L’auteur de cette tribune, Richard Neuville, est militant syndical et politique et co-animateur de l’association Autogestion.
Depuis la Diada – le 11 septembre, jour de la fête nationale de Catalogne – qui a réuni plus d’un million de personnes dans les rues de Barcelone, les interventions du pouvoir central s’enchaînent contre le processus d’autodétermination engagé en Catalogne. Le paroxysme a été atteint dimanche 1er octobre, avec des scènes de répression d’une violence inouïe contre les participants au référendum organisé par les forces indépendantistes. La tension n’avait cependant cessé de monter durant les jours précédents.
Le 13 septembre, le parquet de Catalogne avait ordonné la saisie du matériel de vote (urnes et bulletins), et engagé des procédures judiciaires à l’encontre de 750 maires (sur 948) favorables à l’organisation du scrutin.
Puis le 20 septembre, dans le cadre de l’opération Anubis, la garde civile avait effectué une quarantaine de perquisitions dans les bâtiments du gouvernement catalan et arrêté quatorze hauts responsables – dont le secrétaire général de l’économie et des finances de la région. Ils ne seront libérés que trois jours plus tard. Le même jour, elle saisit dix millions de bulletins de vote dans des imprimeries, et perquisitionne les locaux du parti de gauche Candidatura unitat popular (CUP) [1]. Pour le président catalan, Carles Puigdemont, « l’État espagnol a suspendu de facto le gouvernement autonome de la Catalogne et instauré un état d’urgence ».
Escalade de la répression
Pour dénoncer la « violation de l’état de droit », près de 10 000 personnes descendent le même jour dans les rues de Barcelone en entonnant l’hymne national, Els segadors, et la chanson antifranquiste de Lluis Llach, l’Estaca. Cette mobilisation a été précédée par une manifestation massive à Bilbao suite à l’interdiction d’un meeting d’Ana Gabriel, députée de la CUP, à Vitoria le 16 septembre, et par des meetings de solidarité à Madrid et Gijón le 17 septembre.
Le 22 septembre, le gouvernement Rajoy envoie 5 000 policiers et militaires en Catalogne, logés dans des navires qui accostent dans les ports de Barcelone et de Tarragone. Il remet en cause l’autonomie de la police catalane en la plaçant sous l’autorité directe du colonel de la garde civil, Pérez de los Cobos, et ferme les sites internet officiels relatifs à l’organisation du référendum. Puis le parquet général ordonne la mise sous scellés de 2700 bureaux de vote à partir de vendredi 29 septembre.
Depuis, le gouvernement catalan a réaffirmé à plusieurs reprises sa volonté de maintenir la consultation, et les mobilisations se sont amplifiées. Des rassemblements à l’appel d’Ómnium cultural ont eu lieu dans plus de 500 villages et villes de Catalogne dimanche 24 septembre. L’Assemblée nationale de Catalogne (ANC) a pris en charge la répartition des bulletins de vote dans l’ensemble de la région.
Appels à la grève
La répression a aussi frappé les élus. Lundi 25 septembre, le Tribunal des comptes a condamné Artur Mas, ancien président de la Generalitat (la communauté autonome catalane), et trois ex-conseillers à une amende de 5,25 millions d’euros pour utilisation d’argent public à l’occasion de l’organisation d’une précédente consultation, celle du 9 novembre 2014. Tandis que le procureur général de l’État annonçait que l’incarcération de Carles Puigdemont pour « détournement de fonds publics » était envisagée. De nombreux maires sont convoqués par les procureurs.
Face à l’intransigeance du pouvoir central, la Plateforme Universitats per la República avait appelé à la grève et à l’occupation des universités les 28 et 29 septembre. La Confédération générale du travail (CGT), l’Intersyndicale alternative de Catalogne (IAC) et la Coordination ouvrière syndicale (COS), proche de la CUP, ont déposé un préavis de grève générale à partir du 3 octobre en Catalogne (lire ici). Peu avant la tenue du référendum, la pression du pouvoir central s’était renforcée, le nombre de policiers et de militaires passant à 10 000. Ce qui a visiblement eu pour effet d’amplifier la détermination du peuple catalan à se rendre aux urnes.
Le gouvernement espagnol, dirigé par le Parti populaire (PP) avec le soutien de Ciudadanos et l’assentiment du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a donc choisi l’affrontement direct avec le gouvernement régional et le peuple catalan. En plaçant de fait l’autonomie de la Catalogne sous tutelle et en décrétant un état d’urgence, en réprimant violemment le référendum ce dimanche, il a porté atteinte aux principes démocratiques les plus élémentaires.
Les forces en présence
Au sein des forces politiques catalanes, on peut distinguer trois types de positionnement : les forces politiques et sociales dites « indépendantistes », les organisations conservatrices qui sont pour le maintien de la Constitution de 1978 stricto sensu, et celles qui défendent un état plurinational ou une confédération.
Dans le camp de l’indépendance, le rôle des organisations de la société civile – Assemblée nationale de Catalogne (ANC), Ómnium cultural, et Procés Constituent a Catalunya – est déterminant. Elles regroupent chacune plusieurs dizaines de milliers de membres, l’ANC comptant même 500 assemblées territoriales en Catalogne. Elles ont pris en charge l’organisation des grandes mobilisations qui se sont déroulées depuis 2012 [2]. De son côté, l’association des communes pour l’indépendance représente 80,6 % des municipalités catalanes. 96% d’entre elles s’étaient prononcées en faveur du référendum « pour le droit à décider » en octobre 2014.
