Basta! : Quelle est la place des drones militaires aujourd’hui ? Combien d’attaques de drone ont été menées ?
Grégoire Chamayou [1] : Je me suis intéressé aux drones chasseurs-tueurs, comme Predator ou Reaper, utilisés par les États-Unis au Yémen, au Pakistan, en Somalie. Ces drones UCAV, « véhicule aérien de combat sans pilote » [2], sont devenus l’emblème de la présidence Obama, dans la continuité de la « guerre contre le terrorisme » initiée par George W. Bush. C’est l’arme de prédilection pour la doctrine officieuse de la Maison Blanche : « Tuer plutôt que capturer ». Un drone, ça ne fait pas de prisonnier... Les chiffres sont difficiles à établir du fait de l’opacité et du manque de sources indépendantes. Le Bureau for investigative journalism à Londres recense environ 3000 morts rien que pour le Pakistan. Avec, en 2010 par exemple, une frappe de drone tous les quatre jours !
En quoi le drone vient-il transformer en profondeur l’art de la guerre ? Et bouleverse toutes les catégories, spatiales, éthiques, stratégiques ?
La guerre devient unilatérale, avec l’élimination de tout rapport de réciprocité. Le drone est l’instrument de la guerre asymétrique contemporaine. C’est une forme de violence télécommandée, à distance. L’instrument d’un pouvoir impérial, hybride, qui se définit par certains attributs du pouvoir militaire, mêlés à des attributs de police. C’est la prétention de s’arroger le droit d’exercer une police létale à l’échelle mondiale. Avec un modèle stratégique : celui de la « chasse à l’homme », terme que l’on retrouve dans les documents des stratèges américains, avec la rhétorique d’une « guerre cynégétique ». Nous ne sommes plus dans la guerre à la Clausewitz (théoricien militaire prussien du 19e siècle), définie comme un duel entre deux lutteurs qui se font face ou une multitude de combats enchâssés les uns dans les autres. L’image mentale qui correspond à ce nouvel état de violence, à cette guerre-chasse que théorisent les stratèges américains, c’est la traque, la poursuite. Le problème principal est la détection de l’ennemi, réduit au statut de proie, dans un rapport de pur abattage, d’exécution. C’est une forme de violence sans combat. Nous sommes dans l’exécution extrajudiciaire.
Le drone instaure aussi une verticalisation du pouvoir. La stratégie, c’est la technologie plutôt que l’occupation. Contrôler un territoire, à la verticale, depuis le ciel, sans envoyer de troupes. C’est l’utopie d’un pouvoir qu’on pourrait qualifier « d’aéropolitique » : la question de la souveraineté se pose non plus de manière plate mais tridimensionnelle. La maîtrise des airs et des ondes devient une question cruciale.
Comment l’utilisation du drone s’est-elle développée ?
Les étapes sont assez balisées. Le premier moment, c’est la guerre au Kosovo, en 1999 : des drones, non armés, sont utilisés à des fins de surveillance et de reconnaissance. La deuxième phase, ce sont les drones armés en appui des troupes au sol, pendant la guerre en Afghanistan. La troisième étape, c’est aujourd’hui la chasse à l’homme par les airs, avec des drones armés. La suivante, qui est en préparation, ce sont les drones létaux autonomes, avec pilotage automatique.
Nous sommes dans l’idéal de la guerre à zéro mort – dans son propre camp du moins : le drone est piloté à distance, les soldats ne risquent plus leur vie. La guerre au Kosovo est emblématique : elle a été conduite entièrement par les airs, avec des avions de l’Otan qui volent à une distance de sécurité qui les met hors d’atteinte des défenses anti-aériennes. Les États ne veulent plus assumer le coût politique des victimes, américaines en l’occurrence. Avec cette idée que l’opinion publique n’accepte plus des morts pour des « small wars », des petites guerres dont les enjeux sont flous.
Le drone est l’outil d’une chasse à l’homme « préventive », écrivez-vous. Celle-ci est basée sur la détection « d’anomalies », des déviations dans les conduites et comportements...
La décision de tuer s’opère de deux manières. D’abord avec les « frappes de personnalités » : une kill list est établie par l’appareil de sécurité américain. Lors d’une réunion tous les mardis, surnommé le Terror Tuesday (« mardi de la Terreur »), Barack Obama décide qui va mourir [3]. La deuxième modalité, ce sont les « frappes de signatures ». Le terme « signatures » fait référence aux traces, indices. Dans ce cas, on tue des individus dont on ne connaît pas l’identité, mais dont le comportement signe l’appartenance à une organisation hostile ou terroriste. C’est la méthode du pattern of life analysis, une analyse du mode de vie qui laisse soupçonner avec une forte probabilité qu’il s’agit d’un individu hostile. On convertit un faisceau d’indices en statut de « cible légitime », par des techniques de « probabilisation ». Nous ne sommes plus dans le domaine du constat flagrant, mais dans l’ère du soupçon. On cible des combattants présumés.
