Elles faisaient grève depuis le 17 juillet 2019. Huit mois plus tard exactement, le 17 mars 2020, la France entrait en confinement. Les vingt grévistes de l’hôtel Ibis Batignolles, dans le 17e arrondissement de Paris, se sont retrouvées contraintes de suspendre leur mouvement. La crise sanitaire a mis la grève entre parenthèses. La lutte, elle, n’a pas cessé.
Embauchées par la société de sous-traitance SAS-STN, elles sont femmes de chambre ou gouvernantes, métiers qui constituent le cœur d’activité de l’hôtellerie : gérer, nettoyer et préparer les chambres qui accueilleront les clients. Avec elles, un seul homme, Aboubacar, qui a en charge le nettoyage des parties communes de l’hôtel. Pendant huit mois de grève, de rassemblements, de manifestations, de fêtes de soutien, de meetings, leur vie quotidienne, leurs relations entre collègues ont été bouleversées. Six jours sur sept sur le piquet, devant l’hôtel, à interpeller les clients et chanter des slogans. Et du jour au lendemain, pour cause d’épidémie, le retour à la maison. Elles sentaient pourtant qu’elles étaient prêtes à gagner, que le groupe hôtelier était sur le point de craquer.
Les grévistes, soutenues par le syndicat CGT-HPE (pour « hôtels de prestige »), dont elles sont membres, ont pour revendication principale leur intégration à l’hôtel Ibis, afin que leurs conditions de travail soient déterminées par les conventions collectives de l’hôtellerie. Parmi toutes les améliorations matérielles qu’entraînerait ce changement d’employeur, il y aurait une meilleure prise en charge des maladies professionnelles, courantes dans leur métier, et des conventions d’avancement dans leur carrière. Surtout, la disparition de la cadence des trois chambres et demi à l’heure qui est au centre des revendications.
« Je travaille sept heures par jour, et à la fin du mois, je ne suis payée que pour cinq »
Cette contrainte donne exactement 17 minutes aux travailleuses pour nettoyer et préparer chaque chambre. Pour Tiziri Kandi, animatrice de la CGT-HPE, il est clair que « 17 minutes pour faire une chambre, c’est irréalisable ». Alors, les femmes de chambre font systématiquement des heures supplémentaires, pouvant aller pour certaines d’entre elles jusqu’au double de leurs heures déclarées. Touré, qui travaille sur le site de Batignolles depuis un an et demi, raconte : « Le travail est très dur, ils ne nous respectent pas. Mon contrat est de cinq heures par jour mais j’en travaille sept, et à la fin du mois, je ne suis payée que pour cinq. »
Le métier de femme de chambre est éreintant : pousser le chariot de ménage est rude pour les épaules et les lombaires ; faire la literie en tirant les draps et en levant les matelas cause de nombreuses tendinites aux mains et endolorit les épaules ; laver les miroirs et la salle de bain en étirant les bras génère des douleurs à la nuque. La manipulation de détergents toxiques favorise le développement de maladies chroniques et potentiellement mortelles. À l’instar de nombreux métiers féminisés, les risques d’accidents du travail des femmes de chambre sont sous-évalués et les maladies professionnelles mal reconnues.
Pour Rachel, embauchée en 2003, « Le travail de l’hôtellerie, c’est un travail très difficile. » Elle souffre d’une tendinite. « Souvent j’ai mal ! Je me suis fait mal aussi au dos. Ce boulot, ça abîme. Si on était directement embauchées par Accor, je pense que ça irait mieux. Ceux qui travaillent directement avec les hôtels, ils ne font pas 30, même 40 chambres par jour comme nous. » Ces difficultés, toutes les femmes de chambre les connaissent. Depuis une dizaine d’années, un groupe de salariés de STN s’organise sur le site de l’Ibis Batignolles. De nombreux conflits ont éclaté au fil des ans entre la direction et le service de l’hébergement, en particulier autour de la surcharge de travail des femmes de chambre. À chaque changement d’entreprise de sous-traitance qu’elles ont connues, Sin & Stes, Elior, Sogepark puis STN, leur charge de travail s’est alourdie.
