En 2010, la crise de la dette est allumée en Grèce, dans l’un des berceaux de la démocratie. Elle se répand dans toute l’Europe jusqu’à ce jour, menaçant les fondements mêmes de l’Union Européenne. Mais d’où vient la dette ? Quelles logiques et quels intérêts se cachent derrière ce mot ? Qui de la puissance publique ou des banques aura le privilège d’émettre de la monnaie ? La monnaie ne pourrait-elle pas faire partie des biens communs ?
Fruit de trois années d’enquête, "La Dette", de Sophie Mitrani et Nicolas Ubelmann, tente de répondre à ces questions grâce aux analyses de nombreux intervenants, parmi lesquels : Bernard Maris (économiste, chroniqueur sur France Inter et membre du Conseil Général de la Banque de France) ; Pascal Canfin, (ministre délégué au Développement dans l’actuel gouvernement, ancien député européen spécialiste des questions financières) ; Christian Chavagneux, (rédacteur en chef de la revue l’Economie Politique et rédacteur en chef adjoint du magazine Alternatives Economiques), ou encore Patrick Viveret, (philosophe, ancien conseiller à la Cour des Comptes) ; Laure Quenouelle Corre, (docteure en histoire) ; Marie Louise Duboin (directrice de la Grande Relève, auteure de Mais où va l’argent)...
On trouvera avec ce film, produit et diffusé par la coopérative Direction Humaine des Ressources, un outil au service du débat. Un accompagnement, dans tous les lieux où l’agora est possible, des individus et collectifs désireux de se documenter. Il n’y a pas de conclusion simple à en tirer, mais plutôt une invitation à devenir expert en démystification.
Présentation du film par les auteurs, Nicolas Ubelmann et Sophie Mitrani :
Comment êtes-vous arrivés à réaliser ce film ?
Nicolas Ubelmann : J’ai eu un déclic en écoutant une émission sur France Inter, à laquelle participait un petit groupe d’experts économiques. Une auditrice tout à coup,
les interpelle : « d’où vient l’argent qu’on va injecter dans les banques pour les sauver ? » Quelques mois auparavant Fillon déclarait être à la tête d’un Etat en faillite, les caisses étaient soi-disant vides, mais subitement, on avait trouvé plus de 400 milliards pour sauver les banques... L’auditrice n’a pas obtenu de réponses à sa question. Il y a eu comme un blanc du côté des experts puis des explications embrouillées, et enfin l’animateur a clos en disant « bon écoutez c’est très compliqué, on n’a pas vraiment compris, excusez-nous ».
J’ai alors tapé une question sur internet : « d’où vient l’argent ? », et là je suis parti pour trois ans ! Le film entier est notre recherche pour répondre à cette question. De site en site, de livre en livre, nous nous sommes plongés dans les mécanismes de création de la monnaie.
Sophie Mitrani : Le sujet nous avait intrigués beaucoup plus tôt, dès 1996. Nous étions partis au Sénégal, avec Nicolas, pour tourner un film qui questionnait l’aide au développement. A l’époque, on entendait dire que l’Afrique noire était « mal partie » malgré les milliards investis dans la coopération et le développement. A cette occasion, nous avions rencontré un Sénégalais professeur en économie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, Monsieur Moktar Diouf. Au terme de l’interview, il nous a dit : « on pousse les Etats Africains à s’endetter toujours davantage, afin de pouvoir toujours davantage les contrôler ». Presque 20 ans après, je trouve que cette analyse de l’endettement des pays pauvres fait écho à la réalité de la situation européenne aujourd’hui.
S’agit-il d’un film consacré à la dette ou à la monnaie ?
N.U. : C’est un film sur les deux parce que les deux sont intimement liées. La monnaie n’est créée que parce qu’il y a des emprunteurs. et des prêteurs. Par ailleurs, la dette rapporte beaucoup d’argent, pas à tous, mais pour certains, c’est une aubaine, en particulier pour ceux qui ont les moyens de prêter à l’Etat. Il existe un livre qui s’appelle « La Dette, une affaire rentable ? ». C’est en effet une affaire tout à fait rentable pour les prêteurs, principalement, les banques et fonds de pension qui reçoivent en retour des intérêts. Chaque année en France, plus de 40 milliards d’euros sont payés au titre de ces intérêts. C’est l’équivalent de tout l’impôt sur le revenu qui est versé à des créanciers, dont en plus on ignore à peu près tout. C’est délirant !
S.M. : Notre documentaire n’est pas non plus un film à charge contre « les banques », c’est une réflexion, conduite à plusieurs, sur le système monétaire et les mécanismes de l’endettement. On a d’ailleurs failli l’intituler « le système dette ». C’est un film qui interpelle les citoyens et nos élus en particulier : jusqu’où smmes-nous vraiment contraints de nous laisser entrainer dans la dépendance vis à vis des banques ? Le fait de laisser la Banque centrale européenne totalement libre de décider des taux directeurs, de la quantité de monnaie qu’elle injecte dans l’économie, cela relève d’un choix politique. Notre film questionne ce choix. Il nous
a permis de chercher à comprendre pourquoi et comment lors des dernières décennies, ce choix a été fait, dans quelles conditions, sous quelles impulsions.
La Banque centrale européenne statutairement indépendante des parlements, ne joue-t-elle pas un rôle de contre-pouvoir face aux comportements électoralistes et inflationnistes des politiques ?
