Des rencontres avec des commissaires européens, des lettres envoyées aux décideurs, une campagne grand public, des scientifiques liés aux entreprises… Un rapport de l’ONG bruxelloise CEO, paru le 10 mai dernier, documente avec minutie le lobbying de l’industrie pharmaceutique auprès des institutions européennes. N’allez pas y chercher de grandes révélations : les méthodes sont classiques, multi-sectorielles, parfois complexes... et efficaces.
A la hauteur des moyens déployés par les entreprises du médicament pour garantir leurs énormes profits (lire notre article publié dans les Pharma Papers). Les 10 plus grandes entreprises pharmaceutiques ont ainsi dépensé plus de deux millions d’euros supplémentaires depuis 2015, par rapport à leur budget antérieur. Soit désormais 16,3 millions d’euros par an en lobbying (lire notre article), pour tenter de défendre ses intérêts au niveau européen en plus des moyens d’influence développés aux niveaux nationaux.
Sous le feu des critiques
L’industrie pharmaceutique est en effet sous le feu des critiques. Avec l’arrivée de nouveaux médicaments, très onéreux, notamment contre le cancer (lire notre enquête), de nombreux pays riches s’interrogent sur leurs capacités à fournir des traitements efficaces au plus grand nombre - jusque là, les pays du Sud étaient les principales victimes du coût de certains médicaments. Face à ce constat, l’Union européenne a fini par se demander s’il ne fallait pas revoir les règles du jeu. En ligne de mire, notamment, l’octroi abusif aux firmes pharmaceutiques de brevets et d’autres mécanismes de protection de la propriété intellectuelle. Mais aussi les procédures nationales d’évaluation des nouveaux médicaments, qui permettent aux laboratoires de commercialiser des nouveaux traitements toujours plus chers qui n’apportent pas forcément de réels bénéfices thérapeutiques par rapport à l’existant.
C’est ce qu’a reconnu officiellement le Conseil européen, en 2016. L’institution a formellement demandé à la Commission européenne de revoir la régulation du secteur du médicament afin d’assurer l’accès de tous à des médicaments efficaces. Les conclusions du Conseil européen n’ont pas plu à l’industrie pharmaceutique, qui a déclenché un « assaut de lobbying ». Sous la pression des entreprises du médicaments, les membres du Conseil européen ont par exemple rejeté un amendement qui visait à demander la sauvegarde des essais cliniques. Ces derniers permettent de tester la sécurité et l’efficacité des nouveaux médicaments, mais les laboratoires souhaitent accélérer les procédures de mise sur le marché de leurs médicaments et cherchent à se passer de ces essais. La mobilisation des lobbys s’est surtout accentuée dans les mois qui ont suivi cette déclaration du Conseil européen.
Une bataille de communication
L’industrie pharmaceutique a d’abord mené une bataille de communication, explique CEO. Elle a ainsi mis sur pied une grande campagne de communication, déclinée en France, pour se donner « une face humaine ». « En se branchant sur l’émotionnel, [Big Pharma] essaie de détourner l’attention du modèle du profit pour les actionnaires qui, en fait, empêche de nombreux patients de se procurer des médicaments d’un coût prohibitif », analyse les auteurs du rapport de CEO. L’EFPIA, le principal lobby des entreprises du médicament, a aussi organisé une exposition au Parlement européen intitulée « Débloquer le remède de demain », en mai 2018. Cet événement a notamment été sponsorisé par la députée européenne des Républicains, Françoise Grossetête. Au programme de cet événement, entre autres, une rencontre « avec des sociétés comme Novartis et Pfizer sur des sujets tels que la manière de garantir que l’industrie pharmaceutique "dispose du cadre réglementaire nécessaire" ». En octobre 2017, l’EFPIA a également payé des publicités-reportages dans le journal européen Euractiv, qui s’adresse principalement aux décideurs européens.
EFPIA 'We Won't Rest' - Brand Film from The Forest of Black on Vimeo.
Mais le lobbying de l’industrie pharmaceutique se fait aussi en sous-main. L’EFPIA a multiplié les rencontres avec les membres de la Commission européenne. Ce lobby siège dans huit groupes de conseil de la Commission, chargés de produire une expertise sur certains sujets politiques. Les représentants de l’industrie sont dans les faits très présents dans les différents échelons européens où se préparent et se prennent les décisions, de la Commission au Parlement. Les 10 laboratoires pharmaceutiques les plus gros ont ainsi eu 112 réunions importantes avec la Commission Juncker, et 60 accès au Parlement, pendant la dernière mandature.