Saisine des Prud’hommes pour faire valoir leurs droits
D’abord syndiquées à Force ouvrière, les travailleuses de l’hôtel Ibis de Batignolles rejoignent la CGT Propreté espérant y trouver un plus grand soutien. En vain. En 2019, les salariés de STN apprennent la mutation de 13 de leurs collègues. Leur contrat de travail avec STN inclut une clause de mobilité qui permet à l’employeur de muter les salariés à tout moment. En juin, les salariées rencontrent la CGT-HPE, qui a une longue expérience des conflits dans la sous-traitance, ayant obtenu l’intégration des salariés dans 13 hôtels en France. Une trentaine de salariées se syndiquent alors, et le 17 juillet 2019, la grève démarre.
Lorsque l’on demande à Sylvie comment la décision a été prise de se lancer dans une grève qu’elles savaient d’avance longue et dure, elle répond : « Si tu ne te lèves pas, personne ne se lèvera pour toi. » Alors que la grève en était à ses débuts, la CGT-HPE a saisi les Prud’hommes pour les 24 grévistes de l’hôtel. La plaidoirie était prévue pour le 16 mars. Avec la crise sanitaire, elle a été repoussée. Aujourd’hui, toutes les audiences sont renvoyées et le calendrier de reprise n’est toujours pas annoncé. Les syndicalistes se préparent. Ils ont profité du confinement pour retravailler les dossiers.
La plaidoirie s’articulera autour de trois motifs : l’exigence de requalification des contrats de travail, le recours par l’hôtel au travail dissimulé, et enfin une organisation du travail considérée comme relevant du marchandage et du prêt illicite de main d’œuvre. « Il est crucial de ne pas réduire leur travail à du simple ménage. Elles livrent une prestation complète effectuée en autonomie, qui nécessite des compétences et engage leur responsabilité », explique Tiziri Kandi, de la CGT-HPE. Aujourd’hui, toutes les femmes de chambre sont classées « agents de service 1A », soit l’échelon le plus bas de la convention collective des entreprises de propreté, et cela alors même que certaines d’entre elles travaillent pour STN depuis plus de 15 ans. Elles revendiquent un changement d’échelon qui leur ferait a minima gagner une hausse de salaire de 60 centimes de l’heure. Ensuite, il s’agit de transformer deux CDD en CDI et de faire passer les temps partiels en temps complets.
Le recours au terme de « travail dissimulé » se justifie pour Tiziri Kandi par l’obligation des trois chambres et demi à l’heure : personne ne pouvant faire toutes ses chambres en 17 minutes ou moins, cela implique nécessairement la réalisation d’heures supplémentaires de façon quotidienne. « À Ibis, ils nous donnent 30, 40 chambres, 50 chambres à faire par jour et à la fin du mois nous n’avons qu’entre 700 et 1000 euros », explique Kani, femme de chambre.
« Nous devons êtres traitées comme tout le monde », demande Kani. « Comme tout le monde », cela veut dire comme les salarié
e s internes à l’hôtel Ibis. C’est à cela que renvoie le motif de « marchandage et prêt illicite de main d’œuvre » de la procédure aux Prud’hommes : l’hôtel recourt à la sous-traitance dans le cadre d’un travail quotidien de femme de chambre, pour lequel l’établissement devrait employer les salariées directement.La sous-traitance, un enjeu de discrimination raciale
Le 6 février dernier, le groupe Accor, premier groupe hôtelier de France, était épinglé par un « testing » commandé par le gouvernement français, aux côtés de six autres entreprises, pour « présomption de discrimination à l’embauche ». La campagne de testing consistait à évaluer la réponse des employeurs à des candidatures en fonction du patronyme (« consonance maghrébine » ou « consonance européenne ») et du lieu d’habitation (quartiers « prioritaires » ou pas) [1]. Accor avait déjà été pointé du doigt par le gouvernement dans un rapport similaire présenté par Myriam El Khomri en 2017 [2].
