Internet n’est pas un territoire. Un territoire est un espace géographique et implique l’existence de frontière ou de limite. Or Internet est une machine hybride composée d’humains et de machines, connectées sans limites de par le monde – ou presque – et créant à l’infini de l’information.
Internet est infini. En tant qu’espace d’information et donc de culture, il n’a pas de limite. L’ensemble des mèmes (unité d’information contenue dans un cerveau, échangeable au sein d’une société, c’est l’équivalent pour la culture aux gènes en biologie [1]) peuvent cohabiter sur Internet, sans jamais épuiser les ressources d’Internet.
C’est en fait beaucoup plus proche de la notion d’espace mathématique que de territoire géographique. C’est un ensemble composé de cultures, d’idées, de mèmes, d’informations – au sens de la théorie de l’information, et qui repose sur la libre circulation de celle-ci.
Internet n’est pas cassé
En tant que système d’échange d’informations, Internet fonctionne parfaitement. Il ne garantit pas la confidentialité des échanges, ni la sécurité des machines ou des personnes, mais il garantit que l’échange et l’accès à l’information sont possibles. Il garantit également que n’importe qui ou n’importe quelle machine peut s’y connecter. Le seul pré-requis est simplement de parler « IP » (pour Internet Protocol : famille de protocoles ou langages de communication qui permet aux réseaux informatiques de « dialoguer »). À aucun moment il n’est demandé une preuve de confiance ou d’identité à une machine, ni n’est exigé autre chose que de parler IP.
Internet fonctionne parfaitement. Il fonctionne même tellement bien qu’il y a plusieurs milliards de personnes connectées. Partout dans le monde – ou presque – des personnes de tout milieu social, de toute culture, de tout niveau d’éducation, s’en servent pour communiquer.
Je dis cela en ayant conscience de parler à un évènement [Passage en Seine, Paris, 2014] où, sur 61 conférenciers, il n’y a que 5 femmes. Et en sachant parfaitement que des continents entiers ne sont pas présents sur Internet, ou que l’accès aux machines permettant l’accès à Internet reste encore trop souvent un privilège des classes sociales supérieures.
Ce qui est cassé, c’est nous
Ce qui est cassé, ce n’est pas Internet. Ce qui est cassé, c’est nous. Les barbus autoproclamés gourous des internets, cyber-activistes, hackers, administrateurs systèmes et autres. Ce qui est cassé, ce sont nos égos, nos réactions de sociopathes nihilistes face à un problème politique et social. Ce qui est cassé, c’est notre absence de réaction politique, imbus de nous-mêmes, et confortés dans notre idée que nous sauverons le monde grâce aux machines.
Nous n’avons pas besoin d’outils de sécurisation des échanges, comme CaliOPen ou mailpile, OTR ou GPG (outils de communication chiffrés pour des mails, du tchat, des fichiers, ndlr), ou d’open SSL (outils de chiffrement, ndlr). Nous n’avons pas besoins d’appel à prendre les armes ou de nous écrire des lettres. Nous n’avons pas besoin de dire aux gens que s’ils ne sont pas capables de faire de la cryptographie ou de gérer correctement des clés de chiffrement, alors nous ne pouvons pas les aider. Nous n’avons pas besoin de l’attitude arrogante qui consiste à penser que tout le monde est capable de comprendre la documentation que nous ne sommes pas nous-mêmes capables d’écrire.
Certains d’entre nous veulent changer le monde. Et c’est une bonne chose. Certains veulent un monde dans lequel les communications sont par défaut ultra-sécurisées, établies entre pairs de confiance, et avec la possibilité d’exclure les nœuds dangereux pour le réseau de manière permanente et selon un consensus autoritaire.
Ils partent du principe que la surveillance de masse, effectuée par les États-nations ou les entreprises, est une violente atteinte à la démocratie et à la vie privée. Et que, de la même manière que le pair-à-pair permet l’échange d’informations de manière décentralisée, fluide et sans autorité centrale, la protection de la vie privée et de l’intimité ne peut se résoudre que techniquement.