N.U. : Il ne s’agit pas de remettre en cause ce rôle de contrepouvoir mais plutôt les pleins-pouvoirs laissés à la Banque centrale européenne. La seule justification donnée pour cette indépendance totale du politique, c’est le fameux spectre de l’inflation. C’est ce qu’on enseigne au lycée, on apprend en effet qu’il ne faut pas faire trop de monnaie, etc. Et effectivement, on met dans la balance le risque que les Etats
usent et abusent de la planche à billets. Comme c’est arrivé en particulier dans les années 1920 en Allemagne. A cette époque, ce pays a connu l’hyperinflation, avec des prix qui doublaient ou triplaient dans la journée. Donc ça a créé un traumatisme
chez les Allemands. Ils avaient d’ailleurs abusé de la planche à billets pour rembourser une dette suite au diktat de Versailles. Donc ce traumatisme là existe, et comme c’était la période qui a conduit Hitler au pouvoir, l’inflation constitue un épouvantail puissant qui justifie qu’on ne fasse pas confiance aux Etats pour imprimer la monnaie et surtout, pour utiliser la monnaie comme un des instruments pour maîtriser l’économie.
En réalité, contrairement aux idées reçues, c’est surtout la déflation qui a conduit les Nazis au pouvoir et c’est l’endettement de l’après Première Guerre mondiale qui a conduit à l’hyperinflation des années 1920. Des contrepouvoirs, oui mais de là à priver totalement les élus politiques de l’outil monétaire, on arrive aujourd’hui à une planche à billets privée, il y a sans doute des pratiques plus mesurées à trouver !
Votre plus grosse surprise au cours des trois ans passés à réaliser ce film ?
S.M. : Peut-être la découverte que par rapport à des sujets économiques faisant appel à un jargon sophistiqué, les choses importantes à comprendre sont relativement simples. Par exemple, pourquoi cette présentation quasi systématique
qu’il ne faut absolument pas d’inflation, qu’une monnaie doit être forte, etc. ? C’est essentiellement parce que de puissants acteurs financiers y ont intérêt : quand la monnaie est forte, cela avantage les détenteurs de capitaux et les rentiers.
En trois ans, nous avons bien vu que de plus en plus de non-spécialistes cherchent à comprendre, à dissiper les rideaux de fumée produits par les milieux d’affaire et les élites économiques. Nous avons constaté que même des sujets qui font appel à des technologies complexes peuvent être définis avec des mots compréhensibles par le plus grand nombre.
N.U : Ce qui m’a frappé, c’est l’importance quotidienne de l’argent dans nos vies, et notre ignorance sur son origine, son histoire, ses fonctions… Très jeune, par exemple, nous intégrons l’idée que l’argent est rare, et qu’il faut l’économiser.
D’où vient cette « évidence », est-elle fondée ? Le plus surprenant, c’est d’un côté l’omniprésence de la monnaie et de l’autre, ses fondements, qui restent invisibles, au sens qu’ils ne sont presque jamais discutés sur la place publique. Pourtant, tout est sous nos yeux si nous souhaitons y voir plus clair.
Peut-on dire que votre film est une invitation à réfléchir sur les frontières entre privé et public dans le domaine monétaire ?
S.M. : Quand on regarde les billets de banque européens, ce n’est pas un politique qui le signe, c’est Mario Draghi, donc, un ancien cadre de la Goldman Sachs, une incarnation du pouvoir bancaire, sans aucune tutelle publique. Quand on connaît le rôle de Goldman Sachs tout au long de la crise et en particulier dans la déstabilisation de la Grèce, on ne trouve pas très rassurant que ce soit ce genre d’individu qui dirige la Banque centrale européenne...
Comment caractérisez-vous votre démarche de documentariste, un travail militant, une volonté de vulgariser, un regard critique ?
S.M. : J’aime bien cette phrase de Sydney Pollack : « Il y a deux manières de faire des films : expliquer aux gens ce que vous avez découvert, ce que vous savez, ou bien essayer de comprendre des choses que vous ne connaissez pas. »
Pour moi la dette ça a été un peu les deux. Je pense que réformer le système n’est pas techniquement si compliqué, comme par exemple séparer vraiment les banques de dépôt et les banques d’investissement. Quand on voit toutes les monnaies dites complémentaires existantes, ça a parfois sauvé des économies dans l’Histoire, en Suisse notamment. La monnaie est un standard d’échange sur lequel s’accorde une communauté donnée. Ce devrait être un simple outil dédié à stimuler les échanges. Si à force de servir l’argent et ceux qui le détiennent, on arrive à un appauvrissement
collectif et des super-pollutions, c’est sans doute qu’il faut reformuler en profondeur les termes du débat et des enjeux.
N.U. : Ce film apporte des réflexions à partir de questions simples : qui fabrique l’argent ? Qui décide ? J’ai l’impression d’être sorti d’une sorte de coma intellectuel, comme si je découvrais subitement les ingrédients qui composent un aliment que je mange tous les jours. Comme si les pièces éparses d’un puzzle venaient de trouver leur place et former une image lisible. Les déficits publics, le chômage, le besoin de croissance, les crises financières, tout cela est relié à la façon dont nos sociétés créent la monnaie. C’est cette découverte que nous avons eu envie de partager en faisant ce film.
Projections/débats :
– Mercredi 25 septembre à 20h30, à l’Espace St Michel, à Paris.
– Lundi 30 septembre, au cinéma le Rex, à Mamers (dans la Sarthe), à 20h15. Débat en présence de Nicolas Ubelmann.
– Mardi 1er octobre, au cinéma Le Concorde, à Nantes, à 20h45. Débat en présence de Nicolas Ubelmann et de la Cie de théâtre La Tribouille.
– Mardi 8 octobre, à l’université de Caen, amphi Pierre Daure. Organisé par Le Café des Images. Séance à 20h, suivie d’un débat avec l’économiste Nicolas Beniès.
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