Sous couvert de mieux protéger les entreprises nationales contre l’espionnage industriel, le Parlement français est invité à renforcer considérablement le droit des entreprises à verrouiller toute information sur leurs activités [1]. Selon les dispositions votées par les députés, quiconque prendra connaissance ou divulguera une information protégée sera désormais puni – en complément des éventuels dommages et intérêts à verser au titre de sa responsabilité civile – d’une peine allant jusqu’à trois ans de prison et de 375 000 euros d’amende. Cette peine sera portée à 7 ans de prison et 750 000 euros d’amende si cette divulgation porte atteinte aux « intérêts stratégiques ». Une disposition dont ne manqueront pas de se réjouir des entreprises actives sur le secteur nucléaire, comme Areva ou EDF, ou les industriels de l’armement. La notion d’information protégée est définie de manière extrêmement large : les entreprises auront en fait liberté quasi totale de décider quelles sont les informations qu’elles considèrent comme « stratégiques ».
Le faible contrôle démocratique sur les pouvoirs économiques est déjà patent, quel que soit le domaine considéré (fiscalité, lobbying et conflits d’intérêt, responsabilité juridique, application du droit du travail...). Les députés français ont pourtant choisi d’entraver encore davantage la capacité de contrôle et d’alerte des citoyens, des salariés et de la société civile. Déjà, la condamnation du média marseillais TourMag, au début de l’année 2014, pour avoir révélé un projet de plan social chez l’opérateur Tui [2] laissait présager d’un monde où les citoyens ne pourraient plus accéder qu’aux informations que les entreprises auront décidé de nous livrer.
Les socialistes convertis à « l’intelligence économique »
Le « secret des affaires » est l’un des chevaux de bataille des champions de « l’intelligence économique », une nébuleuse de chercheurs, d’acteurs économiques, de consultants et de fonctionnaires dont l’une des principales figures est l’ancien député UMP Bernard Carayon, chantre du patriotisme économique, auteur en 2003 d’un rapport parlementaire sur le sujet. Leurs arguments ont peu à peu pénétré les plus hautes sphères de l’État, jusqu’à la création en 2009 d’une Délégation interministérielle à l’intelligence économique. Celle-ci se revendique encore aujourd’hui de Bernard Carayon comme de l’un de ses pères fondateurs. Elle propose sur son site internet la définition suivante de l’intelligence économique : « L’intelligence économique (IE) est un mode de gouvernance fondé sur la maîtrise et l’exploitation de l’information stratégique pour créer de la valeur durable dans une organisation. Elle se décline en veille/anticipation, maîtrise des risques (sécurité économique) et action proactive sur l’environnement (influence). »
Malgré l’inclusion un peu forcée de l’adjectif « durable », on voit que toute considération relative à l’éthique, à l’intérêt général, aux droits ou à l’environnement est absente de cette vision du monde. Aucun moyen de distinguer entre le travail des journalistes et le lancement d’alerte d’un côté, et l’espionnage industriel de l’autre. C’est pourtant cette même vision du monde que l’on retrouve aujourd’hui portée par les députés socialistes et les hauts fonctionnaires. Publié en décembre dernier, le premier rapport annuel de la Délégation parlementaire au renseignement, présidée par le député socialiste Jean-Jacques Urvoas, accordait une large place au renseignement économique, reprenant les arguments ressassés depuis plus de dix ans par le lobby de l’intelligence économique.
Lanceurs d’alerte et journalistes d’investigation sous la menace
Bernard Carayon avait déposé en janvier 2012 un premier projet de loi sur la protection du secret des affaires, lequel avait tourné court du fait de l’alternance politique. Les députés socialistes se targuent aujourd’hui d’en avoir quelque peu atténué les dispositions. Les lanceurs d’alerte en matière de santé et d’environnement, et ceux qui dénonceraient une infraction, seront protégés contre des poursuites éventuelles pour atteinte au secret des affaires. De même, le secret des affaires ne sera pas opposable aux journalistes dans le cadre de procédures pour diffamation.
