais il faudra faire un pas supplémentaire.
Peut-on supprimer les inégalités au travail entre hommes et femmes ? Comment opérer un meilleur partage des tâches ?
Dans mon modèle idéal, il y a une gamme d’activités humaines, très différentes par leur finalité. Il y a des activités productives qui ont pour but de satisfaire les besoins des gens, c’est le travail. Il y a des activités amicales, familiales, amoureuses. Il y a des activités de libre développement personnel. Il y a des activités politiques dont le but doit permettre aux citoyens de délibérer pour se mettre d’accord sur le type de société qu’ils veulent. Dans une bonne société, l’ensemble des citoyens auraient accès à l’ensemble de cette gamme. (...) La mise en place de tout cela est évidemment extrêmement compliqué. Il faut des politiques publiques systématiques développées en même temps sur plusieurs champs. Des services de garde de petite enfance, mais aussi des dispositions pour permettre aux hommes et aux femmes de s’occuper de leurs enfants tout en ayant une activité professionnelle. Pour cela, il faut aussi réduire la norme de travail à temps complet.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Vidéo : Agnès Rousseaux
À lire : Dominique Méda, Travail, la révolution nécessaire, éditions de l’Aube, 2010.