L’aide publique au développement (APD) est l’ensemble des dons et prêts accordés par des organismes publics de pays parmi les plus riches de la planète à des pays parmi les plus pauvres [1] Cette aide a atteint 146,6 milliards de dollars en 2017. La France fait partie des cinq premiers pays donateurs (avec les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Japon).
Mais à quoi cette aide est-telle utilisée exactement ? S’agit-il de programmes de lutte contre la pauvreté et d’aide à l’essor économique et social dans les pays les moins développés ? De moins en moins. Déjà, sont comptabilisées dans l’Aide au développement certaines dépenses consacrées aux réfugiés pendant la première année qui suit leur arrivée : transferts, centres d’accueil, hébergements d’urgence, services d’accompagnement social, nourriture et formation... Et ce, même si ces personnes sont expulsées au bout du compte. Ainsi l’augmentation des coûts de prise en charge des demandeurs d’asile transforme la majorité des contributeurs européens de l’Aide au développement en premiers bénéficiaires de leur propre aide au bout du compte. Ces sommes, dépensées dans les pays donateurs et non dans les pays dit « en voie de développement » ont enregistré une hausse de 27,5 % entre 2015 et 2016 pour atteindre le montant de 15,4 milliards de dollars. Soit plus de 10 % de l’APD totale en 2016, contre 2 % seulement en 2008.
Ainsi, les mécanismes qui consistent à dévier les fonds de l’APD aux dépens des populations les plus pauvres ne sont pas nouveaux. Mais la politique migratoire de l’Union européenne tend à les renforcer depuis 2015. Elle est de plus en plus détournée pour financer des politique de contrôles des frontières dans les pays d’origine et de transit des migrations. Le Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (FFU), créé par l’UE en 2015, permet de détourner l’APD pour inciter les pays destinataires de l’aide à mettre en place des politiques axées sur la gestion des flux migratoires, le renforcement du contrôle des frontières ou le soutien aux retours et aux réadmissions des migrants.
L’argent du développement utilisé pour réprimer, déporter et freiner l’arrivée de migrants en Europe
Un récent rapport de l’ONG Action santé mondiale détaille l’ampleur du phénomène. En mai et juin 2017, l’ONG s’est rendue au Sénégal et au Niger afin d’examiner la mise en œuvre du Fonds fiduciaire pour l’Afrique. Les conclusions de son rapport sont sans équivoque : l’ONG considère que « l’approche du fonds est inefficace d’un point de vue politique et de développement ».
Le Fonds fiduciaire pour l’Afrique dispose de plus de 3,3 milliards d’euros. Ils est financé à 90 % sur l’Aide publique au développement venue d’Europe, principalement issue du Fonds européen de développement (2,9 milliards) et des États membres (234 millions). Annoncé par le président de la Commission européenne, le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique a été lancé à l’occasion du Sommet de La Valette en novembre 2015. Ce sommet visait à externaliser la gestion des flux migratoires aux pays d’Afrique. Le "plan d’action" adopté à La Valette intégrait les questions de migration dans la coopération au développement afin de détourner les fonds de l’aide publique au développement de leur objectif affiché.
Des projets décidés à Bruxelles sans l’accord des pays concernés
Bien que le "plan d’action" de La Valette visait à « favoriser la mobilité [légale] des étudiants, des chercheurs et des entrepreneurs entre l’Afrique et l’Europe », les sommes versées via le Fonds pour l’Afrique sont en réalité majoritairement destinées au contrôle des migrations et des frontières. Par quels moyens ? En renforçant la coopération et l’assistance militaires (fourniture d’équipements, partage d’informations et de renseignements), avec toutes les dérives que cela peut induire en matière de protection des droits humains.
– Lire l’article « Comment l’Europe finance et légitime des régimes autoritaires pour barrer la route aux migrants »).
Ainsi, les projets du Fonds fiduciaire doivent en fait contribuer à réduire l’immigration irrégulière vers l’Europe. Ils sont localisés géographiquement dans des zones considérées comme lieux d’origine, de transit ou de destination des migrants, et ne tiennent pas compte des priorités nationales et des besoins fondamentaux des populations sur place. De plus, ces projets, identifiés par les délégations de l’UE dans les pays tiers avant d’être majoritairement élaborés à Bruxelles, ne nécessitent pas l’accord formel du pays partenaire. Le rôle des pays africains se résume à celui d’observateurs, puisqu’ils prennent part aux réunions du Conseil stratégique qui approuvent les programmes, mais ne sont pas habilités à prendre des décisions. Seuls le Service européen pour l’action extérieure, les États membres de l’UE et les bailleurs de fonds dont la contribution dépasse 3 millions d’euros disposent d’un droit de vote. En outre, aucun outil d’évaluation n’a véritablement été établi.
Des politique migratoires qui font « écho à l’histoire coloniale honteuse de l’Europe »
En décembre 2017, la Commission européenne avait approuvé 131 projets dans le cadre de ce fonds, pour une valeur totale de 2,1 milliards d’euros, dans trois régions : la région du Sahel et le bassin du lac Tchad, la Corne de l’Afrique et l’Afrique du Nord. Malheureusement, la grande majorité de ces projets criminalise les migrants, considérés comme un problème qu’il faut d’urgence évacuer par tous les moyens. L’obsession sécuritaire de l’UE qui caractérise ses politiques anti-migratoires l’amène à verser des millions d’euros aux pays tiers pour leur imposer des politiques de restriction migratoires comme prioritaires alors que les populations concernées sont les plus dans le besoin. En outre, ces projets offrent une reconnaissance et une légitimité internationale à des régimes autoritaires qui oppriment leurs peuples comme l’Érythrée, l’Éthiopie ou le Soudan.
Ils ne contribuent pas à l’éradication de la pauvreté des populations des pays dits « en développement », comme stipulé dans le Traité de Lisbonne, base politique de l’Union européenne, qui dit : « La politique de coopération au développement doit avoir pour objectif principal la réduction et, à long terme, l’éradication de la pauvreté. » Enfin, ces accords contribuent en fait aux causes profondes des migrations et renforcent les relations inégales entre les continents. Comme le soulignait en mai le rapport "Expanding the Fortress" des ONG Transnationbal Institue et et Stop Wapenhandel, « bien que l’UE et ses États membres ne "possèdent" pas les pays tiers comme ils l’ont fait pendant la période coloniale, leurs politiques migratoires indiquent clairement un niveau de contrôle et de priorité des intérêts européens par rapport aux intérêts africains qui font écho à l’histoire coloniale honteuse de l’Europe. »
Jérôme Duval, membre du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM).
Photo : Mission humanitaire européenne en Ouganda en août 2017 / CC EU/ECHO