On tire sur un « suspect » sans connaître son identité ? Les erreurs sont donc possibles ?
Oui, structurellement. Mais le discours de « l’erreur » est très délicat, car tuer des civils est considéré comme une « bavure ». Une erreur ou une bavure, c’est accidentel. Or les erreurs sont inscrites dans le fonctionnement-même du drone. Le droit des conflits armés impose de distinguer entre civils et combattants. Les partisans du drone disent que c’est une arme plus « éthique » car elle permet de mieux respecter ce principe, en permettant de voir et de surveiller. C’est l’argument promotionnel du drone : une révolution dans le regard, un regard permanent qui permet des filatures de dizaines d’heures, et donc une meilleure capacité à établir cette distinction entre civils et combattants. Nous sommes là face à un paradoxe, en ce que le drone est aussi l’instrument qui supprime le combat. Vous voyez la contradiction fondamentale : comment est-il possible d’établir une distinction entre combattants et non-combattants au moyen d’un instrument qui supprime la condition même de cette distinction, le combat ? Comment distinguer, vu du ciel, un non-combattant d’un combattant sans combat ?
Les fameuses « erreurs » ne sont pas des bavures ou des accidents. L’impossibilité de distinguer entre combattants et non-combattants suppose de s’arroger un droit de tuer, au titre d’une menace indéfinie. Nous ne sommes plus dans le droit de la guerre, ni même dans le droit de la police. On est ailleurs.
Vous êtes probablement hostile, donc on vous tue par anticipation...
Le drone concentre des techniques de pouvoir et les synthétise d’une manière tellement exagérée, hyperbolique, qu’il permet de cerner des logiques à l’œuvre de manière plus générale. Cette technique de ciblage par profil, on la retrouve dans d’autres pratiques sociales : si vous achetez un livre sur Amazon, on peut établir, grâce à votre comportement de client, un profil pour vous recommander par similarité des livres qui correspondent à vos préférences. Avec le drone est utilisée une technologie similaire, fondée sur l’analyse des similarités et l’anticipation de leur récurrence. Et on vous envoie sur la gueule non pas un livre mais un missile...
Mais n’importe qui est un combattant « en puissance »...
John O. Brennan, directeur de la CIA, auparavant conseiller du Président Barack Obama pour la sécurité intérieure et la lutte antiterroriste, a déclaré que les drones ont fait zéro victime collatérale – expression idéologiquement abjecte en soi ! On avait réalisé la promesse : non seulement on ne mourait plus dans notre camp, mais il n’y avait plus de civils tués en face. L’arme du bien absolu, en quelque sorte. À quoi tenait ce miracle ? Comme très souvent à des manipulations statistiques : les autorités américaines comptabilisent par défaut comme combattant toutes les victimes tombant sous la qualification de « MAM » (military-age male), c’est-à-dire tous les hommes en âge de combattre. Tous ceux qui ont plus de 16 ans – d’après la silhouette vu du ciel. Les chiffres peuvent être corrigés a posteriori si l’erreur est démontrée. Ce que personne n’est évidemment capable de faire sur le terrain. Voilà à quoi ressemblent les miracles de « l’éthique militaire ». « Le temps des bourreaux-philosophes et du terrorisme d’État », dont parlait Albert Camus, nous y sommes.
« Nous entrons dans l’ère des panoptiques volants et armés », dites-vous. Quels sont les effets de cette surveillance permanente, et de cette menace permanente, sur les populations concernées ?
Le drone amène une révolution dans le regard, affirment ses promoteurs. Il instaure un régime de surveillance persistante, 24 heures sur 24. Les témoignages dont on dispose, de journalistes occidentaux détenus en otage au Pakistan, et les conclusions d’une enquête dans la région, évoquent des populations soumises à un état de terreur permanente. Un psychiatre pakistanais parle d’enfermement mental : on n’est plus confiné entre quatre murs, mais pris dans le tournoiement permanent, au-dessus des têtes, d’une arme dont on entend le bourdonnement, et dont on sait qu’elle peut frapper n’importe qui, n’importe quand. Imaginez cette terreur : vivre sous un mirador volant équipé de missiles ! Les stratèges américains théorisent cette « terrorisation de masse ». Ils disent même que c’est l’avantage tactique de cette arme : disloquer la psychologie de l’adversaire, avec une arme venue du ciel contre laquelle il ne peut rien faire. L’ennemi est dans une situation d’impuissance complète. Le drone est l’arme d’un terrorisme d’Etat.
