Basta! : Qu’est-ce qui vous a mené jusqu’à Fort McMurray, cette ville de l’Alberta, dans le Nord du Canada ? Et qu’avez-vous découvert là-bas ?
David Dufresne : Ce qui nous a amené là-bas, c’est le goût des grands espaces, et de la démesure. Le fait d’entrer au cœur du plus grand jeu au monde : le capitalisme qui tourne à plein régime. Nous venions de terminer notre webdocumentaire Prison Valley, et mon complice à la caméra, Philippe Brault, m’a parlé de cette petite ville, au bout du monde, Fort McMurray, et de l’ « autoroute de la mort » qui y mène.
C’est une ville de la ruée vers l’or noir, au-delà de ce qu’on pouvait imaginer. Nous y sommes allés une demi-douzaine de fois et nos voyages se sont transformés en périples, et les périples en une succession de rencontres : des barons du pétrole aux petites mains de l’industrie, des danseuses nues au trappeur romantique, des sans-abris aux lobbyistes, des syndicalistes formidables, des cadres de l’industrie exténués, des familles heureuses, des consommateurs de crack de 20 ans à peine, la mairesse sous pression, les pêcheurs en colère devant les poissons déformés par le cyanure et le vent mauvais craché par les usines. Et puis, un paysage lunaire : la forêt boréale rasée par l’homme, des rivières majestueuses avec des balais de camions les plus gros du monde.
Comment s’est développée l’industrie pétrolière de Fort McMurray ?
L’exploitation massive du pétrole de l’Alberta remonte à la fin des années 90, quand le cours du pétrole est devenu assez élevé pour qu’une extraction coûteuse comme celle des sables bitumineux soit rentable. La quasi totalité des multinationales du pétrole y ont un pied, voire les deux. L’actuel Premier ministre, conservateur, du Canada, Stephen Harper, a tout résumé lors de son accession au pouvoir en 2006 : les sables bitumineux constituent « une entreprise épique, égale à la construction des pyramides ou de la Grande Muraille de Chine. Mais en plus grand. » Les enjeux sont astronomiques : le gisement est évalué à 169 milliards de barils, faisant du territoire la troisième réserve de pétrole mondiale. La région de Wood Buffalo, dont Fort McMurray est la seule ville, produit 1,7 million de barils par jour. L’industrie table sur 5 millions d’ici une vingtaine d’années. Si la ville est petite, 80 000 habitants au dernier recensement, son territoire est gigantesque. C’est celui de la Hongrie !
Vous avez parfois eu du mal à obtenir des réponses de la part des entreprises concernées...
Il faut d’abord comprendre la situation. Au Canada, pays démocratique, les compagnies pétrolières doivent faire preuve d’une certaine transparence. Elles sont sous pression, d’abord économique, concurrentielle, mais aussi sous la pression des médias et des organisations militantes. Les Big Oil Companies ont été extraordinairement imaginatives pour nous faire attendre – plus d’un an. Un jour, elles étaient en congé. Un autre, elles ne pouvaient nous emmener sur un site, pour des raisons toujours différentes : une histoire de météo, de sécurité, de secret professionnel. Les joueurs du webdocumentaire Fort McMoney pourront ressentir cette partie de cache-cache. Ils devront à leur tour être imaginatifs s’ils veulent pénétrer au cœur du plus vaste chantier industriel au monde.
Pourquoi avez-vous choisi de créer un jeu-documentaire ?
Fort McMoney est une sorte de plateforme de démocratie directe à l’heure du web. Le gagnant, s’il y en a un, ce sera cela : la confrontation des idées. Fort McMoney vous propose de prendre le contrôle du plus vaste chantier énergétique de la planète et de faire triompher votre vision du monde. C’est à la fois un jeu de simulation, un jeu économique, un jeu de gestion, une sorte de Sim City pour de vrai. Et un documentaire en temps réel, avec ses personnages, ses émotions, ses tensions, ses sourires, ses souffrances. Votre aventure va vous mener là où la route s’arrête, et où la bataille commence. Vous allez vous retrouver en pleine ruée vers l’or noir, à arpenter la ville, à discuter avec ses habitants, pauvres ou riches, à interroger patrons de l’industrie pétrolière et militants de l’environnement, et à prendre les décisions qui s’imposent. En accumulant des points d’influence, vous allez agir sur la ville, en participant à des sondages (trois par semaine) et à un référendum hebdomadaire. Chaque partie de jeu va durer un mois (avec trois parties au total).
Par le virtuel, vous dites vouloir amener chacun à s’interroger sur sa propre dépendance au pétrole.
On connait depuis longtemps les vertus du jeu comme levier de prise de conscience formidable. L’avenir du monde se décide autour des questions énergétiques, comme dans un gigantesque Monopoly où nous serions exclus ou, plus exactement, dont nous nous serions retirés. Avec Fort McMoney, l’idée est reprendre notre destin en main. De prendre des décisions qui, contrairement aux apparences, n’ont rien de simples. C’est toute la question de la transition énergétique qui se pose à nous. Alors quitte à se demander à quoi on joue, jouons pour de vrai.
Propos recueillis par Simon Gouin
– Fort McMoney est à découvrir sur cette page.
– Le making-of :