C’est l’un des principaux investissements de Michelin à l’étranger. Localisée près du village de Thervoy, dans l’État du Tamil Nadu, une nouvelle usine de pneus pour poids lourds sera la plus importante de Michelin en Inde, avec 1 500 employés. Mais les conditions dans lesquelles le site a été octroyé à l’entreprise française sont dénoncées par une alliance inédite de mouvements locaux, d’ONG et de syndicats français. Le site industriel se situe sur le territoire traditionnel d’une communauté d’intouchables – les dalits – transformé en « zones économiques spéciales » : des zones franches au statut extraterritorial où, pour attirer les investisseurs, les entreprises multinationales bénéficient de conditions juridiques et fiscales extrêmement avantageuses et de dérogations au droit du travail.
Les autorités indiennes ont donc préparé le terrain. Selon les associations locales, environ 6 000 villageois se sont vus brutalement priver de leurs moyens de subsistance : 456 hectares de forêts abattus (l’équivalent de la moitié du Bois de Vincennes à Paris), assèchement des sources en eau et dégradation des zones de pâturages pour le bétail. Bien que la loi indienne reconnaisse théoriquement les droits coutumiers de ces communautés, dans la pratique cette reconnaissance ne pèse pas lourd face aux appétits des élites économiques et politiques. Les protestations des villageois ont été réprimées dans la violence. Plusieurs manifestants ont été emprisonnés ou font l’objet de poursuites judiciaires.
« Manquements en matière de respect des droits humains »
Pour la CGT, le CCFD et l’association Sherpa qui ont relayé en France les mobilisations indiennes, Michelin est responsable de « manquements (…) en matière de respect des droits humains ». La multinationale basée à Clermont-Ferrand « n’aurait pas pris les mesures nécessaires pour prévenir les atteintes aux droits des populations et à leur environnement » et « ne s’est pas souciée des nombreuses manifestations et procédures légales intentées contre les autorités locales. » Pourquoi Michelin serait-elle autant responsable que l’Etat indien ? Elle est la première entreprise à s’être implantée sur le site, et quasiment la seule : l’autre entreprise étrangère qui s’y est installée depuis est… un sous-traitant belge de Michelin. Pour les trois organisations françaises, le groupe aurait donc dû se préoccuper davantage des conséquences de son implantation sur cette zone franche (voir aussi notre précédent article).
Avec deux associations indiennes [1], elles ont porté l’affaire, en juillet 2012, devant une instance de l’OCDE chargée de promouvoir les principes directeurs de l’organisation de coopération « à l’intention des entreprises multinationales » [2] Ces « principes directeurs », non contraignants, listent une série de recommandations en matière de respect des droits humains, de relations professionnelles, d’impacts environnementaux ou de lutte contre la corruption. Dans chaque pays, un « point de contact national » de l’OCDE (PCN) peut ainsi être saisi en cas de violations présumées de ces principes par une multinationale. En France, ce PCN réunit des hauts fonctionnaires de cinq ministères [3], des représentants des entreprises (Medef) et des syndicalistes, sous l’égide du ministère de l’Economie et des Finances. Les décisions s’y prennent au consensus et reposent sur une série d’exigences minimales en termes de respect des droits humains, de droit du travail ou de risques environnementaux. Bref, un système qui n’a rien de révolutionnaire, sans pouvoirs d’investigations ni de sanctions.
Des études d’impact « superficelles »
Un an plus tard, en septembre, le PCN remet ses conclusions, qui exonèrent Michelin sur la forme mais demeurent ambiguës sur le fond, quant à la responsabilité de l’entreprise. D’un côté, « le PCN estime que l’implantation de l’usine Michelin ne semble pas être à la source d’atteintes directes au droit à la vie et aux moyens de subsistance établi par la Déclaration universelle des droits de l’homme » et « considère que le Groupe Michelin ne peut pas être tenu responsable des méthodes d’intervention de la police du Tamil Nadu ». De l’autre, l’instance relève cependant plusieurs « insuffisances », comme le manque de prise en compte de l’ « expression des points de vue des populations locales », des lacunes dans plusieurs études d’impacts sur le respect des droits humains ou l’environnement, voire l’absence d’études approfondies [4]. Si « le groupe n’a pas entraîné d’atteintes aux droits de l’homme », il devra cependant mener « une politique de prévention et de réparation adéquate ». S’il n’y a pas eu d’atteintes et de violations, que faut-il réparer ? Allez comprendre.