Mais ces garde-fous paraissent bien maigres. La loi ne dit rien sur la protection des sources des journalistes. Elle ne dit rien sur les alertes dénonçant des manquements éthiques plutôt que des infractions proprement dites (comme c’est le cas des arrangements fiscaux du Luxembourg avec les multinationales, les fameux « LuxLeaks »). Elle ne protège les journalistes de poursuites qu’en introduisant la notion de secret des affaires dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Au final, le message est clair : le secret des affaires est sacralisé, et ce sont les journalistes d’investigation économique et les lanceurs d’alerte qui devront se justifier.
Une législation inspirée des paradis fiscaux ?
Si les risques de la loi Macron pour le droit à l’information sont clairs, ce qui l’est beaucoup moins, c’est l’utilité réelle de ces nouvelles dispositions. Les services de renseignement français avancent certes le chiffre de quelques centaines d’« ingérences » par an, dont seraient victimes les entreprises nationales. La définition de ces ingérences est tellement élastique qu’il paraît difficile d’évaluer leur impact réel, et dans quelle mesure les nouvelles dispositions de la loi Macron pourraient y changer quelque chose. Comme le notait Mediapart à l’époque du premier projet de loi de Bernard Carayon, « en l’absence de statistiques fiables, la discussion parlementaire en est toujours revenue aux deux mêmes exemples : une affaire d’espionnage chez l’équipementier automobile Valeo et un vol de documents et de données chez Michelin, l’un et l’autre remontant à plusieurs années ». Surprise : c’est à nouveau l’exemple de Michelin qui est évoqué cette année. Et quoiqu’en disent les thuriféraires de l’intelligence économique, il existe déjà tout un arsenal de lois – sur la propriété intellectuelle, les contrats, l’abus de confiance... – pour protéger les entreprises.
Les partisans du durcissement de la protection du secret des affaires expliquent que la notion n’est pas suffisamment bien définie dans le droit français actuel, ce qui rend les poursuites plus compliquées que dans d’autres pays, comme les États-Unis. Mais il y a lieu de se demander s’ils ne tirent pas leur véritable inspiration ailleurs. C’est plutôt dans les paradis fiscaux que le secret des affaires est ainsi sacralisé, et que l’on déploie l’artillerie lourde pour dissuader ceux qui se sentiraient une vocation de lanceur d’alerte. « Au Luxembourg et ailleurs, le secret des affaires est utilisé pour faire taire, il faut donc faire très attention », avertit William Bourdon, avocat et fondateur de l’association Sherpa. Dernier exemple, les poursuites initiées au Luxembourg contre Antoine Deltour, lanceur d’alerte à l’origine des « LuxLeaks » (lire ici).
Moins de transparence sur les comptes des entreprises ?
Le parallèle avec les paradis fiscaux ne s’arrête pas là : dans le cadre de leurs délibérations sur le secret des affaires, les députés ont également voté un amendement présenté par la députée socialiste Bernadette Laclais, contre l’avis du gouvernement et du rapporteur, ouvrant la possibilité pour les entreprises, « quelles que soient leur forme, leur activité et leur importance », de demander à ne pas rendre publics leurs comptes annuels, sur simple déclaration. Ces comptes annuels seraient accessibles uniquement aux autorités judiciaires et administratives, mais « la publicité de ces informations auprès des tiers restera de la décision de la société elle-même ». Parmi ces tiers, il faut compter les actionnaires, les salariés, les journalistes, et la société civile en général.
Argument invoqué : une telle publication pourrait nuire à leur compétitivité, « ces contraintes de publications n’existant pas dans de nombreux pays », ce qui serait de nature à créer « des situations de concurrence déloyale ». En réalité, la publicité des comptes existe dans la plupart des pays, si ce n’est précisément dans les paradis fiscaux et autres « juridictions secrètes ». À l’heure où de nombreuses institutions internationales et la société civile poussent pour obtenir davantage de transparence financière de la part des entreprises afin de lutter contre la corruption et l’évasion fiscale (lire notre article), les promoteurs de cette disposition parmi les élus et le gouvernement nagent résolument à contre-courant.
Olivier Petitjean
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Photo : Matthias Ripp CC