On pourrait y voir un sacré pied de nez au discours prononcé par Emmanuel Macron durant sa visite de deux jours en Égypte, dimanche 27 et lundi 28 janvier. Le président français avait affiché, lors d’une conférence de presse commune avec son homologue égyptien Abdel Fattah al-Sissi, une volonté de réintroduire la question des droits humains dans les relations entre les deux pays, jusqu’ici plus centrée sur la coopération sécuritaire – et notamment sur les ventes de matériel militaire. Mais à peine le président français avait-il repris l’avion que le journaliste et photographe égyptien Ahmed Gamal Ziada était arrêté à l’aéroport du Caire, dans l’après-midi du mardi 29 janvier.
Ses proches sont depuis sans nouvelles. Nul ne peut confirmer, à ce jour, où le journaliste a été conduit, ni quelles sont les charges retenues contre lui. Ahmed Gamal Ziada arrivait de Tunisie – où il venait de passer six mois en formation – pour passer un entretien d’admission au syndicat égyptien des journalistes. Il n’y est jamais arrivé. Âgé de 30 ans, il avait déjà été arrêté fin 2013 et détenu près de 500 jours, selon le site d’information Middle East Eye. Il avait alors mené une grève de la faim, dénonçant une arrestation arbitraire. Le journaliste avait ensuite participé à une enquête de l’organisation Arabic Network for Human Rights Information (ANHRI) estimant à 60 000 le nombre de prisonniers d’opinion incarcérés en Égypte depuis le coup d’État de 2013, marquant le retour de l’armée au pouvoir.
« Notre amour pour la révolution et ses nobles exigences : pain, liberté, justice sociale »
Dans son dernier post Facebook avant son arrestation, daté du 26 janvier, Ahmed Gamal Ziada évoquait l’anniversaire de la révolution de 2011, qui a conduit au départ du dictateur Hosni Moubarak et à l’ouverture d’une brève parenthèse démocratique. Évoquant « un mélange de sentiments contradictoires et opposés », tels que « fierté, douleur, peur et courage », le journaliste ajoutait : « Cependant, un sentiment est certain et n’a pas d’opposé : notre amour pour la révolution de janvier, pour tous ceux qui y croient et défendent ses principes, tous ceux qui cherchent à satisfaire ses nobles exigences : "pain, liberté, justice sociale" [1]. »
@RSF_inter condemns the arrest of the photojournalist Ahmed Gamal Zyada without known charges since yesterday, at the airport as he was coming back to #Egypt. Jailed for 497 days in 2013. At least 32 Egyptian journalists are currently detained in Egypt https://t.co/bCPQ2XO7aU pic.twitter.com/Bgd21HwtRD
— مراسلون بلا حدود (@RSF_ar) 30 janvier 2019
Reporters sans frontières (RSF) a immédiatement condamné l’arrestation. Selon l’association il n’y avait, ce 31 janvier, toujours aucune nouvelle « officielle » d’Ahmed Gamal Ziada. Mais des sources consultées sur place par RSF évoquent un possible transfert du journaliste depuis l’aéroport – où il aurait été interrogé – en direction de la sécurité nationale. « Un tel scénario est fréquent, commente Sophie Anmuth, responsable du bureau Moyen-Orient de RSF. Des journalistes sont arrêtés et disparaissent plusieurs jours. On ne sait pas où ils sont. Puis ils réapparaissent en prison, où ils peuvent alors rester très longtemps ».
RSF rappelle qu’« au moins 32 journalistes égyptiens sont actuellement détenus en Égypte ». Mais « certains travaillent en freelance, et sont très jeunes. Ils n’ébruitent pas toujours leur travail, surtout si c’est avec un média d’opposition. D’autres vendent leurs images à un intermédiaire ou à des plateformes, et ne sont pas en contact direct avec un média. Quand ils sont arrêtés, il faut du temps avant que l’information circule », précise Sophie Anmuth.
