Tout a commencé par une « explosion souterraine, accompagnée d’un incendie sous la terre ». Ces événements ont été suivis d’« éruptions de gaz très explosives ». Une éruption « si forte que la pression a transporté la boue jusqu’à la hauteur d’un très grand palmier. » Et le premier jour de cette catastrophe « les gens fuyaient pour s’abriter, car le gaz sortait de terre mélangé à la boue, en faisant d’énormes trous. » « Même dans mon champ de manioc, les feuilles sont toutes devenues anormales. Celles que nous avons réussi à récolter ne sont pas assez bonnes, et nous avons peur de les consommer », témoigne un paysan.
Nous sommes le 19 mars 2012, dans le delta du Niger, au Nigeria. La catastrophe décrite n’a rien de naturelle. Elle se déroule sur le territoire riche en hydrocarbures qu’exploite la compagnie pétrolière française Total. Et le calvaire ne fait que commencer pour les population Egi qui habite les lieux. « Il y avait des expatriés [de Total] sur place et nous leur avons posé des questions. Ils nous ont dit qu’il n’y avait pas de solution au problème et qu’il fallait leur laisser quelques mois pour en trouver une », raconte un habitant. « Il y a des panneaux de mise en garde dans toute la zone. Total vient de les installer pour avertir les gens des risques liés aux fuites de gaz. Imaginez-vous, on ne peut même plus utiliser un téléphone portable par crainte de provoquer un incendie ! » Des villageois se voient interdire de construire le maison, au risque de provoquer des fuites de gaz. La consommation de l’eau des puits est bannie [1]...
Au bout de deux ans, aucune solution miracle n’a été trouvée par les ingénieurs de Total. Les panneaux conseillant aux habitants de ne pas utiliser leurs téléphones, de ne pas faire de feu, de ne pas conduire de motos, sont toujours en place, selon les constatations l’ONG nigériane Environmental Rights Action (ERA) en octobre 2014. Le « bruit montant et descendant des éruptions de gaz, semblable à celui que font les vagues de l’océan » continue d’effrayer. Sans oublier « l’importante présence policière ». Ce que Total ne se permettrait jamais en Europe ou en Amérique du Nord, la multinationale se l’autorise allègrement en Afrique de l’Ouest. Pour ces raisons, l’entreprise se trouve aujourd’hui nominée, sur proposition de l’ERA, de Sherpa et des Amis de la terre France, au prix Pinocchio décerné à « l’entreprise ayant mené la politique la plus agressive en terme d’appropriation, de surexploitation ou de destruction des ressources naturelles ».
Des communautés sans recours face aux multinationales
Le sort du peuple Egi reflète celui de nombreuses autres communautés de la région du delta du Niger. Les grandes multinationales pétrolières occidentales – Shell, BP, ExxonMobil, Chevron, ENI, Total… – se sont installées depuis les années 1960 dans cette vaste zone humide riche en hydrocarbures. Alors qu’il ne représente que 7% du territoire du Nigeria, le delta du Niger abrite plus de trente millions de personnes, réparties en une mosaïque d’ethnies. Des communautés condamnées à une coexistence forcée avec l’industrie pétrolière et gazière. 10 000 kilomètres de pipelines – souvent anciens et mal entretenus – sillonnent la région. De nombreux rapports d’ONG ou d’organisations internationales comme le Programme des Nations unies pour l’environnement ont révélé l’ampleur de la pollution pétrolière qui sévit dans le delta du Niger, et le peu d’empressement des multinationales pour nettoyer les dégâts occasionnés directement ou indirectement par leurs activités [2].
La sévère pollution de l’air et de l’eau qui en résulte affecte directement les moyens de subsistance des populations locales, qui dépendent de la pêche ou de l’agriculture pour leur survie. Les bénéfices économiques du pétrole et du gaz n’existent pas pour ces communautés, qui vivent pour la plupart en dessous du seuil de pauvreté. Pire encore, le delta du Niger subit une violence endémique, attisée par les conflits liés à l’accès à la terre – de plus en plus rare – et par l’appât des revenus pétroliers. Conséquence : l’espérance de vie dans la région ne dépasse pas 43 ans !
Des autorités publiques corrompues
Littéralement envahies par les opérations pétrolières et gazières, les communautés du delta ne peuvent pas compter sur la protection des autorités publiques nigérianes. Celles-ci semblent souvent davantage intéressées par les avantages économiques légaux ou illégaux qu’elles retirent de la présence des multinationales et de leurs filiales. Le Nigeria est classé 144e sur 177 dans l’indice de perception de la corruption établi par l’ONG Transparency international. Les décisions de justice favorables, lorsqu’elles existent, ne sont pas toujours suivies d’effet. Les communautés ont donc été contraintes de recourir au droit international, en saisissant la justice des pays d’origine des multinationales concernées.
Des procédures judiciaires très médiatisées avaient été lancées contre le groupe anglo-néerlandais Shell aux États-Unis, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Un combat dangereux : plusieurs militants de la minorité Ogoni, dont le poète Ken Saro-Wiwa, ont été assassinés en 1995, après avoir réussi à chasser Shell de leur territoire, ce qui avait donné lieu à une procédure judiciaire contre l’entreprise aux États-Unis – une procédure cassée en 2013 par la Cour suprême américaine [3]. En quittant l’Ogoniland, Shell a laissé derrière elle un véritable désastre environnemental, dénoncé par un rapport des Nations Unies de 2011. L’entreprise a alors promis de procéder à une restauration environnementale de la zone, pour un coût estimé à un milliard de dollars. Selon un rapport publié il y a quelques semaines par les Amis de la terre et Amnesty international, Shell n’a encore rien accompli. Des procédures judiciaires sont toujours en cours aux Pays-Bas et en Angleterre.