Sécuriser, c’est aussi exclure
Pourquoi pas, mais réfléchissons-y deux minutes. Si nous voulons reconstruire un réseau qui garantisse la sécurité et la confidentialité des communications, cela veux dire que nous ne pouvons communiquer qu’avec des nœuds approuvés par le réseau. Cela implique – entre autres – que tout nouvel arrivant doit prouver qu’il est de confiance.
Finie l’arrivée sur le réseau Internet par la simple attribution d’une adresse IP. Il va falloir prouver que l’on est « digne de confiance ». Il va falloir prouver au reste du réseau que l’on est bien comme il faut. Que la machine utilisée est sûre, respecte la dernière norme du protocole, et dispose de matériel ne compromettant pas l’intégrité du réseau.
Vous imaginez une société basée sur cette norme ? Seules les personnes pensant comme il faut, n’ayant pas d’idées dangereuses, ne compromettant pas le consensus, ne remettant pas en question l’ordre établi, seraient autorisées à faire partie de la société. Les autres seront-elles contraintes à l’exil, à un isolement forcé ?
Vouloir un réseau de communications entièrement fiable et sécurisé, empêchant toute interception de communication, et dans lequel il y a des garanties que le message est bien délivré à son seul destinataire, cela revient à créer des réseaux soit déconnectés les uns des autres, soit inutilisables par des personnes non encore connectées au réseau, ou ne pouvant pas se permettre une connexion. Cela revient à créer une élite qui seule décide de qui accède au réseau et comment.
Une élite qui aurait le pouvoir de choisir qui doit se connecter et qui ne doit pas se connecter, sur la base de critères qu’elle est seule à formuler et comprendre. Je n’appelle pas vraiment cela un système démocratique. Du moins, ça l’est encore moins que celui du fonctionnement actuel d’internet.
« Make Datalove »
Alors oui, il y a des problèmes. L’espionnage massif de la population par des États corporatistes ou nationaux, des entreprises. L’asservissement volontaire au « cool », et le « choix » d’abandonner ses libertés au profit d’un objet. La réduction de la sphère privée et de l’intime, souvent sans en avoir conscience.
Mais ce ne sont pas des problèmes techniques. Le journalisme d’investigation n’a jamais su faire de l’OpSec (de la sécurisation, ndlr), pas depuis le Vietnam. Cela ne l’a jamais empêché de faire son boulot. Les manifestants et activistes du monde entier utilisent des outils non sûrs pour communiquer, mais ils communiquent et s’organisent quand même – peu importe qu’ils aillent en taule. Le problème, ce n’est pas tellement de les protéger, ils prennent de toutes façon des risques monstrueux !
Le problème, c’est de combattre les mèmes de la sécurité, de la peur, de l’espionnage. Et ce n’est pas avec plus de sécurité que nous y arriverons. Il suffit de voir les différents ratages de la surveillance : si on n’attrape pas une personne en dépit des caméras de surveillance, ce serait parce qu’il n’y en a pas suffisamment, donc il faut en ajouter... On ne se demande pas si le système est inefficace.
Ce n’est pas un problème qu’un outil logiciel résoudra, aussi bien conçu soit-il. Même si nous étions capables de créer des systèmes de chiffrements qui ne nécessitent pas d’intervention de l’utilisateur et que l’ensemble des bibliothèques logicielles sur lesquelles ils se baseraient soient exemptes de failles – ce qui est impossible – il resterait toujours le problème de la surveillance des communications périphériques, de la compromission des terminaux ou des utilisateurs qui iraient coller sur Facebook le contenu d’une conversation privée.
Le problème est politique. Il ne se règlera que par une ou plusieurs solutions politiques. Il est temps que cette élite autoproclamée de barbus des internets redescende de son arbre à chat d’ivoire et aille au contact de celles et ceux qui utilisent Internet, de celles et ceux qui mènent des combats pour leurs droits, mais aussi les droits des autres.
Il faut arrêter de défendre nos droits sur Internet, il faut défendre nos droits tout court
Il est temps d’arrêter de croire que des ordinateurs et des câbles vont sauver le monde. Déjà, parce que Internet, ce n’est pas que des ordinateurs et des câbles, mais aussi les personnes qui s’en servent. Ensuite parce qu’il y a encore énormément de zones dans le monde où ces câbles n’existent pas. Enfin, parce que tant que l’on s’agite uniquement sur le net, et qu’on ne se sert pas des outils créés et utilisés par d’autres groupes militants, cela n’inquiète pas les super-puissances. Il faut arrêter de défendre nos droits sur Internet, il faut défendre nos droits tout court, sur les territoires que nous occupons.