Un cabinet de conseil, client de l’industrie pharmaceutique, choisi par la Commission
Cette proximité explique-t-elle que la Commission européenne ait choisi le cabinet de consultants Copenhagen Economics pour mener l’étude sur le fonctionnement européen du marché du médicament, exigé par le Conseil européen ? Copenhagen Economics travaille régulièrement avec l’industrie pharmaceutique. Il a notamment été engagé par l’EFPIA et des entreprises du médicaments comme Novo Nordisk, Lundbeck et Leo Pharma pour produire des rapports sur l’intérêt de l’accord de libre échange TTIP (entre l’Union européenne et les États-Unis) pour l’industrie pharmaceutique. « Pour le dire clairement, Copenhagen Economics travaille régulièrement pour des clients Big Pharma, produit des matériaux en résonance flagrante avec les intérêts économiques de l’industrie et les stratégies de lobbying, et qui sont destinés à être utilisés directement dans le lobbying des gouvernements de ses clients pharmaceutiques », indique CEO.
Pas étonnant, donc, que cette étude soit fortement critiquée par les organisations de la société civile. Pas de transparence sur la liste des personnes interrogées, des citations non-attribuées et vagues, une présence très forte de l’industrie parmi les interviewés, et un comité d’experts chargés de superviser l’étude aux nombreux liens avec des organisations chargées de défendre les intérêts de l’industrie pharmaceutique. Conséquences sur le contenu du rapport : il recommande de pas changer la période de protection des brevets européens sur le médicament, « une réduction de la période de protection effective affectera négativement" les investissements européens en recherche et développement ».
Des études et des experts financés par l’industrie
C’est d’ailleurs cet argument d’un risque de perte de compétitivité par rapport à d’autres parties du monde qui a été mis en avant pour défendre des extensions de brevet appelées SPC (supplementary protection certificates). Ce mécanisme, qui permet d’allonger la durée d’un brevet d’un médicament, a par exemple été accordé au Truvada, un médicament contre le Sida, qui coûterait 815 millions d’euros supplémentaires au système de sécurité sociale français, d’après l’organisation Aides. Médecins Sans Frontières (MSF), souligne de son côté « qu’en prolongeant les monopoles, les CSP conduisent à des prix de médicaments inabordables qui restent inabordables pendant de longues périodes - menaçant la durabilité des systèmes de santé nationaux et retardant l’accès des patients ».
Sur ce sujet, la bataille du lobbying est féroce. L’EFPIA a par exemple adressé une lettre à la commissaire européenne Elzbieta Beinkowska en février 2018. D’après le lobby pharmaceutique, la fin de ces extensions de brevet entraînerait « une balance commerciale négative de l’UE ». Pour appuyer ses dires, l’EFPIA avance diverses études, qui sont, « sans exception, financées ou commandées par Big Pharma ».
Mieux évaluer l’apport d’un nouveau médicament
Enfin, le rapport de CEO pointe un autre combat mené autour de l’évaluation des technologies de la santé (HTA, pour health technology assessment), un moyen de juger de la plus-value d’un nouveau médicament qui arrive sur le marché. C’est à partir de ces avis scientifiques que les systèmes de santé nationaux peuvent prendre leur décision sur le prix et le taux de remboursement d’un médicament. En janvier 2018, la Commission européenne a proposé une régulation européenne de l’HTA. Cela permettrait d’éviter que chaque pays procède séparément à l’examen des nouveaux traitements et aux négociations sur son prix avec les laboratoire. Et cela permettrait aussi de contrebalancer la complaisance de l’Agence européenne du médicament (EMA), chargée d’autoriser la mise sur le marché des médicaments, et régulièrement critiquée pour ses liens étroits avec l’industrie.
Mais les laboratoires pharmaceutiques sont parvenus à mettre en cause cette révision du processus d’évaluation scientifique des apports des nouveaux traitements, et à s’immiscer dans ce processus pour y jouer un plus grand rôle. La bataille est en cours, et les futurs membres du Parlement européen et de la Commission auront la capacité d’influencer les politiques du médicament dans un sens... ou un autre.
« Le temps est venu de se concentrer sur les solutions de rechange, réclame CEO. Et l’occasion de le faire ne doit pas être perdue simplement parce que la Commission ne prend pas au sérieux les conflits d’intérêts ou l’influence de l’industrie. Le processus entamé par les conclusions du Conseil de 2016 ne doit pas être balayé du revers de la main par les efforts de lobbying et de relations publiques des grandes entreprises pharmaceutiques ; les processus d’élaboration des politiques doivent être préservés pour garantir qu’ils servent l’intérêt public. » De la limitation de l’expansion des brevets à celle de l’influence de l’industrie pharmaceutique, au développement d’un véritable mécanisme européen et indépendant d’évaluation des nouveaux médicaments, l’ONG liste cinq propositions concrètes à destination des nouveaux parlementaires et commissionnaires européens.
Simon Gouin
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Photo de une : CEO