C’est un juge sans robe, qui statue seul, et procède aux auditions dans son bureau où entre, le plus souvent, un couple qui se sépare. Le juge aux affaires familiales (JAF), ou plutôt la juge – 80% des JAF sont des femmes – rend des décisions concernant la résidence des enfants, les droits de visite et d’hébergement, ou les pensions alimentaires. Elle tranche aussi sur les changements de régime matrimonial, les droits de visite des grands-parents, les délégations d’autorité parentale, les tutelles de mineurs ou les changements de prénoms. Leurs décisions interviennent au cœur de la vie des gens.
Sur le bureau de Sylvie [1], les dossiers forment des piles angoissantes. À 50 ans, cette dernière est juge aux affaires familiales (JAF) depuis trois ans, dans une juridiction rurale de petite taille. Elle a déjà occupé cette fonction il y a dix ans, et sait combien la charge de travail a explosé depuis. « J’aime les gens, le contact humain, les échanges avec les couples. J’aime dégager des solutions avec des parents qui n’en voyaient plus, décrit la magistrate. Pourtant aujourd’hui, je n’ai qu’une envie : changer de poste. »
Toujours plus de tâches, toujours moins d’effectifs
Avec l’augmentation du nombre de séparations, les JAF doivent faire face à une masse de contentieux qui ne cesse de croître. Les nouvelles technologies leur ont certes permis de gagner du temps, mais le travail de préparation des dossiers, les audiences et la rédaction des jugements restent énormes. Chaque JAF organise deux ou trois demi-journées d’audiences par semaine. Sans pause, il enchaîne en une matinée quatorze à dix-huit dossiers de situations familiales différentes.
C’est sportif, mais nécessaire pour éviter d’allonger le « délai d’audiencement » — c’est-à-dire le temps qui court entre la saisie du juge et le jour de l’audience. Dans le tribunal de Sylvie, il est d’environ quatre mois. Mais c’est encore deux fois moins que dans celui d’Anne-Sophie, JAF depuis 2010 dans l’une des cinq plus grosses juridictions en France : « Je reçois des gens qui ont déposé une requête en août 2015. S’ils ne sont pas disponibles aujourd’hui, je dois renvoyer les audiences en octobre 2016 ! ». Les affaires urgentes — comme les cas de violences et de maltraitance — sont examinées lors de permanences spéciales. Mais tout de même... « Les nouvelles affaires sont plus nombreuses que celles que l’on écluse, poursuit-elle. C’est sans fin. » Ses collègues parlent de « rouleau compresseur ». Et pour les justiciables qui attendent des réponses sur des questions personnelles, affectives, sensibles, le délai est toujours trop long.
L’augmentation des requêtes n’explique pas, à elle seule, que les JAF aient la tête sous l’eau. Depuis peu, ils ont été rendus compétents sur de nouveaux contentieux, comme les tutelles des mineurs ou les ordonnances de protection des victimes de violences conjugales. Surtout, quantité de postes de JAF restent vacants. « Les départs à la retraite sont massifs, explique Bruno, JAF depuis deux ans dans une juridiction de taille moyenne. Nous avons alerté l’État, dès 2009, sur la problématique du renouvellement des magistrats. Au lieu d’embaucher 350 magistrats par an, ils ont continué à en recruter 180. Partout, les effectifs se dégradent. Et les candidats au concours de l’école nationale de la magistrature (ENM) diminuent. Il y a une désaffection des étudiants pour la fonction publique. Ils préfèrent devenir avocats. »
La Justice française, parmi les plus indigentes d’Europe
Selon les trois JAF, le rapport entre salaire d’un côté — 2000 euros en début de carrière — charge de travail et responsabilités de l’autre, est loin d’être attractif. Des campagnes de recrutement sont en cours, mais la formation des nouveaux magistrats sera difficile à réaliser pour ceux qui sont actuellement en poste. « Si la justice avait plus de moyens, la profession serait plus attractive », estime Anne-Sophie. En 2014, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), qui compare les budgets investis dans les systèmes judiciaires des différents pays européens, a une nouvelle fois renvoyé la France en queue de classement : 37e sur 45 pays.