Et nous ne sommes pas seuls. Nous avons inventé des moyens d’action efficaces – ou pas – qui permettent de créer du momentum médiatique, nous avons testé d’autres façon de manifester. Mais nous sommes restés entre nous. Les groupes de défense des droits – ce que l’on appelle la société civile au sens large – existaient avant Internet. Certains sont entrés dans la danse et utilisent merveilleusement cet outil social, d’autres non.
Qu’espérons-nous ? Que ces groupes qui ne comprennent pas cet outil que nous avons construit, formé, déformé, et avec lequel nous faisons parfois des trucs géniaux, viennent spontanément s’en servir comme nous l’entendons et fassent ce que nous voulons qu’ils fassent ? Ces mouvements ont une histoire militante. Ils se sont souvent formés dans la douleur et ont tous inventé des façons différentes d’agir. Ils savent comment ils veulent militer, ils expérimentent de nouvelles façons de résister. Qui sommes-nous pour leur dire comment ils doivent défendre leur cause ?
Ce n’est pas à eux de venir vers nous, c’est à nous d’aller vers eux, d’écouter ce qu’ils ont à dire, leurs histoire, leurs outils, leurs problèmes et les solutions qu’ils ont trouvées pour les résoudre. Au lieu de râler que tel groupe utilise Gmail (client mail centralisé par Google, ndlr), allez les voir, allez discuter, allez échanger. Ils ont des trucs à vous apprendre. Et peut-être que ce n’est pas si grave au final qu’ils utilisent Gmail. Peut-être que vous pourrez démarrer un cluster avec eux et d’autres groupes, qu’ils se partageront des ressources techniques et qu’ils se passeront à terme de Gmail.
Nous n’avons pas pour but d’être le centre de support technique des activistes. Et ils n’en ont pas besoin. En revanche nous savons tous qu’Internet est fondamental pour la liberté d’expression, de communication et d’organisation. Nous savons tous que cet outil social peut transcender les frontières, les différences de classe, de langue, d’origine, de religion pour construire de belle choses.
Et c’est notre devoir à nous, « utilisacteurs » d’internet, hackers ou pas, hipsters, geeks, nerds ou pas, de défendre cet outil. C’est notre devoir en tant qu’êtres humains de défendre nos droits. Cela ne peut se faire qu’en défendant les droits de tout le monde. Avec tout le monde.
« Télécommunisme » et « cryptoanarchisme »
Le Télécommunisme consiste simplement à considérer le réseau physique comme un bien commun. Non pas le contenu, pas Internet, mais le net. Les réseaux, les fils, les signaux, les données. Pas les gens qui s’en servent, mais le réseau.
C’est penser qu’il n’y a pas nécessairement besoin d’un consensus pour le faire fonctionner, du moment qu’il fonctionne. Bien sûr les standards et autres RFC (descriptifs de normes, ndlr) sont nécessaires. Comme pour tout organisme complexe, les différentes parties de cet organisme ont besoin de discuter entre elles, de connaître leur statut et de pouvoir s’adapter à des défaillances locales. Certains organismes ont choisit la centralisation dans des centres nerveux, d’autres distribuent ces centres nerveux – comme les insectes, céphalopodes –, d’autres enfin collaborent carrément avec des organismes étrangers afin d’assurer leur survie – comme les siphonophores.
La « gouvernance » du réseau n’existe pas. Il y a certes quelques organes qui pensent avoir réellement de l’influence, mais globalement le réseau fonctionne parce que des personnes mettent en commun leurs compétences et ressources pour que cela fonctionne. Il y a même des allumés qui remettent le réseau en route quand les organes officiels le coupent localement.
Nous sommes capables de gérer un des plus gros outils de communication comme un bien commun. Sans avoir de gouvernement, sans s’embêter des heures à prendre des décisions, sans se soucier non plus de l’utilité des actions entreprises. Nous gérons pour tous ce réseau, qui est l’épine dorsale de l’Internet et qui permet à tout ces cerveaux de s’échanger des informations.