Pour les organisations plaignantes, le document du PCN est « caricatural ». « Soucieux de ne pas gêner l’entreprise (…), le PCN se contredit », estiment le CCFD, la CGT et Sherpa. « Comment le PCN peut-il estimer que le groupe « a évité d’être la cause d’incidences négatives et a pris des mesures lorsque ces incidences se sont produites », sans étude d’impact valable ? Comment le PCN peut-il conclure à un respect de l’environnement quand les études d’impact qui les évaluent ne sont pas conformes aux normes en la matière, et que le PCN est contraint de le regretter ? » Pire, selon les plaignants, les conclusions du PCN semblent avoir été délibérément conçues pour être utilisées au bénéfice de Michelin dans le cadre des procédures judiciaires en cours en Inde, notamment devant le Tribunal environnemental de Delhi [5]. D’autant que de très officielles critiques semblent avoir été oubliées. Une note confidentielle du ministère de l’Ecologie, révélée par Mediapart, constate ainsi clairement que « les études d’impact environnementales sont superficielles et insuffisantes » tout en critiquant sévèrement d’autres aspects [6].
Exonérations fiscales
Le groupe a également signé un contrat avec l’État du Tamil Nadu qui lui garantit une dérogation aux règles sur le temps de travail, le travail de nuit des femmes et de fortes restrictions au droit de grève (obligation de notification préalable de 14 jours et recours à la force publique en cas contraire). Pour toute réponse, le PCN semble se contenter de la « promesse » de Michelin de respecter les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT). Et de mettre en œuvre de nouvelles évaluations conformes à ses engagements en matière de responsabilité sociale.
Michelin n’a pas souhaité répondre à nos questions. Pour sa défense, l’entreprise fait notamment valoir ses investissements philanthropiques dans la région : ouverture d’une école française à Chennai (à 60 km de l’usine) ou mise en place de dispensaires médicaux mobiles. Une philanthropie qui n’excuse en rien, ni ne compense, d’éventuelles violations des droits des communautés locales, des dégradations de l’environnement, des exonérations fiscales et des dérogations au droit du travail… Mais qui est louée par le PCN.« Le PCN confond RSE [responsabilité sociale des entreprises] et philanthropie », rétorquent les plaignants. Confusion d’un autre âge de la part d’une instance censée être la championne en France de la responsabilité des entreprises multinationales. A défaut de retombées fiscales, les citoyens du Tamil Nadu devront donc se contenter des bonnes œuvres du groupe français. Précisons également que les organisations indiennes portant la plainte n’ont pas été invitées à venir s’exprimer.
Délocalisations et irresponsabilités sociales
Alors que les grands groupes hexagonaux s’internationalisent toujours davantage (Michelin n’a plus que 21% de ses effectifs en France), l’affaire PCN/Michelin laisse planer de nombreux doutes sur la volonté du gouvernement d’obliger ces « champions » à mettre en œuvre de réelles mesures en matière de responsabilité sociale. La toute nouvelle « Plateforme française pour la RSE » ne semble pas de nature à apporter des changements radicaux, du fait des blocages des représentants patronaux et de l’inertie gouvernementale. Quant à la proposition de loi préparée par un petit groupe de députés en lien avec le Forum citoyen pour la RSE, qui regroupe ONG et syndicats, elle risque de ne pas aboutir dans le contexte actuel.
Coïncidence ? Alors que sa nouvelle usine s’implante en Inde, Michelin a confirmé en juin dernier la suppression de 700 emplois dans son usine de Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire). Un lien démenti par l’entreprise qui assure que sa production indienne sera exclusivement destinée au marché local. Au-delà du cas Michelin, le lien entre délocalisation ici, et responsabilité sociale et environnementale plus que douteuse ailleurs, se pose crûment.« Le mouvement social ne peut plus se contenter de dénoncer abstraitement la délocalisation de l’économie. Non seulement cette dernière ruine l’emploi chez nous, mais elle détruit souvent à la racine les conditions de vie des plus pauvres au Sud », explique la CGT. Que le cas Michelin ait réussi à fédérer syndicats de pays inductrialisés, ONG et communautés locales au sud était peut-être une raison de plus, en haut lieu, de ne pas trop s’y attarder.
Olivier Petitjean et Ivan du Roy avec l’Observatoire des multinationales
Photo : CC Dimitri Robert