La CGT-HPE fait le lien entre les résultats de ces rapports et l’embauche en sous-traitance des femmes de chambre. Tiziri Kandi explique : « Le groupe Accor sait faire le nettoyage, car il y a des hôtels où cela se fait en interne. Mais il refuse de l’internaliser ici, bien évidemment car cela permet de faire des économies sur le dos des femmes de chambre, mais pas seulement. Car s’il n’y avait que des raisons économiques, ils auraient pu sous-traiter un autre service : le service de restauration ou de réception par exemple. En fait, s’ils choisissent délibérément de sous-traiter ce service-là en priorité, c’est qu’il y a là très majoritairement des travailleuses d’origine africaine, qu’ils estiment plus exploitables. C’est une corrélation d’arguments économiques et de racisme qui motivent ici le recours à la sous traitance. »
Avant le confinement, la CGT-HPE devait déposer un recours pénal contre le groupe hôtelier pour « discrimination raciale systémique » en s’appuyant sur un jugement rendu le 17 décembre dernier en première instance par le tribunal de Paris, dans une affaire de discrimination raciale contre des salariés du BTP. La crise sanitaire a repoussé le recours, mais les syndicalistes assurent qu’ils le déposeront dès que possible.
À cause du système de sous-traitance, impossible de faire reconnaître les heures supplémentaires
Si la sous-traitance permet aux hôtels de réduire les coûts salariaux, pour la CGT-HPE, elle est aussi utilisée pour « détruire la solidarité », explique l’animatrice syndicale Tiziri Kandi, notamment via l’usage de la clause de mobilité, utilisée « de façon discrétionnaire » par le patronat pour déplacer les salariés d’un hôtel à l’autre, dès qu’un salarié dérange. La multiplicité des statuts sur un même site fait aussi que les salariés ont des conditions de travail et des salaires différents, selon qu’ils soient en sous-traitance ou internalisés.
Par exemple, à Batignolles, le prix du ticket restaurant pour les salariés de STN est, à salaire égal, cinq fois plus cher que pour les autres employés de l’hôtel. Et comme ce sont des encadrants d’Ibis qui contrôlent leur travail, mais des personnels du sous-traitant qui les paient, les femmes de chambre n’arrivent pas à faire reconnaître leurs heures supplémentaires. Elles exigent donc la pose d’une pointeuse à l’hôtel. C’est arrivé dans un hôtel voisin où travaillent aussi des employés de STN. « À partir du moment où ils ont mis la pointeuse, nos collègues nous appelaient et nous disaient “Nous avons 1500 euros, nous avons 2000 euros !" » rapporte Rachel.
Si les grévistes visent bien l’intégration au personnel d’Ibis, elles pourraient aussi obtenir, comme ce fut le cas pour les grévistes de l’hôtel du Park Hyatt Vendôme en 2018, une simple harmonisation de leurs conditions de travail avec les salariés internes. Pour la CGT-HPE, c’est Accor qui est avant tout responsable de la situation des femmes de chambre : c’est le groupe hôtelier qui bénéficie dans les faits de leur travail et qui tire vers le bas leurs conditions de travail en mettant en concurrence les entreprises de sous-traitance entre elles.
De la grève au chômage partiel
Début février, le syndicat avait eu écho par STN que le groupe hôtelier Accor, qui possède les hôtels Ibis, était prêt à ouvrir des négociations tripartites avec l’entreprise de sous-traitance et les grévistes. La grève aurait pu prendre fin à ce moment-là. Finalement, Accor a refusé de s’engager par écrit sur le montant qu’il était disposé à débloquer. STN a alors estimé que les conditions n’étaient plus réunies pour entamer les négociations. Pour les grévistes, il n’était pas question de s’arrêter.
Pendant les huit mois de grève, remplir la caisse de grève était une des préoccupations principales du conflit. Le but étant d’arriver à ce que chaque gréviste ait de quoi tenir jusqu’au mois suivant. Tout au long du mouvement, les femmes de chambre grévistes ont toutes pu toucher un salaire pour chaque mois de grève. Même si elles restaient moins bien payées que lorsqu’elles travaillaient. Et la grève ne fut pas de tout repos, les grévistes la décrivant autant comme une épreuve que comme une libération.
Avec la crise sanitaire, les grévistes ont vu les dons de la caisse diminuer. « C’est normal. Si les gens ne donnent pas, ce n’est pas par égoïsme, mais parce qu’ils ne savent pas combien ils vont avoir à la fin du mois en ce moment », estime Tiziri Kandi. Deux jours avant la déclaration du confinement, les grévistes se sont réunies avec les animateurs de la CGT-HPE. Ensemble, elles décident de suspendre leur mouvement. Pour autant, pas question d’abandonner leurs revendications.