La Cryptoanarchie est une théorie mathématique, qui établit que si l’ensemble des communications sont chiffrées, il est impossible de distinguer entre le « bruit » et l’information, dans le signal. Et donc de détecter une communication, ou d’en intercepter une.
Pour que cette théorie fonctionne, il faut que les outils de chiffrement soient massivement adoptés. Et tant qu’ils ne le seront pas, il n’y aura pas de cryptoanarchie. Penser que, parce qu’un outil existe il est utilisé, est une erreur. Il faut que l’outil soit le moins invasif possible, non désactivable, documenté et libre, et qu’il puisse fonctionner sur toutes les plateformes auxquels cet outil est destiné.
Crypto-fascisme
Tout ce qui amène à ce que seul un groupe de gens soit capables de chiffrer, qu’il s’agisse de gouvernement, faisant usage de lois de régulation de la cryptographie, d’entreprise déposant des brevets sur les techniques de chiffrement ou usant de logiciels propriétaires, ou d’une bande de nihilistes qui ne veut pas faire une interface utilisable par tout le monde, tout cela revient au même.
Seuls une élite est capable de chiffrer et donc de se protéger. De créer une asymétrie dans l’information en étant seule capable d’avoir des secrets, et donc d’obtenir un pouvoir sur toutes les autres entités non capables de chiffrer. C’est ce que l’on appelle le crypto-fascisme.
Et je suis inquiet quand je vois l’attitude d’une partie de la communauté hacker ou de la scène InfoSec (acteurs de la sécurité de l’information, ndlr). Quand certaines personnes envoient balader des débutants et des débutantes parce qu’ils ou elles n’ont pas compris la documentation pour installer ou configurer certains outils.
Internet est plus qu’un bien commun
Oui, nous autres, peuple des InterTubes, sommes parfaitement capables d’appliquer le télécommunisme, de gérer de manière décentralisée, et intéressante, l’un des systèmes les plus complexes jamais créé par l’homme. En revanche, nous nous plantons dès qu’il s’agit de fournir à chacun les clés nécessaires à son indépendance. Dès qu’il s’agit de permettre à chaque individu de pouvoir se débrouiller seul, il y a beaucoup moins de monde.
Alors que justement avec Internet, il est question d’émancipation, de prise de conscience et de pouvoir nécessaire à chacune et chacun pour essayer de créer son monde comme il l’entend. Internet est plus qu’un bien commun. Il repose sur un bien commun, mais il est au-delà de cela. Il permet la création de nouvelles formes de société, de nouvelles formes de médias, de nouvelles formes de communications.
Si l’on se contente du télécommunisme, si l’on se contente de la cryptoanarchie, alors nous ratons quelque chose. Il faut poser la question de l’application de nos modes de gestion technique à nos modes de gestions sociaux. Nous avons inventé des outils qui permettent des échanges non commerciaux, qui permettent de vivre de sa passion, qui permettent une transmission d’information gigantesque. Et nous voulons sacrifier tout cela pour aller faire la guerre ?
Je suis peut-être un bisounours mais...
Utiliser les mèmes de la guerre ne nous rend pas service. Une guerre, c’est une territorialisation. C’est l’instauration de frontières, de limitation des ressources, et a minima l’occupation de celles-ci par une puissance quelconque.
Parler de guerre, c’est admettre une territorialisation d’internet. Ce qui permet de le découper, de le balkaniser. De créer des clouds souverains ou des réseaux nationaux qui ont pour but de casser le flot de données, de créer de plus petites entités plus faciles à contrôler, plus indépendantes des autres, sans lien facile entre elles. Personne ne veut cela. Personne ne veut que la circulation de l’information soit contrôlée, que ce soit par un gouvernement ou une élite technologique.
Arrêtons l’appel aux armes
Il est donc temps d’arrêter l’appel aux armes. D’essayer de réparer ce qui n’est pas cassé, ou de vouloir réparer ce qui est cassé au-delà du réparable. Refusons la sémantique guerrière. Nous ne sommes pas des cyber-guerriers. Nous ne vivons pas dans un cyber-territoire. Nous n’avons pas de cyber-armes, ou de cyber-gouvernement. La guerre est un jeu qu’on ne peut gagner qu’en refusant de participer.
