Daddy, Gamm Vert, Yop, d’Aucy. Quel est le point commun entre une marque de sucre, une enseigne de jardinerie, une boisson lactée et une boîte de conserve d’haricots verts ? Toutes relèvent de coopératives agricoles.
Bien qu’elles soient peu connues du grand public, chacun d’entre nous a été confronté un jour ou l’autre à des coopératives agricoles. Une marque alimentaire sur trois en est issue, et trois agriculteurs sur quatre y travaillent. Les coopératives agricoles représentent aujourd’hui plus de 2300 entreprises, dont certaines sont de véritables mastodontes [1]. Six d’entre elles se situent dans le top 10 européen : Agrial, InVivo, Sodiaal, Tereos, Terrena et Vivescia. Avec 190 000 salariés – filiales comprises –, et plus de 85 milliards d’euros de chiffre d’affaires, les coopératives agricoles sont une composante majeure de l’agroalimentaire français, représentant 40 % de son chiffre d’affaires [2].
Aux fondements, « une démarche solidaire pensée comme un contre-pouvoir face à la loi de la jungle libérale »
C’est en 1888, en Charente-Maritime, qu’est née la première coopérative agricole française. Les éleveurs de la commune de Chaillé, déjà confrontés à l’époque à une surproduction de lait, décident de mutualiser leurs forces et leurs moyens. Face à des acheteurs de plus en plus concentrés qui imposent leurs prix, les coopératives se développent d’abord dans le secteur laitier, viticole ensuite, puis céréalier dans les années 1930. Une loi de 1972 définit le rôle des coopératives comme « l’utilisation en commun par les agriculteurs de tous moyens propres à faciliter ou à développer leur activité économique, à améliorer ou à accroître les résultats de cette activité » [3]. « La coopération agricole (...) est au départ une démarche solidaire (...) pensée comme un contre-pouvoir face à la loi de la jungle libérale, souligne le journaliste Gilles Luneau, spécialiste des questions agricoles [4]. « Au-delà de la défense des intérêts économiques, elle affirme l’existence des paysans, elle est une expression de leur pouvoir et une manifestation de leur dignité. »
En pratique, la coopérative agricole consiste en l’association à parts et droits égaux – un homme/une femme, une voix – d’agriculteurs et d’agricultrices au sein d’une entreprise répondant à un ou plusieurs de leurs besoins. Cela peut aller de l’approvisionnement en matériel ou en aliments, à la vente ou la transformation de produits agricoles. Les résultats sont théoriquement répartis à parts égales entre les coopérateurs, et généralement réinvestis. Ces pratiques sociales vont concourir à ce que les coopératives agricoles bénéficient dès le départ d’un statut fiscal très particulier, toujours en vigueur aujourd’hui, à savoir qu’elles ne paient pas d’impôt sur les sociétés, ni d’impôt sur les bénéfices.
« Ce sont des structures qui ne sont pas cotées en bourse, elles n’ont pas accès aux marchés financier, précise Xavier Hollandts [5]. On considère par conséquent qu’il y a un déficit structurel de financement. C’est le principal argument mobilisé pour justifier qu’un maximum de profits puisse rester au sein des coopératives. Cela permet de bénéficier d’un autofinancement important. »
« Le mouvement coopératif est né d’une grande idée : le contrôle, par les producteurs, de leurs approvisionnements et de leurs débouchés face aux commerçants. Mais les bonnes intentions ont finalement débouché sur un fiasco », estime pour sa part Camille Guillou, paysan breton retraité [6].
Comment les coopératives ont suivi la même logique que les entreprises privées
Peu à peu, les coopératives agricoles vont pénétrer les marchés tenus par les industriels, avec les mêmes règles et méthodes. Elles ne vont plus être les outils de défense collective des paysans d’un territoire donné, mais « l’outil de conquête économique des paysans lancés dans la modernisation » analyse Gilles Luneau. Dans les années 1950, tout le monde peut être coopérateur, que l’on soit un vieux cultivateur avec une paire de bœufs, un paysan en zone montagneuse, un jeune sortant du lycée agricole, un agriculteur performant ou non... « La coopérative ne refuse aucun adhérent et veille au bien de tout le monde », précise t-il, rappelant qu’il n’y a alors pas de seuil économique pour être membre, ni de jugement porté sur la conduite de la ferme.