« Historiquement, la justice n’a jamais eu beaucoup de moyens, observe Bruno. Mais on fait de plus en plus appel à elle. Si l’on en reste à ce niveau de financement, nos missions seront forcément dégradées. » Dans ce contexte de flux tendu, la moindre absence d’un professionnel rend la situation explosive. Pendant une période, Sylvie n’avait plus de greffier : « C’est illégal et très dangereux puisque la procédure est orale. Il faut toujours un greffier pour noter ! » La greffière d’Anne-Sophie n’a pas été remplacée pendant son congé maladie : « Ses collègues l’ont suppléée à tour de rôle. Elles en ont bavé. Aujourd’hui, on ne peut plus rien leur demander, elles ont tout donné. »
Sylvie, Anne-Sophie et Bruno travaillent onze à douze heures par jour. Le week-end n’en est pas vraiment un. « On est avant tout au service du justiciable. Des gens attendent nos décisions. J’ai à cœur que ça tourne », estime Sylvie, qui se dit fatiguée. « Pour réussir dans ce métier, il faut une foi sans faille dans le service public. C’est un chemin de croix » , juge Anne-Sophie, depuis son bureau minuscule. C’est « l’envie d’apporter », de « se sentir utile », qui motive Bruno au quotidien. Sylvie et Anne-Sophie aiment débloquer des situations très conflictuelles. « Avec de la pédagogie lors de l’audience, un couple peut comprendre le sens d’une décision dans l’intérêt de son enfant. » Encore faut-il avoir le temps de l’explication. « J’ai la réputation d’avoir toujours du retard, avoue Sylvie. Si j’ai besoin d’une heure sur un dossier, je la prends. Je n’aime pas sacrifier les gens sur l’autel du temps. »
Des magistrats soumis au rendement
Dans sa juridiction, le rendement d’Anne-Sophie est mesuré. « Pour obtenir des crédits, notre chef de service doit justifier d’une activité quantitative. J’ai un objectif ouvertement affiché de rendre 100 décisions par mois. Si j’en rendais moins, on pourrait me le reprocher ! » Sauf que la seule marge de manœuvre pour travailler plus vite est de rendre des jugements non motivés, de bâcler leur rédaction ou de préparer les dossiers en ne retenant que les pièces principales. Pour calculer le montant d’une pension, on ne retient par exemple que les salaires des deux conjoints, sans tenir compte de leurs éventuels crédits ou biens immobiliers respectifs. Le risque ? Rendre des décisions inéquitables. « C’est terrible, mais je sais que certains collègues sous pression le font. Ce qui pâtit de notre manque de temps, c’est forcément la qualité de notre décision. »
Sur le terrain, on croise bien plus de magistrats épuisés que de magistrats qui bâclent. « La charge de travail génère stress et culpabilité, reconnaît Anne-Sophie. Notre travail a un fort impact sur notre santé, sur nos familles. Heureusement que la mienne roule ! Même si c’est dur de dire à mon dernier de six ans que non, je ne peux jamais aller au parc le dimanche, parce que je travaille. J’adore ces fonctions, mais je ne resterai pas JAF longtemps, sinon je vais droit au burn-out. » Le turnover est très important chez les JAF, qui occupent rarement leur poste plus de trois ans. Ces juges ne se spécialisent donc guère.
Pour désengorger les juridictions, privilégier la médiation ?
Hier, Sylvie a reçu en audience un couple qu’elle a déjà vu à plusieurs reprises. La mère était en colère car l’enfant, en week-end chez son père, n’utilise pas la bonne crème pour la peau. « Je sature à cause de cela, explique-t-elle. C’est désespérant et usant de voir des couples incapables de communiquer et de se mettre d’accord. Complètement déresponsabilisés, ils poussent la porte d’un tribunal comme celle d’une boulangerie, pour qu’on règle leurs problèmes à leur place. » » Pour Bruno, cela tient d’un effet pervers du développement de l’accès aux droits. « 70% de l’aide juridictionnelle est utilisée pour le contentieux des affaires familiales. Saisir un JAF est facile et peu coûteux. Il faudrait peut-être revoir les modalités de cet accès. Quand il y a gratuité, on saisit à la moindre difficulté. » Combien de fois la mère peut-elle appeler son fils en week-end chez son père ? Quelle résidence pour l’animal domestique du petit ? Bruno doit parfois trancher à la place des parents.