Vous voudrez sans doute parler de guerre asymétrique, de guérillas. Mais cela reste de l’épuisement de ressources, cela reste de la guerre, de l’occupation, de la destruction, de la raréfication de ressources. Arrêtons de parler de cyber-guerre. C’est complètement destructif et contre-productif.
Nous ne sommes de toute façon pas une armée. Si nous en étions une, nous aurions une chaîne de commandement, même décentralisée, des uniformes, du recrutement, des opérations. La création et la mise en place d’une armée, consiste de toute façon à créer une élite. Oui, Anonymous ressemble à une armée. Du moins, de l’extérieur. Certes décentralisée et distribuée, mais une armée quand même. Ce n’est pas tout Anonymous, nous savons bien que cela est plus complexe. Et que cette armée est davantage une image médiatique construite pour valider la cyber-guerre, donc la territorialisation du net. Donc son occupation.
Pire encore : savez-vous pourquoi les États-Unis et l’Union européenne s’engagent dans tant de conflits ? Pas pour défendre les intérêts des peuples. Mais pour justifier les budgets accordés aux entreprises privées qui leurs fournissent du matériel, des munitions, du renseignement. Pour pouvoir ensuite bénéficier de juteux contrats de reconstruction.
Si vous voulez jouer à la guerre, vous devez avoir des moyens vaguement équivalents à votre adversaire. En nombre de soldats, en armes et en argent. En face, nous avons soit des États-nations paranoïaques qui ont plusieurs milliards de dollars à consacrer à cette guerre, soit des entreprises qui reçoivent des budgets toujours plus important. Vous croyez vraiment qu’avec nos logiciels libres et nos seules valeurs nous sommes capables de gagner une guerre contre eux ? Même une guerre asymétrique ? Êtes-vous naïfs à ce point ?
Les entreprises de sécurité prospèrent grâce aux marchands de peur
Savez-vous qui profite le plus des révélations d’Edward Snowden ? Non, ce ne sont pas les citoyens. Sinon, les organismes de surveillance auraient été remis sous contrôle des citoyens, et des procès auraient lieu. Non, ceux qui en profitent le plus, ce sont les entreprises privées qui vendent de la sécurité. Pas les entreprises états-uniennes, mais les entreprises européennes. Les vendeurs de sécurité.
Elles ne prospèrent que grâce aux vendeurs de peur. Si vous n’avez pas peur, vous n’avez pas besoin d’acheter un système de sécurité. Or nous sommes ceux qui parlons le plus de sécurité. Il faut de la sécurité pour avoir une vie privée, disons-nous. Il faut plus de sécurité pour se protéger de l’espionnage massif des États. Il faut plus de sécurité pour se protéger des botnets(ordinateurs robots du réseau, aussi appelés machine zombie, ndlr) chinois. Il faut plus de sécurité, toujours plus de sécurité… Tout en sachant que cette sécurité est impossible à atteindre !
Nous faisons le lit des entreprise privées, de groupes transnationaux et extra-territoriaux qui ne cherchent qu’à vendre encore plus de sécurité et donc de peur. Ces groupes ne peuvent pas être traduits en justice, alors qu’ils collaborent pourtant à des crimes de guerre. Bien entendu, il y a des procès, contre des entreprises. Les actionnaires ne seront pas inquiétés, les patrons de ces entreprises ne seront pas personnellement mis en cause et, si jamais c’était le cas, ils seront remplacés. Quoi que fassent ces entreprises, tant qu’elles gagneront du pouvoir, elles continueront de le faire. Sans être inquiétées.
Cette course à la sécurité, en plus d’être vaine, ne mène qu’à la paranoïa. Les ennemis sont difficiles à distinguer, du coup tout le monde travaille pour eux. Dans un climat ambiant de paranoïa et de défiance, il devient impossible de faire confiance à des inconnus, il devient impossible de travailler avec eux, il devient impossible de lancer des mouvements nouveaux, de trouver de nouvelles manières de militer, de défier les puissances et d’essayer de les mettre à genoux.