Le basculement s’opère dans les années 1960. Il s’agit désormais d’investir dans de nouveaux matériels pour ne pas être dépassé, de rechercher des gains de productivité avec les machines, de se spécialiser. De nouvelles normes de production sont instaurées, ainsi que des volumes minimum pour être membre. La rentabilité prime, quitte à laisser le petit paysan sur le bord du chemin. Les années filant, les coopératives vont jusqu’à dicter aux paysans ce qu’ils doivent produire pour continuer à faire partie de la coopérative. « L’agriculteur est prestataire de service pour la coop plus que chef d’entreprise, pense Christian Jouault, éleveur laitier à la retraite. Leur objectif, c’est de nous rendre totalement dépendants des prestations qu’ils vendent (services, matériel, chimie, etc). » La coopérative agricole devient un simple rouage de l’économie libérale.
Moins de 3 % des coopératives agricoles accaparent 85 % de la production
« La Coopération agricole » [7], nom de la fédération qui structure les coopératives agricoles françaises, ne nie pas cette évolution. Elle reconnaît explicitement que « la performance est le nerf de la guerre pour les agriculteurs comme pour tout entrepreneur ». « Les coopératives cherchent à atteindre une taille critique pour faire face aux défis d’une économie globalisée » précise cette fédération. Depuis une quarantaine d’années, le nombre de coopératives agricoles diminue, essentiellement par des phénomènes de rapprochement et de fusion, mais pas seulement entre coopératives [8]. Certaines rachètent des entreprises hors champ coopératif. On voit ainsi se constituer des groupes d’entreprises, contrôlés par une coopérative mère et pouvant réaliser des milliards de chiffre d’affaires, y compris à l’international... tout en continuant de bénéficier de lucratifs avantages fiscaux.
« En vingt ans, 1600 coopératives ont fusionné successivement dans un processus de concentration dont l’aboutissement est que moins de 3 % de ces structures regroupées accaparent désormais plus de 85 % de la production agricole », constate Mathieu Dauvergne, viticulteur, représentant du syndicat agricole Confédération paysanne au sein de la commission consultative du Haut Conseil de la coopération agricole (HCCA).
« Coop de France (l’ancien nom de La Coopération agricole) avec le dogme de "l’économie d’échelle" pousse les coopératives à être de plus en plus grosses, vers une stratégie d’industrialisation de filière et l’on se retrouve avec des coopératives mammouth qui sont des multinationales », déplore Mathieu Dauvergne. Il regrette que la formation des administrateurs et des gestionnaires salariés des coopératives agricoles, sous la la houlette de la Coopération agricole, soit désormais déléguée à l’Essec, une école de commerce. « Nos coopératives ont délaissées les principes fondateurs de la coopération solidaire en se laissant imposer une ingénierie financière directement inspirée du secteur privé pour être compétitives dans une course chimérique à la mondialisation. »
« Le monde des coopératives reste très divers, intervient Xavier Hollandts. Prenons les coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma) : elles restent des coops à petite échelle avec une connaissance intime des adhérents entre eux. Il existe aussi des coops qui font l’effort de maintenir du lien avec leurs adhérents, en organisant des petites réunions locales, avec des délégations de pouvoir successives. Mais dans d’autres coopératives, il y a réellement de la distanciation qui s’est créée, avec un pouvoir de plus en plus autonome qui n’a plus de comptes à rendre aux adhérents alors que ceux-ci sont les propriétaires de la coop. »
Les agriculteurs-adhérents transformés en de vulgaires fournisseurs de matière première
Sur le papier, une coopérative agricole est une entreprise créée par des agriculteurs, qui leur appartient collectivement et qu’ils gouvernent eux-mêmes. Statutairement, la coopérative est gérée par un conseil d’administration élu par l’assemblée générale des coopérateurs. On a donc toujours un paysan-président à la tête d’une coopérative. « Dans les faits, la gestion est confiée à un directeur et à un staff de cadres », observe Gilles Luneau. Michel Debatisse, ancien dirigeant de la Jeunesse agricole catholique, écrivait déjà en 1963 [9] : « Les professionnels issus de l’agriculture n’ont eu d’autre ambition que de se faire élire à la présidence des coopératives. Ils ont laissé le pouvoir réel à des technocrates qui les méprisent. »
