Basta! : La binationalité est-elle un phénomène récent en France ?
Patrick Weil [1] : La binationalité n’est pas du tout un phénomène récent. La France est le plus vieux pays d’immigration en Europe. Depuis très longtemps des étrangers s’y installent. Certains se naturalisent. Et en 1889, est rétabli un droit du sol qui existait déjà jusqu’à la Révolution : les enfants nés en France de parents étrangers dont l’un est déjà né en France, sont Français à la naissance, et ceux dont aucun parent n’est né en France le sont à leur majorité. Si la loi du pays d’origine de ces nouveaux Français prévoit que ceux-ci sont toujours des nationaux italiens, polonais, espagnols ou russes, ces personnes ont une double nationalité.
La France s’est interrogée sur les mesures à prendre vis-à-vis de ce phénomène. Comme le Royaume-Uni à l’époque, elle a décidé de ne pas s’intéresser, d’être indifférente à l’autre nationalité potentielle. Ce qui comptait, c’était sa propre décision. Si d’autres États déclaraient qu’ils gardaient leurs anciens compatriotes ou leurs enfants dans leur nationalité, ce n’était pas le problème de la France. Cela revenait à dire « cette reconnaissance ne nous empêche pas d’être souverain et de reconnaître qui nous voulons comme Français ».
La question a pris une certaine acuité au moment de la Première Guerre mondiale : des Allemands, qui auparavant s’étaient engagés au sein de la Légion étrangère, étaient devenus Français ; puis, la guerre déclarée, ils sont partis la faire du côté de l’Allemagne. Le parlement s’est saisi de cette question et a ouvert un important débat. Durant ce débat, l’extrême-droite voulait aller très loin dans les sanctions : déchoir de la nationalité et réviser toutes les naturalisations. Le parlement a finalement décidé d’une procédure de déchéance pour les binationaux d’origine ennemie qui se comportaient de façon déloyale vis-à-vis de la France, après avis conforme du Conseil d’État. Celui-ci vérifiait avec la plus grande rigueur que ces personnes ne risquaient pas de se retrouver apatrides une fois déchues de la nationalité française.
Aujourd’hui, le phénomène de binationalité semble s’accroître. Pourquoi ?
À côté de l’acquisition de la nationalité par naturalisation, s’est développé un autre phénomène. Jadis, la femme qui épousait un homme d’une autre nationalité, perdait automatiquement sa nationalité et prenait celle de son mari, qui était donc la seule transmise à leurs enfants. Depuis la Seconde Guerre mondiale, et même un peu avant pour certains pays comme l’Union soviétique, les États-Unis et la France, les choses ne se passent plus de la sorte. Désormais, l’égalité des droits entre la femme et l’homme se développe et aboutit à ce qu’au sein d’un couple mixte, chaque époux conserve sa nationalité. Les deux nationalités sont transmises aux enfants, qui dès lors naissent binationaux. Ce n’est donc pas une binationalité acquise par la naturalisation, mais par la filiation. Les Français de l’étranger, qui souvent se marient avec les habitants du pays où ils habitent, sont nombreux à avoir des enfants binationaux.
Les données publiées par Le Monde et l’Institut national d’études démographiques (Ined), ont d’ailleurs oublié nos compatriotes vivant outre-mer et à l’étranger [2]. Il y a donc davantage de binationaux que le chiffre avancé de 3,3 millions. Il est probable que leur nombre avoisine plutôt les 5 millions. Il est enfin indispensable d’avoir à l’esprit que le phénomène de binationalité continue d’évoluer indépendamment de notre législation nationale. L’Italie, il y a dix ans, a déclaré que tous les descendants de ses nationaux partis il y a un siècle outre-Atlantique, enfants, petits-enfants et autres, pouvaient être Italiens. L’Irlande a fait pareil et tout à coup des tas d’Américains du Nord et du Sud ont récupéré une nationalité européenne. La binationalité en France peut donc évoluer en fonction de la décision d’un des pays qui a envoyé des ressortissants en France tout au long du dernier siècle dernier. Il y a donc, en matière de binationalité, un facteur indépendant de la France et de ses gouvernants et incontrôlable par eux.
C’est donc, potentiellement cinq millions de Françaises et Français qui peuvent se sentir légitimement remis en cause dans leur citoyenneté ?
En voulant inscrire dans la constitution une distinction entre Français selon qu’ils sont binationaux ou non, afin de leur réserver l’extension de la déchéance de nationalité, on envoie à nos compatriotes binationaux un message qui revient à dire qu’ils sont des Français de second rang. L’article premier de la constitution dispose que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Or, avec ce projet, on contredit cet article premier puisqu’on crée de facto une distinction selon l’origine, car les binationaux ont un parent ou un grand-parent de nationalité étrangère. En outre, cette mesure ne fait peur à aucun terroriste.
Le Président de la République, garant de l’unité entre Français, la fragilise. Que cette réforme aboutisse ou non, ses effets néfastes sont déjà là : les millions de Français qui ont une double nationalité se sentent blessés. Et le soutien – en baisse — qu’elle suscite dans la majorité de l’opinion, ne peut pas satisfaire cette majorité. Nous pouvons être divisés sur la politique économique, sur l’éducation, sur la politique du logement, la justice, la police, mais sur la citoyenneté, on doit être unis à 99 % ! En France, l’un des piliers de notre nationalité, c’est l’égalité des citoyens devant la loi. Quand on touche à l’un de ces principes, on divise la nation dans son cœur. La question qui doit tous nous guider, et particulièrement les responsables politiques, doit être plus que jamais : comment fait-on pour renforcer la cohésion nationale ? L’unité est très importante aujourd’hui parce que face au terrorisme, elle doit être notre première et principale réponse.