Sortir de la paranoïa
Vous vous souvenez de ce qui a fait le succès de l’internet ? Le fait que n’importe quelle machine puisse se connecter et participer au réseau sans aucun prérequis autre que « parler IP ». Nul besoin de faire confiance, il suffit juste de se brancher. Alors oui, il y a des choses malveillantes qui trainent sur les tubes. Mais au final assez peu comparé à toutes ces idées qui s’échangent, à tous ces mèmes culturels qui se font et se défont, à tous ces mouvements sociaux qui s’organisent et font parler d’eux grâce à cela.
Utiliser les mèmes de la sécurité et de la guerre au sein de notre communauté, c’est devenir paranoïaque. C’est refuser que quiconque, peu importe son bagage technique, ses origines culturelles, ses connaissances du monde, puisse venir nous parler si il ou elle n’a pas été validée par une chaine de confiance reconnue.
Et à chaque fois que vous envoyez un méprisable « RTFM » (« Read the fucking manual »), ou « STFU NOOB » (insulte envers un non-initié) à quelqu’un – ou un « Girls don’t code » (les filles ne codent pas) – c’est exactement ce que vous faites. À chaque fois que vous laissez quelqu’un quitter votre groupe parce qu’il ne s’y sent pas bien, c’est exactement ce que vous faites. À chaque fois que vous refusez – consciemment ou non – d’inclure quelqu’un, de débattre et d’échanger avec cette personne, c’est ce que vous faites. A chaque fois que vous refusez de prendre une position qui favoriserait l’inclusion, c’est ce que vous faites.
Appel à ouverture
Croire qu’il y aura un éveil massif de la population et que tout le monde sera capable d’utiliser un terminal afin de chiffrer des mails à grands coups de « ’gpg —armor -e -r 0x00513947’ » (commande permettant de chiffrer un fichier, ndlr), c’est se mettre le doigt dans l’œil. Profond. Cette prise de conscience massive n’arrivera pas. Et vous savez pourquoi ? Parce que nous sommes suffisants. Parce que nous pensons que nos combats sont plus importants que les autres. Parce que nous pensons qu’il est plus important de pouvoir chiffrer ses mails en toute confiance que de défendre les droits des femmes, des minorités, des queers. Parce que nous pensons que l’espionnage massif de la NSA est plus important que le changement climatique, et que toutes celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec nous ne sont que des fous dangereux inconscients qui remettent en question nos libertés.
Ce qu’il nous faut, c’est arrêter de nous comporter en sociopathes. Nous nous plaignons tellement des gens qui ne reversent pas au « Libre » (ensemble des acteurs produisant des logiciels libres de droits, ndlr). Mais nous, que reversons-nous aux autres ? Des outils fonctionnels, sûrs et ne mettant pas en danger leur vie ou leurs organisations ? Non. Nous ne leur apportons pas de soutien, nous préférons leur lancer des ordres en leur disant qu’il n’y a de salut que dans la « crypto end-to-end » (chiffrement de bout en bout, ndlr).
Nous sommes persuadés que les outils actuels et les plus sûrs possibles – et oui, il en existe ! – sont utilisables par la majorité des gens. A condition de lire et de comprendre une documentation nécessitant un bagage technique assez énorme ! Quand la documentation existe, est traduite, est disponible... Ces outils sont donc inutilisables, donc non fonctionnels. Et donc du coup, les « autres » n’utilisent pas de crypto, et nous les considérons comme stupides et ne méritant pas notre précieux temps, nous sommes tellement meilleur qu’eux.
Sauf qu’Internet n’est pas la crypto. La vie privée et la sphère intime sont liés à la crypto, la vie publique – des États et des puissances gouvernantes – aussi, mais ce n’est pas Internet. Les lanceurs d’alertes n’ont pas attendus GPG (outil de chiffrage des communication) pour faire leur travail. Les journalistes non plus. Si nous voulons changer le monde – et en tant que partie du monde nous nous devons de le faire – ce n’est pas avec de nouveaux logiciels ou protocoles que nous le ferons.