Au niveau politique, la coalition « Junts pel Si » (Ensemble pour le Oui), créée avant l’élection régionale de septembre 2015, regroupe la PDeCat (ex-Convergencia, droite libérale), la Gauche républicaine de Catalogne (parti républicain de centre-gauche créé en 1931) et des indépendants (de l’ANC notamment). Ainsi que la CUP, organisation municipaliste, anticapitaliste et indépendantiste, créée en 1986.
Débats au sein de Podemos
Parmi les défenseurs de la constitution de 1978, on trouve des partis nationaux plus traditionnels : le Parti populaire (PP – conservateur et néolibéral), créé en 1989 et issu de l’Alliance populaire constituée par d’anciens franquistes en 1976 ; Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) ; Ciudadanos (parti créé en 2006 et issu de l’association Ciutadans de Catalogne, opposée au catalanisme). De tradition centraliste, ces organisations sont opposées à toutes velléités d’indépendance et, avec des nuances, à toute modification du statut d’autonomie.
Enfin, d’autres formations préconisent un caractère plurinational ou fédéral de l’État espagnol, et une consultation d’autodétermination négociée. Il s’agit, d’une part, des anciennes organisations de la gauche alternative issues du mouvement communiste et de l’écologie politique – Initiative pour la Catalogne / Les Verts (ICV), Gauche unie et alternative (EUiA) – et, d’autre part, des nouvelles formations issues du mouvement des indignés – Podem (variante locale de Podemos), Catalogne en commun (formation d’Ada Colau, Maire de Barcelone), et Equo (parti écologiste créé en 2011).
Ces formations se sont présentées ensemble sous l’étiquette de « Catalogne, Oui c’est possible » (CQSP) lors des élections au parlement de catalogne de 2015. Mais s’agissant de la question nationale et indépendantiste, ce n’est pas un bloc homogène. Il existe des divergences dans chaque formation, notamment au sein de Podemos : Podem s’est positionné pour le référendum, quand Podemos et ses principaux dirigeants y sont fermement opposés.
Le point de rupture de l’année 2010
Il y a notamment un avant et un après la décision du Tribunal constitutionnel du 20 juin 2010, qui récuse les statuts de la communauté autonome négociés entre 2003 et 2006. Ceux-ci avaient été adoptés par le parlement de Catalogne en 2005 (89% des voix), par les Cortes (le parlement national, à Madrid) le 30 mars 2006, et enfin par référendum, le 18 juin de cette même année. Ces négociations visaient à « Garantir à la Communauté la possibilité d’exercer son gouvernement autonome dans des secteurs complets et cohérents de l’action publique, sans que l’État interfère constamment ». Le texte est juridiquement contesté par certaines Communautés autonomes, mais surtout par le Parti populaire. Le 20 juin 2010, le Tribunal constitutionnel l’estime finalement non conforme à la constitution sur plusieurs points, annule 14 articles sur 223, en réinterprète 27.
Cette décision est le premier détonateur du processus des mobilisations indépendantistes de masse. Le 10 juillet 2010, plus d’un million de catalans descendent dans les rues de Barcelone pour la contester. Dès lors, les mobilisations citoyennes se succédent. Parallèlement, au niveau politique, le gouvernement catalan d’Artur Mas crée en juin 2013 le Pacte national pour le droit de décider (PNDD), regroupant des forces politiques et sociales favorables au droit à l’autodétermination de la Catalogne. Le PNDD organise une « consultation » sur l’indépendance en novembre 2014.
Minoritaire à l’issue des élections régionales du 27 septembre 2015 avec 39,59 % des voix et 62 sièges, la coalition Junts pel Si (droite libérale et centre-gauche) signe un pacte avec la CUP (anticapitaliste), qui avait obtenue 8,21 % des voix et 10 sièges, à l’issue d’une négociation d’un peu plus de trois mois. En octobre 2016, le Parlement de Catalogne adopte deux résolutions sur l’organisation d’un référendum d’indépendance.
De la négociation à la rupture consommée
Suite à ces deux textes, un Pacte national pour le référendum (PNR) est créé en décembre 2016, en vue de l’organisation d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. En février 2017, le PNR adopte un manifeste exprimant ses revendications, et organise une campagne de soutien qui recueille la signature de 500 000 personnes et de 4000 organisations. Devant le refus réitéré du gouvernement espagnol d’ouvrir des négociations sur la tenue du référendum, le gouvernement catalan décide de l’organiser sans son accord. Nous sommes aujourd’hui au terme de ce processus.
Cette décision résulte bel et bien d’une accumulation de forces depuis juillet 2010 dans le camp indépendantiste, et des pressions exercées par la société civile et la CUP sur le gouvernement régional. Le PP, revenu au pouvoir central en 2011 et dont l’héritage franquiste reste prégnant, a annihilé toute négociation en vue d’une consultation, et a été soutenu avec constance par Ciudadanos et plus discrètement par le PSOE.
Dès lors, le processus unilatéral de consultation pour le droit à l’autodétermination engagé semblait inévitable. En une décennie, le processus d’autodétermination de la Catalogne est passé d’une volonté d’autonomie accrue en 2006, à la revendication d’une république indépendante aujourd’hui. Dans ces conditions, il n’est pas sûr que les violences policières du 1er octobre fasse reculer le peuple catalan, bien au contraire.
Richard Neuville, militant syndical et politique et co-animateur de l’association Autogestion
Photo : CC portal gda