La législation actuelle sur la déchéance de nationalité, contenue dans le Code civil, ne suffisait-elle pas ? Quelle est la genèse de cette législation ?
Il faut ici encore différencier la législation de déchéance concernant les personnes ayant acquis la nationalité françaises par naturalisation. Jusqu’en 1927, pour se faire naturaliser, il fallait d’abord justifier de dix ans de séjour et être ainsi « admis à domicile ». L’admission à domicile était comme une naturalisation, le bénéficiaire jouissait de certains droits civils français, mais demeurait étranger. Après dix années supplémentaires, on pouvait enfin être naturalisé. C’était un très long processus. En 1927, tout ceci est supprimé et la naturalisation est autorisée après seulement trois ans de séjour. C’était le régime le plus libéral qu’on ait jamais eu sous la République.
Mais pour faire passer cette loi, notamment auprès des élus de droite au Sénat, et pour « compenser » ce passage d’un délai de vingt ans à trois ans, il est ajouté que, dans les dix années qui suivent la naturalisation, si l’on s’est trompé sur le profil du naturalisé, notamment parce qu’il a entre-temps commis de graves crimes, on peut le déchoir de sa nationalité. En 1938, période sombre où nous sommes aux portes de la guerre, Édouard Daladier signe plusieurs décrets. L’un dispose que « tout Français qui se sera comporté comme le ressortissant d’une puissance étrangère » peut être déclaré comme ayant perdu la nationalité française. Ce dispositif est très marqué par le contexte de suspicion liée à la guerre. Après une légère modification, ce dispositif va surtout s’appliquer après la Seconde Guerre mondiale, prioritairement à des collabos, puis à des communistes, notamment ceux repartis dans leur pays d’origine pour y soutenir le communisme.
Ces dispositions sont toujours en vigueur dans le Code civil et correspondent à l’article 23-7. Depuis leur entrée en vigueur, le Conseil d’État exerce un contrôle constant. Il existe une jurisprudence abondante sur le sujet même si depuis une quarantaine d’années, ces cas se font rares. Si le président Hollande voulait aller vite, il aurait pu simplement changer l’article 23-7 du Code civil, et ajouter un alinéa qui viserait les gens condamnés pour « crime contre la nation ». On aurait pu ainsi changer la loi, sans toucher à la constitution. Et surtout, sans y inscrire, pour la première fois sous la République, une disposition qui distingue les citoyens selon leurs origines ! Sur un sujet où la République était indifférente, on crée une différence.
En tant que chercheur, vous vous êtes intéressés aux rapports d’autres pays à la citoyenneté, notamment aux États-Unis et au Canada. Que peut-on retirer de leurs expériences ?
L’histoire des États-Unis est intéressante car ils ont réalisé 150 000 déchéances de nationalités au vingtième siècle ! Peu de gens était au courant, jusqu’à ce que je sorte un livre aux États-Unis sur le sujet [3]. L’histoire de la déchéance aux États-Unis concerne au départ les naturalisés qui, au début du XXe siècle, avaient « fraudé » dans leur déclaration en vue d’acquérir la nationalité états-unienne. Puis, la dénaturalisation a été ensuite appliquée à des anarchistes, à des communistes et, au moment de la Seconde Guerre mondiale, à des nazis. Puis la déchéance a concerné en grand nombre des Américains de naissance qui avaient, soit déserté de l’armée, soit voté dans une élection étrangère ou qui étaient partis vivre à l’étranger… Jusqu’à ce que la Cour suprême finisse par mettre un terme à ces déchéances. Elle a affirmé que les États-Unis avaient été fondés par des citoyens souverains, qui avaient délégué une partie de cette souveraineté au gouvernement au moment de la création de l’état fédéral, mais qu’en aucun cas cette délégation de souveraineté n’avait pu octroyer au gouvernement le pouvoir d’exclure les citoyens du contrat social en les excluant de la nationalité états-unienne.
Depuis, les États-Unis ont abandonné la déchéance de nationalité même pour les naturalisés les plus récents. Le cas de Dzhokar Tsarnaev est à ce sujet symbolique. Tsarnaev a été reconnu coupable d’avoir commis l’attentat à la bombe lors du marathon de Boston en 2013. Durant son procès, le gouvernement fédéral de États-Unis a requis et obtenu contre lui la peine de mort, mais non la dénaturalisation. Alors même qu’il avait été naturalisé l’année précédente, le 11 septembre 2012 ! Les États-Unis n’utilisent pas la dénaturalisation de leurs citoyens dans leur lutte contre le terrorisme.
Le Canada est un autre exemple intéressant. Le précédent gouvernement, du Premier ministre conservateur Stephen Harper, a voté une loi pour la déchéance des binationaux engagés dans le terrorisme. Durant la récente campagne, deux des partis politiques opposés à Harper, le Parti social démocrate et le Parti libéral, ont affirmé leur volonté d’abroger cette loi s’ils accédaient au pouvoir. Le nouveau Premier ministre libéral, Justin Trudeau, a maintenu cet engagement, en affirmant notamment que « dès que vous rendez la citoyenneté conditionnelle à un bon comportement pour certains Canadiens, vous diminuez la valeur de la citoyenneté pour tout le monde ».
Notre gouvernement devrait s’inspirer de telles prises de position. Il devrait également s’inspirer d’une autre mesure prise par le gouvernent canadien, celle de légaliser la consommation de marijuana. Cela permet de réorienter les forces de police vers des enjeux plus graves : arrêter de mettre des policiers derrière des fumeurs de joints, et les redéployer pour rechercher de potentiels terroristes ou poseurs de bombe !
Recueilli par Eros Sana
Photo de la statue incarnant la République : CC melina1965
Photo de Patrick Weil : © Eros Sana