En maximisant la protection de ses militaires, l’Etat oriente-t-il les représailles vers sa propre population ?
Oui. L’utopie de ce pouvoir, c’est la protection. Un idéal d’auto-préservation absolue des vies nationales, y compris militaires. Mais quand il n’y a plus de cibles à abattre sur le terrain, mécaniquement les représailles – puisqu’il y en aura forcément – vont se diriger vers des cibles plus accessibles : des civils, au sein même d’États qui se pensent comme des bunkers, protégés par des murailles. Mais il n’y a pas de murs assez hauts pour endiguer les menaces. Avec les frappes de drone, cette politique entraine la reproduction permanente de la menace qu’elle prétend éradiquer.
Quelles sont les conséquences de cette diminution du risque pour les militaires ?
Il y a une crise latente des valeurs guerrières, qui n’est pas nouvelle mais se cristallise sur le drone. Le drone apparaît très largement comme l’arme du lâche, de celui qui n’expose jamais sa vie. Pour les opinions publiques dans les pays frappés, mais aussi les pilotes eux-mêmes. L’image des pilotes de l’US Air force est celle, en grande partie fictionnelle, des chevaliers du ciel. C’est Tom Cruise dans Top Gun. Mais le drone rend les valeurs traditionnelles – courage, bravoure, esprit de sacrifice – superflues et même impossibles. Comme dans d’autres secteurs professionnels, les pilotes sont confrontés à une perte de statut, une déqualification matérielle et symbolique, avec la robotisation, l’automatisation.
« La guerre devient un télétravail à horaires décalés », écrivez-vous. Pilote de drone, est-ce une activité professionnelle comme une autre ?
Les pilotes de drones savent très bien qu’ils tuent. Mais est-ce qu’ils savent ce que c’est que de tuer ? La guerre devient en partie un travail de bureau pour eux. Pères de famille le matin, tueurs le soir. Ces militaires décrivent des existences schizophrènes. Ils vivent la contradiction d’un État officiellement en paix et pourtant en guerre. Les psychologues de l’armée américaine leur préconisent de cloisonner, de ne pas faire de lien entre les deux formes de vie...
Face à la crise des valeurs guerrières émerge une entreprise de légitimation du drone, une offensive théorique pour le faire accepter socialement et politiquement...
Des stratégies de légitimation du drone, parfois très acrobatiques, sont mises en place. Les académies militaires recrutent des spécialistes de la philosophie morale pour échafauder des justifications théoriques, sur le plan de l’éthique. La philosophie fait partie de l’arsenal militaire, qui accorde désormais une grande importance aux perceptions de « l’opinion publique ». D’où l’importance de contre-attaquer sur ce terrain. On trouve dans ces discours des idées paradoxales : le drone serait une arme « humanitaire » ! Le drone, comme moyen de tuer, serait « éthique ». Il sauve des vies, nos vies. Mais aussi la vie de ceux qu’on est amené à tuer. « Il est plus précis », disent les stratèges, recyclant le discours des « frappes chirurgicales » qu’on nous a servi dès la première guerre du Golfe. C’est l’émergence d’un discours que je qualifie d’ « humilitaire », une combinaison d’humanitaire et de militaire, qui prétend sauver les autres de sa propre violence, de sa propre puissance de destruction, en modérant les effets qu’elle a elle-même engendrés.
Dans quel cadre légal les frappes de drones s’inscrivent-elles ? Comment peut-on justifier ces exécutions ?
Comment un État peut-il s’arroger le droit de tuer n’importe qui, n’importe où dans le monde ? Y compris – ce qui a été le cas à plusieurs reprises pour les États-Unis – ses propres citoyens ? Ce n’est pas un hasard si, aux États-Unis, des républicains montent au créneau. Cela pose la question, de leur point de vue libertarien, des prérogatives de l’État.
