Cité Soleil. Le nom sonne comme celui d’une destination de rêve tirée d’une brochure touristique. Mais c’est plutôt dans un cauchemar que vivent depuis plus de vingt ans les habitants de ce bidonville enclavé au nord de Port-au-Prince. À Haïti, le pays le plus pauvre du continent américain où 60 % de la population survit avec moins d’un dollar par jour, cette cité est devenue le symbole médiatique de la violence et de la misère qui gangrènent la capitale. Pour s’y rendre, il faut quitter le centre pour emprunter la route numéro un qui mène à l’aéroport Toussaint Louverture en longeant la mer. Sur la gauche, le terminal pétrolier de Varreux laisse s’échapper de larges panaches de fumée. Juste derrière, Cité-Soleil. Aucun panneau ne l’indique. Mais certains signes sont révélateurs : les bâtiments criblés de balles et surtout le check point des soldats de la Minustah (Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti) qui contrôlent l’entrée du bidonville.
Présents depuis la chute du président Jean-Bertrand Aristide en 2004, les 8 500 casques bleus de la mission onusienne ont longtemps été moqués pour leur incapacité à garantir la sécurité, affublés du sobriquet de “Tourista”. Pourtant, depuis quelques semaines, son état-major en lien avec la police haïtienne, a décidé de faire de Cité Soleil un exemple. Les militaires ont entamé à grands renforts d’opérations choc la reconquête et pacification du territoire du bidonville. Résultat : les chefs de gangs sont forcés de s’enfuir l’un après l’autre. La première phase de l’opération s’est achevée fin février.
« Voilà pourquoi Cité Soleil mord »
Pour le journaliste, il y a deux manières de pénétrer dans Cité Soleil. Le plus simple : accompagner la section belge de Médecins Sans Frontières. Depuis 2005, l’ONG internationale a rouvert l’hôpital Sainte-Catherine au cœur de la cité. Plusieurs fois par jour, un convoi fait la navette pour acheminer le personnel et le matériel. Jouxtant un stade de football, l’hôpital est devenu au fil des mois un lieu respecté par les belligérants. « Nous souhaitions humaniser le bidonville, casser l’image d’un ghetto inaccessible, explique Fabio Pompetti le coordonnateur de MSF. L’hôpital n’a jamais été pris pour cible. » Il montre néanmoins les traces de balles perdues qui se sont écrasées en traversant plusieurs murs. Mais plus que les blessures par armes, ce sont les problèmes de santé qui font le quotidien de l’équipe médicale : 450 hospitalisations par mois, 1 500 à 2 000 consultations, 200 accouchements dont un quart par césarienne.
Juché sur le toit de l’hôpital, on se rend mieux compte de la situation de la cité, coincée entre la mer et la zone industrielle. Cité Simone, baptisée en l’honneur de la femme du dictateur François Duvalier, a été construite au début des années 60 et était prévue pour accueillir un millier d’habitants. Aujourd’hui, entre 200 000 et 300 000 personnes vivent là dans des conditions misérables, même si beaucoup de familles ont déserté le bidonville et ses violences. Dans les couloirs de l’hôpital, les jeunes déambulent sans but. Avoir un emploi relève de l’impossible. Désémé, 20 ans, est en colère. Ce jeune étudiant en informatique est à l’origine d’une association de jeunes qui espère pouvoir mettre en place dans les mois à venir une bibliothèque et construire une porcherie au coeur de la Cité. Pas facile sans aucun argent. « Nous ne sommes pas tous des gangsters et il y a ici des élèves et des étudiants. On n’est pas tous à mettre dans le même sac, s’insurge-t-il. Ce bidonville est un ghetto. On dit qu’un animal coincé mord toujours. Voilà pourquoi depuis plus de vingt ans, Cité Soleil mord. »
Au première étage, Martial le chirurgien belge et Hans l’anesthésiste allemand font une pause bienvenue après une journée chargée. « Ici, les enfants meurent d’une simple diarrhée. Leurs parents ne savent pas qu’il faut les réhydrater », explique dépité Hans. Chacun raconte son quotidien de médecin, à soigner des hernies et des infections pulmonaires liées de l’air vicié du bidonville. Les cas de Sida sont également très nombreux. « Que voulez-vous ?, regrette Martial. En vivant dans un tel ghetto, les gens deviennent des loups entre eux. L’autre jour, j’ai soigné un homme dont la femme avait mordu le nez. Vous savez, je soigne beaucoup de morsures humaines. » Cette nuit-là, il n’y aura eu aucun coup de feu.
