La Commission européenne a tranché : Apple devra reverser plus de 13 milliards d’euros à l’Irlande, pour compenser les impôts dus et non versés par la firme à la pomme entre 2003 et 2013. En cause, le caractère « illégal » de deux rescrits fiscaux (ou rulings) accordés à Apple par l’Irlande en 1991 et en 2007. Ces accords secrets conclus entre administrations fiscales et multinationales – au centre du scandale Luxleaks [1] – fixent à l’avance les conditions d’imposition de ces dernières, de manière généralement extrêmement avantageuse.
En l’occurrence, les deux rescrits incriminés ont permis à Apple de faire baisser son taux réel d’imposition en Irlande à seulement 0,005 % de ses bénéfices en 2014 [2] ! La Commission les a assimilés à des aides d’État déguisées, tout comme elle l’avait fait il y a quelques mois pour des rescrits accordés par les Pays-Bas à Starbucks et par le Luxembourg à Fiat [3]. Les sommes en jeu étaient néanmoins largement inférieures.
La décision est un camouflet pour Apple et pour l’administration américaine, qui avaient fait monter la pression sur les institutions européennes au cours des dernières semaines. Selon les données collectées par le Corporate Europe Observatory, la firme à la pomme est devenue, depuis l’annonce d’une enquête sur ses pratiques fiscales, l’un des acteurs majeurs du lobbying bruxellois, multipliant les rendez-vous avec la Commission – ses dépenses de lobbying auprès des institutions européennes ont été multipliées par quatre en quelques années. Des hauts responsables américains ont pris publiquement fait et cause pour Apple, accusant l’Europe de protectionnisme et de remise en cause du droit international. Une note du Trésor américain publiée début août menaçait même explicitement l’Europe de représailles économiques.
Quid des autres pays lésés par Apple ?
L’Irlande occupe une position centrale dans la stratégie fiscale d’Apple, comme plusieurs autres multinationales américaines. La plupart des profits générés par la firme dans le monde, à l’exception de l’Amérique du Nord et du Sud, transitent par le pays, à travers les redevances versées, pour l’utilisation de la marque et des brevets, par les diverses entités locales d’Apple à la filiale Apple Services international, basée à Cork.
La Commission européenne a d’ailleurs explicitement suggéré que les administrations fiscales des pays lésés par Apple pourraient récupérer une partie de la somme versée par Apple à l’Irlande « s’ils considèrent, au regard des informations révélées par l’enquête de la Commission, que les engagements, ventes et autres activités d’Apple auraient dû être enregistrés sur leur territoire ». Une possibilité ouverte non seulement aux pays européens, mais également à ceux d’Afrique ou d’Asie, voire aux États-Unis. Même s’il est difficile à ce stade de dire si de telles démarches auront effectivement lieu et quelle forme elles pourront prendre, cette déclaration représente un geste symbolique fort de la Commission, et une manière de répondre aux accusations de protectionnisme. Rappelons que le fisc français enquête actuellement sur les pratiques fiscales et financières d’Apple.
« Concurrence libre et non faussée »
On peut considérer la méthode privilégiée par la Commission européenne pour s’attaquer à l’évasion fiscale et aux faveurs accordées aux multinationales par certains États – en les considérant comme des « aides publiques déguisées » nuisibles à la « concurrence libre et non faussée » – comme un pis-aller, en l’absence d’une véritable transparence fiscale et d’une harmonisation des assiettes et des taux d’imposition au niveau continental.
Cette approche explique le caractère paradoxal de la sanction prononcée par la Commission européenne, obligeant Apple à verser à l’Irlande une somme que cette dernière n’a pas réclamée, et dont les dirigeants ne veulent pas, parce que la sanction remet en cause leur politique fiscale très favorable à l’implantation des multinationales. Selon la presse irlandaise, le gouvernement a dépensé à ce jour pas moins de 670 000 euros d’argent public en frais judiciaires pour contester la décision de la Commission, sans parler des coûts d’un éventuel appel. L’annonce de la sanction de la Commission européenne a néanmoins relancé le débat politique en Irlande sur le bien-fondé de cette stratégie fiscale, y compris au sein du gouvernement [4].
Certes, les institutions européennes ont généralement utilisé l’argument de la concurrence libre et non faussée pour imposer des politiques de libéralisation et de privatisation. Il n’en reste pas moins que les politiques de protection de la concurrence ont aussi, historiquement, une composante progressiste : celle de la lutte contre les monopoles, les cartels, et les avantages outranciers accordés par les États aux grands groupes privés. C’est dans cette perspective que se situent les décisions prononcées sous l’égide de la Commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager sur les rescrits fiscaux accordés par l’Irlande à Apple, tout comme auparavant ceux accordés à Fiat et à Starbucks. Reste à savoir en quoi consistera la future décision sur les rescrits accordés par le Luxembourg à Amazon et McDonald’s, puis celle sur les multiples enquêtes diligentées contre Google.
Olivier Petitjean