Si une coopérative appartient normalement « juridiquement » à ses adhérents, la pratique se révèle différente. Les agriculteurs n’ont pas leur mot à dire sur les prix auxquels leurs productions sont achetées. « Je ne sais même pas combien je vais être payé le mois prochain , rapporte un producteur de lait dans l’ouest de la France. C’est toujours eux qui décident. Et entre les mois de mars et août, on est toujours moins payés parce que les vaches sont dehors, et consomment plus d’herbe. Mais l’herbe, ça coûte aussi à produire.... » Il arrive même que la coopérative oblige des agriculteurs endettés à diversifier leurs productions. « En 2019, certains producteurs laitiers bretons ont été obligés de mettre des haricots, avance Véronique Le Floch, productrice de lait dans le Finistère et membre du syndicat La coordination rurale. Les semences et les traitements ont été fournis par la coop ; et eux sommés de travailler gratuitement. Et s’il y avait finalement trop de haricots par rapport aux besoins, et bien ils n’étaient pas ramassés ! Ce qu’ils veulent, c’est vraiment asservir les agriculteurs pour mieux les contrôler. »
Entre cooptation, dynastie familiale et main basse de la FNSEA
Dans chaque coopérative agricole la gouvernance est tenue par un conseil d’administration sous la présidence d’un producteur adhérent élu – et d’un directeur qui est salarié. « La doctrine de la coopération c’est "1 homme = 1 voix", quelle que soit la taille de l’exploitation, souligne Mathieu Dauvergne. Mais quand on questionne la gouvernance on nous renvoie au fait que les patrons des coop se sont les agriculteurs eux-mêmes. Dans ma coopérative je n’ai jamais assisté à une élection. Tout fonctionne par cooptation. C’est toujours la FDSEA (le syndical agricole majoritaire, ndlr) qui est à la tête des conseils d’administrations et coopte les cadres des coopératives. »
Philippe Mangin, actuel président d’InVivo, l’une des plus grandes coopératives agricoles françaises, est ainsi un ancien président des Jeunes agriculteurs, syndicat très proche de la FNSEA. Des dynasties familiales se mettent parfois en place avec des fils reprenant la direction de coopérative. Emmanuel Commault, 35 ans, a ainsi succédé à son père, Jean-Claude, 63 ans, à la direction générale de la Cooperl, une coopérative agricole porcine bretonne [10]. Et l’actuel directeur de la coopérative Sodiaal, Damien Lacombe, est le fils de Raymond Lacombe, longtemps président de la FNSEA.
« Lors des AG, on ne dispose d’aucun document précis pour comprendre les décisions qui sont soumises au vote, avance Mathieu Dauvergne. Les commissaires aux comptes débitent un rapport de dizaines de pages à toute vitesse. Personne ne comprend rien. Tout le monde s’endort. Il y a réellement un effet hypnotique. »
« J’ai un peu de mal à entendre que les coopérateurs n’ont pas accès aux informations, intervient Marine Nossoreau, directrice des affaires juridiques et fiscales au sein de La Coopération agricole . Ils disposent du rapport de gestion consolidé de la coopérative, qui inclut l’activité de toutes les filiales. Certes, ce peut être complexe à comprendre mais nos coopérateurs sont tous chefs d’entreprise, et donc plutôt compétents en comptabilité. »
Mais peu de coopérateurs semblent percevoir cet effort de pédagogie. « L’AG, c’est du pipeau, appuie un éleveur laitier breton souhaitant conserver son anonymat. On nous montre des schémas, des graphiques, des courbes en veux-tu en voilà. On ne comprend rien, si ce n’est que l’on est en déficit et qu’ils ne peuvent rien nous donner de plus. C’est à chaque fois le même baratin, il n’y a pas de transparence. Pourquoi ils ne mettent pas tout simplement le bilan, les recettes, les salaires, les dettes ? »
« Dans la continuité de cette litanie on nous annonce que des filiales ont été acquises à l’étranger, que grâce à un montage financier ingénieux cela ne va rien coûter à l’adhérent. Que cela va nous amener plein d’avantages, reprend Mathieu Dauvergne. Ensuite, on vote à main levée tandis que l’odeur du banquet de clôture parvient jusqu’à nous, pour achever de nous déconcentrer. Tout le monde a hâte de se lever pour aller se mettre à table. Il n’y a jamais aucune discussion sur la gouvernance ou les orientations stratégiques. » Pire : ceux qui essaient d’en savoir un peu plus sont ostracisés. « Quand il y a eu des intoxications aux pesticides de plusieurs salariés de Triskalia, certains coopérateurs avaient posé des questions en AG, rapporte Serge Le Quéau, de la Fédération syndical Sud-Solidaires, qui soutient les victimes de pesticides depuis de nombreuses années. Ils s’étaient fait bousculés violemment. Les dirigeants sont super rodés pour couper la parole à ceux qui essaient de la prendre, ou pour leur manifester leur mépris : "Maurice, au lieu de poser des questions, tu ferais mieux de t’occuper de ta ferme" ; ou encore : "tu viendras boire un coup tout à l’heure à l’apéro et je t’expliquerai ce que tu n’as pas compris."... » Voilà ce que s’entendent dire les coopérateurs un peu curieux. « On t’abaisse. T’as la honte, alors tu ne dis plus rien », rapporte un agriculteur breton. Face à cette chape de plomb incroyable, Basta! a décidé de mener l’enquête.
Sophie Chapelle et Nolwenn Weiler
Infographie : Guillaume Seyral
Photo : © Laurent Guizard