Wyclef, Le Che et Tidid
L’autre moyen pour rentrer dans le bidonville est de se faire accompagner par un guide Lavalas, le parti qui a porté Jean-Bertrand Aristide au pouvoir en 1991 et 2001. Rendez-vous est donné le lendemain à l’entrée du bidonville avec Damas, le coordonnateur du parti dans la cité. C’est en sa compagnie que l’on déambule dans les différents quartiers du bidonville : Bélekou, Brooklyn, Boston, Bois Neuf... Cité Soleil a deux visages. Autour des halles, rien de très différent des autres quartiers populaires de la capitale. Sur le marché, les Soléiens sont nombreux : le contenu des étals n’a rien de plus effrayant pour un estomac européen que celui des autres marchés du pays. Mais si les artères principales sont bordées de maisons en dur avec quelques commerces, la tôle remplace le parpaing à mesure que l’on s’enfonce dans les corridors. Et la misère saute aux yeux. Les baraques branlantes sont construites sur les décharges d’ordures, où viennent fouiner quelques cochons. Partout, ce sont des enfants, les plus jeunes totalement nus, qui viennent à votre rencontre. « Quatre ou cinq familles vivent dans des baraques en tôle, comme dans une porcherie. Ici, il n y a ni nourriture, ni eau potable, ni logement décent », raconte Damas. Plus on s’approche de la mer, plus les maisons sont insalubres. Au soleil, les baraques deviennent de vraies fournaises. Et à la saison humide les ruelles se transforment en bourbiers.
Trois barques de pêcheurs viennent de rentrer de mer. « Bientôt, nous aurons une future coopérative avec une chambre froide », m’explique en créole Johnny Jeudi, le président de l’association des pécheurs de Cité Soleil en détaillant son fonctionnement. La Minustah a financé le bâtiment dans le cadre de son programme d’actions sociales. La visite se poursuit sur le port. David Store, Elisabeth Store... : les enseignes des boutiques à l’abandon qui bordent le quai témoignent de son ancienne activité, lorsque celui-ci servait à faire du négoce de fer ou de riz. Un bâtiment attire particulièrement l’attention. Mitrailleurs à la main, camouflés derrière des sacs de sable, les soldats de la Minustah planquent ici. Un peu plus loin, à Ti-Haïti, un autre quartier de la cité, un chef de gang passe à moto. Certains bandits jouissent d’une certaine aura auprès de la population. Celui-ci porte une énorme croix en argent autour du cou, des bagues à chaque doigt. Sur l’épaule droite, cinq cicatrices de balles soigneusement alignées. À l’arrière, son lieutenant vêtu façon gangsta rap. « Vive Aristide ! », crie-t-il en créole en repartant. Pour la majorité des Soléiens, « Tidid » (Aristide) le curé des bidonvilles reste le seul capable de leur apporter une vie meilleure. Malgré ses deux mandats et la déception qu’il a provoqué à la hauteur des espoirs, il demeure l’un des personnages les plus populaires. Au même titre que les deux autres héros locaux dont les portraits sont peints sur les murs de Cité-Soleil : le chanteur Wyclef Jean des Fugees et le révolutionnaire Che Guevara.
Jean Abbiateci
Reportage photo : Julien Tack