Nouvelle vague d’arrestations à gauche
Les opérations policières des derniers jours n’ont pas seulement ciblé le journaliste Ahmed Gamal Ziada. Une vague d’arrestations débutée dimanche, alors qu’Emmanuel Macron était à peine arrivé au Caire, a également frappé plusieurs personnalités et activistes de l’opposition égyptienne de gauche. Le physicien Gamel Abdel Fattah, l’avocat Mohab al-Ebrashi, et les trois activistes Khaled Basyouni, Khaled Mahmoud and Mostafa Faqir ont été arrêtés après avoir assisté à un concert de commémoration de la révolution de 2011, organisé samedi au siège du parti al-Karama (dignité). Ce dernier est lui-même membre d’une coalition politique de gauche comprenant sept partis, le Mouvement civil démocratique (CDM).
L’un des membres du bureau politique d’al-Karama, Abdelaziz Fadaly, serait également détenu, de même que Yehia Hussein Abdel Hady, ancien porte-parole du CDM, arrêté le 29 janvier après la publication d’un communiqué du mouvement. Le CDM dénonce une « agression contre les libertés » ainsi qu’une opération de « revanche contre les révolutionnaires du 25 janvier et leurs enfants ». Il s’agit de la seconde vague d’arrestations visant la gauche égyptienne depuis l’été dernier.
Au mois de mars 2018, Abdel Fattah al-Sissi a été réélu président avec 97% des voix, après avoir fait arrêter ou discréditer ses principaux opposants. La campagne avait déjà été marquée par une montée en puissance de la répression. Le président égyptien envisage désormais une réforme constitutionnelle lui permettant de rester au pouvoir au terme de son second mandat, une possibilité à laquelle le CDM a exprimé son opposition.
« Une architecture de surveillance et de contrôle orwellienne »
Dans un communiqué publié quelques jours avant la visite d’Emmanuel Macron, Amnesty international qualifiait l’Égypte de pays « plus dangereux que jamais pour les dissidents pacifiques » et de « prison à ciel ouvert pour ses détracteurs ». L’ONG Human Rights Watch évoque, de son côté, une « épidémie de torture » constituant un possible « crime contre l’humanité ». Des milliers d’arrestations ont frappé la jeunesse engagée, les militants des droits humains, les opposants, journalistes, blogueurs ou de simples citoyens ayant exprimé leur opinion un peu trop fort, désormais enfermés dans les geôles gouvernementales.
Une « répression made in France » relève encore la Fédération internationale des droits humains (FIDH). Cette dernière pointe notamment la fourniture par la France de matériels ayant « participé à la mise en place d’une architecture de surveillance et de contrôle orwellienne, utilisée pour briser toute velléité de dissidence et de mobilisation » (lire à ce sujet notre article : Des blindés « made in France » utilisés pour réprimer et assassiner les opposants en Égypte).
L’Égypte, un « partenaire essentiel avec lequel nous souhaitons faire davantage »
Face aux alertes des ONG, il devenait donc difficile de se taire. Tout en insistant sur les liens unissant la France et l’Égypte, « partenaire essentiel avec lequel nous souhaitons faire davantage », Emmanuel Macron a rompu lundi le silence qui avait marqué la dernière visite en France de Sissi : « La recherche de stabilité et de sécurité (...) ne saurait être dissociée de la question des droits de l’homme. À l’inverse, une société civile dynamique, active, inclusive reste le meilleur rempart contre l’extrémisme et la condition même de la stabilité. » Avant d’ajouter : « Les choses ne sont pas allées dans la bonne direction depuis octobre 2017. Des blogueurs, des journalistes et des activistes ont été emprisonnés. Je ne peux pas faire comme si de rien n’était. »
L’arrestation d’Ahmed Gamal Ziada et des militants proches du CDM questionne déjà les intentions affichées par Emmanuel Macron : face à la violence du régime Sissi, les paroles suffiront-elles à transformer la réalité ? Plusieurs ONG invitent la France à revoir d’urgence sa politique d’exportations d’armements vers l’Égypte. Dans un premier temps, l’exécutif compte-t-il demander leur libération, communiquer publiquement, faire pression ? Interrogé par Basta!, l’Élysée n’a pas apporté de réponse à ces questions.
Thomas Clerget
Photos : gouvernement égyptien (@AlsissiOfficial).