« Il faut des modes alternatifs de règlement des conflits familiaux », avance Sylvie. Pour elle, la médiation familiale permettrait d’améliorer la situation. Bruno l’expérimente dans son tribunal, où 30 % des requêtes sont orientées vers la médiation. Car les parents s’en saisissent rarement de leur plein gré. Dans la moitié des cas, secondés par un médiateur, les parents arrivent à se mettre d’accord, sans passer devant le juge. « Cela nous permet de tenir des délais plus courts, et de nous concentrer sur les dossiers difficiles, avec de la violence, par exemple », explique Bruno.
Le divorce sans juge : une fausse bonne idée
Sylvie est d’accord : l’avenir est au recentrage du travail du JAF sur ses fonctions essentielles. Est-il bien utile d’avoir fait 6 ans de droit pour réviser la pension d’un parent qui se retrouve au chômage, ou pour réévaluer le mode de garde d’un enfant en cas de changement d’emploi de son père ou de sa mère ? Certains proposent de ré-imaginer un système où le JAF n’interviendrait qu’en dernier recours. Comme aux Pays-Bas, où chaque magistrat a trois ou quatre assistants pour le décharger, par exemple en effectuant des mises à jour de textes règlementaires. Autre piste avancée : confier aux Caisses d’allocation familiale (CAF) le soin de fixer et réguler le montant des pensions alimentaires, selon l’évolution des situations des familles.
Rien à voir avec la direction que viennent de donner les députés en autorisant que le divorce par consentement mutuel soit désormais enregistré via un notaire, en se dispensant du passage devant le juge. « C’est une vraie fausse bonne idée, déplore Bruno. Les divorces par consentement mutuel, ça ne représente qu’une demi-journée d’audience par mois. Ça ne va pas nous faire gagner du temps, et ça risque au contraire de nous en faire perdre. Car un notaire n’a jamais été compétent pour juger de l’intérêt de l’enfant ; ce n’est pas son métier. Aussi, si personne ne s’assure du consentement des deux personnes au divorce — l’un peut être sous l’emprise de l’autre — on multipliera les problèmes, et les conflits nous reviendront ensuite. Non ! Il faut plutôt développer la médiation et le travail sur la parentalité avec des tiers. »
Protéger les enfants, une priorité
Les enfants : ce sont peut-être eux qui ont le plus besoin des JAF. Ils sont de plus en plus nombreux à franchir la porte de leur bureau. D’abord parce que la loi impose désormais qu’on les informe de ce droit. Mais surtout « parce qu’ils sont de plus en plus pris à partie dans les conflits conjugaux, déplore Anne-Sophie. C’est une catastrophe... » « Dans mon bureau, je vis tous les jours la finesse de la frontière entre l’amour et la haine, regrette Sylvie. J’entends des choses horribles, des échanges très violents. » Un parent qui demande une résidence alternée juste pour « emmerder » l’autre. Un père qui fait tout pour que l’enfant soit placé en famille d’accueil et enlevé à la mère. Un autre qui refuse, par principe, le voyage scolaire de son fils à Jersey. « Je vais l’autoriser, moi ! affirme la juge. Je suis obligée de m’adapter à la bêtise humaine de parents à qui il faut rappeler que c’est l’intérêt de leur enfant qui compte le plus ! »
Ces JAF rêvent que les enfants soient davantage préservés. « 40 % des requêtes aux juges des enfants ont pour cause un conflit entre les parents, constate Bruno. C’est énorme ! » Certains tribunaux ont remarqué que plus les délais d’audience des JAF s’allongent, plus les incidents violents dans les familles se multiplient. « J’ai longtemps été juge au pénal et je sais combien la délinquance ou même la radicalisation des jeunes prennent racine dans l’absence de l’un de leurs parents ou le conflit entre les deux », poursuit le magistrat. Il pense même que pour éviter conflits parentaux, la résidence alternée devrait être la solution par défaut après toute séparation. Au JAF d’évaluer, ensuite, les contre-indications, comme par exemple la violence domestique. « On peut faire recouvrer aux parents leur capacité à demeurer parents, même séparés. Ainsi que leur responsabilité : ce sont eux qui devraient être les meilleurs juges de l’intérêt de leurs enfants. »
Audrey Guiller
Dessins : Rodho