Le torchage du gaz constitue une bonne illustration de l’atmosphère de non-droit qui règne autour des activités pétrolières et gazières au Nigeria. Elle est légalement interdite au Nigeria depuis 1984, mais les multinationales pétrolières et gazières continuent à y recourir. Cette pratique consiste à brûler, pour des raisons purement économiques, le gaz s’échappant dans l’atmosphère lors des forages pétroliers, avec pour conséquence d’augmenter encore les émissions de gaz à effet de serre. La pollution de l’air qui en résulte entraîne des pluies acides, qui aggravent encore les difficultés d’approvisionnement en eau potable. « En ce moment, nous ne consommons plus d’eau de pluie dans notre communauté en raison de la pollution causée par le torchage de gaz. Nos toits en tôle ondulée n’y résistent plus non plus », témoignent des habitants. Pourtant, ce gaz pourrait pourtant être mis à la disposition des populations environnantes, qui souffrent de difficultés d’accès à l’énergie...
Dans sa réponse aux Amis de la terre et à Sherpa suite à sa nomination au prix Pinocchio [4], Total avance que « pour être plus précis, depuis 1984, le torchage est soumis à une autorisation ». Un argument réfuté par les ONG, qui rappellent que la Haute cour fédérale du Nigeria a confirmé l’interdiction du torchage en 2005, et demandent à Total de publier ces « autorisations » dont le groupe se prévaut [5].
Accaparement des terres et expropriation des paysans
Autre enjeu, celui des terres et des ressources naturelles dont ces communautés dépendent pour leur subsistance. Celles qui ne sont pas rendues inutilisables par la pollution quotidienne et les accidents sont peu à peu grignotées pour les besoins des multinationales. Le gouvernement nigérian a mis en place une législation facilitant l’expropriation des paysans au bénéfice des opérateurs pétroliers, avec des obligations de compensation très limitées. Dans le territoire du peuple Egi, Total a engagé en 2006 un processus d’acquisition de nouvelles terres pour étendre son usine locale provoquant un mouvement de protestation qui a dégénéré en violences [6]. Dans d’autres cas, Total est accusée d’avoir délibérément ignoré les propriétaires traditionnels, s’accaparant leurs terres comme s’ils n’existaient pas ou comme si elles appartenaient à d’autres. Les éruptions de gaz de 2012 sont attribuées par beaucoup de riverains à l’usage mal contrôlé par Total d’une technique de forage horizontal, mise en œuvre pour opérer « sous » de nouveaux terrains sans avoir à compenser leurs propriétaires.
Accusé d’accaparement par les communautés, Total répond avoir mis en place une « équipe de 5 personnes, dont l’une des missions est précisément de visiter les communautés et de négocier les accords lorsqu’il y a acquisition de terrains, qui font l’objet de contrats agréés par les parties ». Mais, pour les associations, cela ne signifie pas grand chose dans le cadre d’un rapport de forces totalement déséquilibré, alors que les paysans n’ont souvent pas d’autre choix que de partir. Qui est là pour s’assurer que la compensation est équitable et transparente ? Les témoignages recueillis sur le terrain font état de compensations partielles ou symboliques, un peu d’argent pour payer les cultures en train de pousser.
Les possibilités d’emploi offertes par Total sont loin de compenser la destruction des moyens de subsistance traditionnels. L’entreprise elle-même parle de cent emplois directs, auquel il faut ajouter une multitude de petits boulots auxiliaires, pour une population de plusieurs centaines de milliers de personnes. Pour de nombreux Egi, les perspectives d’avenir sur leurs terres ancestrales s’amenuisent de plus en plus : « Nous attendons que Total vienne et nous reloge. Non pas que nous soyons désireux de céder nos terres et nos maisons à l’entreprise. Si nous voulons être relogés, c’est que nous ne voulons pas mourir », entend-on
Diviser pour régner ?
Pour couper court aux critiques, Total ne manque pas une occasion de mettre en avant le « protocole d’accord » et le « plan de développement » qu’elle a initiés après les manifestations violentes de 2006. Avec un interlocuteur que l’entreprise s’est elle-même choisi, l’Egi People Assembly (« Assemblée du peuple Egi »), que Total considère comme représentative car élue « selon un processus local »... Là encore, les associations sont loin d’être convaincues, citant des dizaines d’exemples et de témoignages de membres de la communauté critiquant l’Egi People Assembly ou lui déniant toute légitimité. « Total ne reconnaît et ne veut avoir affaire qu’avec les groupes avec lesquels ils se sentent à l’aise. »
Ces critiques accusent notamment l’interlocuteur privilégié de Total de regrouper des personnes ayant des relations commerciales avec l’entreprise. Ces « représentants » utiliseraient l’argent du « plan de développement » pour des projets fantoches, de manière autocratique. « Si vous critiquez l’Egi People Assembly, soit ils cherchent à vous corrompre et à faire de vous un espion dans votre propre communauté, soit ils menacent de vous tuer. » Certains témoignages signalent même une augmentation des violences en lien avec la répartition de l’argent déboursé par Total aux représentants de l’Egi People Assembly.
Pour les Amis de la terre, derrière les programmes de responsabilité sociale affichés par Total en pays Egi se cache en réalité une stratégie consistant à « diviser pour régner », prenant le risque d’aggraver les tensions au sein des communautés pour dissimuler les conflits fonciers et les pollutions. Il est des circonstances où des réponses partielles et partiales, qui ne remettent pas en cause les fondements même du système – en l’occurrence l’absence d’état de droit –, ne font qu’aggraver les problèmes. La situation actuelle dans le delta du Niger semble bien être de celles-là.
Olivier Petitjean
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Photos : CC stakeholder.democracy et Rhys Thom (photos prises dans le Delta du Niger)