Internet est une somme de consciences collectives
C’est en appliquant à nos structures sociales, nos communautés, les mêmes principes que ceux qui permettent à Internet de fonctionner : gratuité d’accès, facilité d’accès, ouverture à tous, confiance par défaut. Donc de s’ouvrir. Et pour s’ouvrir, il faut faire plus que juste dire « Hé, viens et pose-toi là ». Il faut faire en sorte que celles et ceux qui veulent venir se sentent accueillis.
Cela veut dire faire des efforts pour arrêter d’être paranoïaques et imbus de soi-même. En supprimant cette couche de paranoïa, cette suspicion par défaut, les choses deviennent moins stressantes. En permettant à tous de pouvoir participer, en incluant tout le monde, nous augmentons aussi les diversités. Nous ajoutons des mutations à nos mouvements cellulaires, nous pouvons découvrir de nouveaux moyens d’actions, découvrir de nouvelles problématiques, nous développer, construire des liens forts, une communauté, un groupe social qui partage réellement et qui prend soin de lui-même.
C’est ce que fait la Quadrature du Net dans une certaine mesure, en travaillant avec les Engraineurs ou Act’Up sur certaines problématiques. Tout le monde y gagne.
Cela nécessite d’accepter que des personnes ne comprennent pas et ne comprendront pas ce que vous faites. Cela nécessite d’aller contre des certitudes, des choses qui paraissent évidentes, de voir ce qui se passe ailleurs dans le monde.
Internet n’est pas un territoire, c’est une somme de consciences collectives. Mais nous avons des territoires à défendre. Et nous avons besoin d’Internet pour les défendre. Allez parler aux autres, invitez-les. Écoutez-les. S’ils ne veulent pas venir, demandez-vous pourquoi. Souvent, c’est parce qu’ils ne se sentent pas les bienvenus, pas inclus.
Les activistes de terrain ne nous attendront pas
Et c’est généralement parce que personne ne règle le problème des trolls (internaute polémiste, ndlr). Des antisociaux qui ne cherchent qu’à détruire les communautés, à maintenir le statu quo, à vouloir absolument avoir raison. Le climat qui règne sur nos listes de diffusion, canaux IRC (Internet Relay Chat, protocole de communication sur internet en mode texte, ndlr), lieux « ouverts », n’est pas forcément serein. Sous prétexte de la liberté d’expression, on laisse tout dire sans conséquences, on laisse nos communautés se diviser, exploser, ne pas exister, refuser les autres.
Non, je ne demande pas la censure ou la régulation. La liberté d’expression existe et est importante. Mais la liberté n’a de sens que si elle est exercée en groupe. Notre liberté de pouvoir vivre ensemble est bien plus importante que la liberté des trolls d’exister impunément.
Il est peut-être temps d’arrêter de se comporter en nerds (individu solitaire passionné par des sujets scientifiques, ndlr) sociopathes, et de commencer à se comporter en activistes. Parce que les activistes de terrain ne nous attendront pas. Ils refont déjà le monde, avec ou sans « crypto de la mort ». Avec ou sans sécurité. C’est quelque chose que vous ne pouvez pas empêcher, que ce soit au Bahreïn, en Espagne, aux États-Unis ou en Ukraine, des activistes sont arrêtés et torturés, peu importe qu’ils aient ou non utilisés des outils de chiffrement fort.
Ce qui est sûr en revanche, c’est que le territoire dans lequel vous vivez est défendu par des personnes que vous feriez bien de rencontrer. Parce qu’elle changent le monde et ne vous attendront pas. Si vous ne voulez pas vous retrouver limités à un rôle de barbu grincheux, de geek asocial, de nerd nihiliste, de hipster branchouille, il serait peut-être temps de s’y mettre, d’inclure tout celles et ceux qui veulent venir, et d’aller voir les autres.
Promis, les cannibales n’existent plus. Nous avons mangé le dernier hier.
Okhin (voir son blog)
Ce texte est issu d’une intervention lors de la conférence Pas sage en Seine, à Paris, en juin 2014.
– Voir le texte de l’intervention sur le blog de l’auteur
– Voir la vidéo de son intervention
Ce texte est disponible en licence Creative Commons CC-4.0 BY-SA
Voir aussi le dossier sur la souveraineté technologique réalisé par l’association Ritimo