« Le piquet de grève me manque ! »
Durant le confinement, les délégués et animateurs syndicaux de la CGT-HPE se sont battus pour obtenir un paiement à taux plein du chômage partiel, et contre la suppression des congés. Le syndicat a réussi à obtenir le paiement des indemnités à hauteur de 100 % – et non à 84 %, comme le prévoit le dispositif – pour les vingt travailleuses de l’hôtel Ibis qui avaient fait grève pendant huit mois.
Les grévistes, elles, sont restées en lien. Comme Rachel et Sylvie, qui ont hâte de reprendre la lutte. « Le piquet de grève, l’ambiance, voir les gens qui viennent nous soutenir, parler avec eux de notre lutte, tout ça me manque ! », nous dit Rachel. Elle a passé le confinement à la maison avec quatre de ses cinq enfants. Son mari a continué à travailler à la sécurité du centre commercial de Créteil. Sylvie, elle, vit avec son fils de huit ans dans un deux-pièces à Bondy. L’arrêt du travail et du piquet n’ont pas fait disparaître ses douleurs aux dos, aux pieds et aux mains.
Pendant le confinement, 75 % des hôtels du groupe Accor ont cessé leur activité [3]. Aujourd’hui, alors que la réouverture des hôtels s’annonce, les chantiers de l’aménagement des conditions de travail pour garantir la sécurité des salariés et celui de la lutte des grévistes de l’hôtel Ibis redeviennent d’actualité. Les grévistes, comme les syndicalistes, craignent que le patronat de l’hôtellerie ne prenne prétexte de la crise sanitaire pour renforcer l’exploitation des salariés. « Accor va bénéficier des 300 milliards que Macron va distribuer, mais les salariés devraient baisser leurs rémunérations ? » demande Tiziri Kandi.
La grève des travailleuses de l’Ibis de Batignolles reprendra très probablement au moment où l’hôtel rouvrira. « Nous serons fortes, la lutte continue et ce n’est pas le coronavirus qui va nous déstabiliser », assure Rachel.
Texte et photos : Louise Rocabert
Photo de une : © Louise Rocabert
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Mama, femme de chambre : « Il faut que les gens sachent que sous-traitance, ça veut dire maltraitance ». Valérie, gouvernante : « Il faut qu’on nous respecte, qu’on arrête de nous traiter comme des moins que rien. » © Louise Rocabert.
Mama, femme de chambre. © Louise Rocabert.
Kani, femme de chambre. « À Ibis, ils nous donnent 30, 40 chambres, 50 chambres à faire par jour et à la fin du mois, je n’ai qu’entre 700 et 1000 euros. » © Louise Rocabert
Mademou, femme de chambre, et Valérie, gouvernante. © Louise Rocabert
Aurélia et Mariam avec son fils Aboubacar. © Louise Rocabert
Mariama et Sandra, femmes de chambre. © Louise Rocabert.
Pour Sylvie, l’arrêt du travail et du piquet de grève à cause du confinement n’a pas fait disparaître ses douleurs aux dos, aux pieds et aux mains. © Louise Rocabert
Rachel, femme de chambre : « Nous serons fortes, la lutte continue et ce n’est pas le coronavirus qui va nous déstabiliser ». © Louise Rocabert
Dnejeba et Touré, femmes de chambre. © Louise Rocabert
Dnejeba et Touré, femmes de chambre. © Louise Rocabert
Aurélia et Mariam avec son fils Aboubacar. © Louise Rocabert
© Louise Rocabert
Kani, femme de chambre. « À Ibis, ils nous donnent 30, 40 chambres, 50 chambres à faire par jour et à la fin du mois, je n’ai qu’entre 700 et 1000 euros. » © Louise Rocabert
Mademou, femme de chambre, et Valérie, gouvernante. © Louise Rocabert
Mama, femme de chambre. © Louise Rocabert
Mariama et Sandra. © Louise Rocabert
Rachel, femme de chambre : « Nous serons fortes, ce n’est pas le coronavirus qui va nous déstabiliser ». © Louise Rocabert
Sylvie. © Louise Rocabert
Mama, femme de chambre et Valérie, gouvernante. © Louise Rocabert