Il y a aujourd’hui deux cadres légaux disponibles. Soit vous êtes dans le cadre du droit des conflits armés, ce qui suppose qu’il y ait un conflit, avec une zone, identifiable par un certain niveau de violence, dans laquelle l’homicide est décriminalisé. Mais les États-Unis ne sont pas en guerre avec le Pakistan ou le Yémen. Les frappes ont lieu hors zone de guerre. Le deuxième cadre légal est celui du law enforcement, dans lequel s’inscrit la légitime défense. Très schématiquement, c’est celui qui autorise un agent de la force publique, comme un policier, à faire usage de son arme. Les critères sont très précis : menace sur sa propre vie ou celle d’autrui, directe, imminente, écrasante, sans autre choix... Autant de conditions qui ne sont évidemment pas réunies dans le cas de la guerre des drones. Ces interventions ont donc lieu en grande partie hors du droit. C’est pourquoi les autorités américaines bottent en touche, et se livrent à une sorte de danse du ventre rhétorique. Des avocats, des juristes, travaillent à interpréter le droit des conflits armés, pour rendre légitime cette action. En cherchant par exemple à redéfinir la notion de zone de conflit armé, ce qui permettrait de s’arroger un droit de traque universelle.
Barack Obama a annoncé au printemps dernier sa volonté d’encadrer juridiquement les frappes préventives de drones. Une des pistes envisagées : mettre en place des tribunaux secrets qui se prononceraient non pas sur la culpabilité, mais sur la dangerosité d’individus. On aurait des tribunaux préventifs, jugeant par contumace des prévenus – non prévenus – dans une totale opacité, pour déterminer s’ils représentent une menace imminente justifiant l’exercice d’un droit de légitime défense préventive ! On marche sur la tête. Ces événements, comme le scandale récent de la NSA, donne l’image d’une bourgeoisie qui n’est plus capable, ni n’a plus la volonté de défendre les acquis historiques de l’État de droit moderne. C’est un projet de dynamitage de l’édifice du droit.
« Qu’impliquerait, pour une population, de devenir le sujet d’un Etat-drone ? », demandez-vous. Quels sont les usages possibles des drones à l’intérieur des États ?
Les guerres sont des laboratoires, analysait Karl Marx. La violence militaire est une sphère dans laquelle s’élaborent des technologies, des procédés, des rapports sociaux qui se diffusent ensuite dans la société. C’est ce qui se produit aujourd’hui, à une vitesse très préoccupante. Les projets de drones policiers sont déjà présents aux États-Unis. Et dans le cadre de la primaire socialiste à Marseille, le parti socialiste se demande si on doit envoyer, dans les quartiers nord de Marseille, l’armée ou des drones !
Le drone rend aussi plus difficile pour les citoyens de contester les guerres. Les peuples doivent avoir un contrôle démocratique sur la guerre : comme ils savent qu’ils en paient le prix, qu’ils en sont les premières victimes, ils font preuve de parcimonie dans la décision, et limitent le recours à la force armée. C’est l’argument kantien, la théorie optimiste du pacifisme démocratique. Le raisonnement des politiques et des états-majors est inverse aujourd’hui : si on peut mener des guerres sans victimes nationales, alors on pourra se délier les mains, se soustraire au contrôle démocratique. L’enjeu, derrière le drone, est donc l’autonomisation encore accrue du pouvoir militaire. C’est un moyen de minimiser les contestations politiques internes concernant les guerres impériales, néo-coloniales, les « sales guerres ». Des projets de drones ont émergé dès les années 70 par exemple en réponse à la crise politique liée à la guerre du Vietnam.
Quelle est la situation en France ? Quels sont les usages des drones ?
Le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a commandé aux États-Unis une dizaine de drones Reaper, non armés. Les acheter sans missiles permet d’accélérer la procédure. Entre les lignes, on comprend qu’on se réserve la possibilité de les armer plus tard. Le ministre évoque aussi des usages de surveillance du territoire. La doctrine officielle de la France est très floue et très opaque. Va-t-on suivre le même chemin que les États-Unis ? On pouvait espérer que la France condamne ces assassinats ciblés, ces exécutions extrajudiciaires, à l’échelle mondiale. Qu’elle demande l’interdiction des robots tueurs, ou a minima un moratoire. Mais elle n’a pas pris position.
La France est-elle également dans une stratégie de « dronisation » de son armée ?
On observe les signes d’un alignement sur la stratégie américaine, non réfléchi, à la va-vite, suite à la guerre au Mali. Alors même qu’une partie des stratèges américains tire un bilan critique et explique que cette stratégie est totalement contre-productive. On achète un gadget, le dernier iPhone de la technologie militaire, plutôt que d’avoir une réelle stratégie. Le choix français peut se résumer ainsi : de l’improvisation dans la précipitation.
Propos recueillis par Agnès Rousseaux
Photos : CC ministère de la Défense britannique
A lire : Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique Éditions, avril 2013, 363 pages, 13 euros. Vous pouvez le commander dans la librairie la plus proche de chez vous, à partir du site Lalibrairie.com.